Les Etats-Unis viennent d'annoncer
qu'ils mèneraient des opérations aériennes en Syrie pour appuyer les
groupes rebelles qu'ils soutiennent. Pour Myriam Benraad, spécialiste du
Moyen-Orient, «il n'y aura dans cette guerre de victoire pour
personne».
Myriam
Benraad est chercheuse spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient,
associée au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po) et à
l’Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman
(IREMAM, CNRS).
RT France: Comment interprétez-vous l’inflexion de la
stratégie des États-Unis qui ont décidé qu’ils pouvaient désormais
bombarder pour défendre les groupes entraînés par eux ?
Myriam Benraad: D'abord, il faut bien comprendre que
les États-Unis n’ont pas de véritables alliés dans cette guerre, ils
n’ont que des partenaires de circonstance, changeants au gré des
événements. On le voit très clairement avec le silence relatif de
l’administration américaine face à la répression des Kurdes par Ankara,
ces mêmes Kurdes qui étaient pourtant supposés se trouver sous leur
parrainage et font aujourd’hui les frais de la brutalité turque. Ils
n’ont pas été défendus par leurs protecteurs allégués outre-Atlantique.
Les États-Unis poursuivent une logique d’endiguement de la menace
jihadiste, laquelle est multiforme et ne renvoie pas seulement à Daech
mais revêt le visage de plusieurs groupes sur le terrain.
Par ailleurs, qu’est-ce que « Daech », comment définir ces groupes
armés qui ne sont pas monolithiques mais eux-mêmes très mouvants,
caractérisés par des passages incessants de combattants d’une faction à
l’autre ? Les alliances entre insurgés, mais aussi leurs mésalliances,
sont une constante. Le paysage de la violence dans la région est loin
d’être statique. Les États-Unis commencent à peine à réaliser dans quel
bourbier ils se sont engouffrés, un bourbier qu’ils ont largement créé
en intervenant en Irak en 2003. Pour s’en sortir, Washington est même
prêt à faire le jeu d’un soutien renouvelé aux régimes autoritaires
locaux : quelle ironie pour l’hyper-puissance qui entendait encore «
démocratiser » le Moyen-Orient il y dix ans. On en vient à réhabiliter
des tyrans pour contenir le fléau jihadiste !
Cette guerre sera longue et sale, et pas seulement pour les Américains mais aussi pour leur partenaires régionaux et européens.
RT France: Les Etats-Unis n'ont donc aucune stratégie dans cette guerre syrienne? Ils agissent par à coup?
Myriam Benraad: Oui, comme cela a toujours été le
cas. Il faut cesser de croire que les États-Unis ont une grande
stratégie qui est cohérente et articulée. Cela fait 30 ans qu’ils
procèdent selon les mêmes recettes désastreuses au Moyen-Orient et
poursuivent des politiques éminemment idéologiques. On l’a tristement vu
avec l’Irak, soumis à une « thérapie de choc » sur le modèle des pays
ex-soviétiques qui a finalement accouché de Daech et non d’une
quelconque démocratie.
RT France: S’ils n’ont pas de stratégie, quel est leur objectif ?
Myriam Benraad: Depuis la fin de la Guerre froide,
au-delà de la préservation de leurs intérêts dans la région, leur
objectif est essentiellement idéologique. L’idée d’une « fin de
l’Histoire » et l’imposition par la force, partout, de la démocratie
libérale de marché. Le monde arabe était la dernière partie du monde qui
faisait obstacle à la réalisation de ce grand projet, d’où la guerre
d’Irak, fallacieusement présentée comme une réponse aux attentats du 11
septembre 2001. Avec Daech, on est passés à une gestion au jour le jour,
ce qui est tout aussi dramatique en quelque sorte. L’actuelle «
croisade » militaro-messianique n’aboutira à rien et ne peut que
perpétuer le chaos dans la région durant des décennies. Les stratèges
américains le savent et le reconnaissent d’ailleurs publiquement. Il n’y
aura pas de « victoire », pour personne. On assiste à une véritable
fuite en avant de tous les protagonistes impliqués.
RT France: Sur le terrain, cette confusion se retrouve
également, les alliés des uns étant les ennemis des autres : par
exemple, la « Division 30 » soutenue par les États-Unis mais combattue
par le Front al-Nosra, lui-même membre de l’Armée de la conquête,
soutenue elle par l’Arabie saoudite « alliée » des États-Unis... Tout
cela tourne en rond ?
Myriam Benraad: À l’évidence, il existe une
pluralité infinie d’acteurs et la coalition internationale sous tutelle
américaine regroupe des pays aux intérêts et visions fort divergents.
Chacun joue sa carte de façon très cynique et au jour le jour, encore
une fois selon des alliances de circonstance, ce qui ne fait que nourrir
la violence sur le long terme. Il n’y a pas aujourd’hui un camp contre
l’autre, mais un imbroglio de forces, d’intérêts plus ou moins partagés
ou antagoniques, de dynamiques locales. Tout est très confus et opaque.
RT France: Chacun des pays protagonistes suit un agenda propre ?
Myriam Benraad: Comme je l’ai évoqué, il n’y a pas
d’alliés véritables dans cette guerre. La coalition est en grande partie
fantoche, sans vision commune, sans stratégie. Or les victimes civiles
meurent, elles, par milliers, soit sous les bombardements, soit aux
mains des groupes armés et des régimes. La situation est kafkaïenne et
l’impasse totale pour l’heure.
Mais n’oublions pas que les États-Unis ont, avec la guerre d’Irak de
2003, et avant elle le soutien au jihad afghan, alimenté cette spirale
qui aujourd’hui les rattrape. La liste des responsabilités est très
longue et les conséquences des politiques occidentales aléatoires
terribles pour le monde entier.
Nous n’assistons à rien de moins qu’à un nouveau Vietnam, une guerre
sans fin, un bourbier sanglant et sans issue, d’une administration
américaine à l’autre. Certes, il est peu probable que les États-Unis se
réengagent au sol à l’exception des conseillers militaires et forces
spéciales déjà déployés, ne serait-ce que parce que l’opinion américaine
y est extrêmement hostile. Mais l’enlisement n’en est pas moins réel.
D’ailleurs, la coalition internationale est de plus en plus hermétique
quant aux informations stratégiques qu’elle diffuse auprès de la société
civile. Ce n’est pas un hasard.
RT France: Et le facteur turc dans tout cela, comment l'analysez-vous ?
Myriam Benraad: La Turquie défend cyniquement ses
intérêts, avant le combat contre Daech. S’il faut à la fois « endiguer »
les jihadistes et la guérilla kurde, considérés comme des ennemis, les
Turcs le feront sans états d’âme.
Qu’est-ce que l’« État islamique » exactement ?
Myriam Benraad: C’est un objet hybride, complexe,
parti d’Irak initialement et qui s’est transformé en mouvance sunnite
transfrontalière au Moyen-Orient, puis en groupe terroriste global.
C'est en quelque sorte une nouvelle internationale sanglante des temps
modernes. Les bombardements ne règleront pas le problème car ce «
problème », c’est également le nôtre.
http://francais.rt.com/opinions/5297-syrie-nouveau-viet-nam