Mardi 17 octobre 1961. Paris. Au petit matin. Les hommes de
Maurice Papon, préfet de police de Paris, se tiennent prêts, plus que
jamais, à dégainer le flingue et la matraque. Ce jour là, les Algériens
de métropole, pour la plupart concentrés dans les usines parisiennes
s’apprêtent à manifester pour la première fois dans les rues de la
capitale. Manifestation préparée en secret, contre le couvre-feu raciste
décrété à l’encontre des nord-africains (Algériens, Marocains et Tunisiens). A l’appel du FLN, ils vont
affronter, de manière massive et pacifique, les escadrons de la police
française, pour revendiquer leur droit à l’indépendance de leur
territoire national, l’Algérie encore maintenue sous domination
coloniale française. Véritable massacre, dénié par l’histoire
officielle, censuré au point d’être maintenu dans l’oubli durant de
longues années, la répression de masse qui s’abat sur les manifestants
ce jour-là est d’une rare violence.
La manifestation du 17 octobre 1961 est le pendant
métropolitain de la guerre d’Algérie et l’expression de toute la
violence de l’Etat français pour maintenir sa domination raciste et
impérialiste. Son chef d’orchestre : Maurice Papon, ancien secrétaire
général de la préfecture de la Gironde sous le gouvernement de Vichy,
collaborationniste et organisateur de rafles de juifs. Il a été choisi
pour l’occasion. Reconnu
pour son « efficacité », on sait, au sein de l’appareil d’Etat, et au
premier chef de Gaulle qui l’a nommé à son poste, qu’il ne fait pas dans
la dentelle quand il s’agit d’exécuter les ordres.
Paris. Quais de la Seine. 1961 |
Depuis août 1961 déjà, la répression s’intensifiait à l’encontre des Algériens, et de quiconque, tunisien, portugais, marocain, italien, a la
peau plus foncée et le cheveu brun et bouclé. Plus forts que jamais
étaient les rafles, les chiens, les coups, les « ratonnades » comme les
porteurs de matraques aiment à les appeler… Le FLN décide fin août de
reprendre sa campagne d’attentats en métropole, abandonnée pourtant
depuis plusieurs semaines à cause des négociations entre le gouvernement
français et le gouvernement provisoire de la République Algérienne (GPRA). Arrestations,
contrôles arbitraires, descentes dans les lieux de vie des populations
maghrébines et rafles n’ont jamais été aussi systématiques. Le fait que les flics ne fassent aucune différence entre Maghrébins, a forgé dans la douleur et la lutte à la base l'unité maghrébine. Algériens, Marocains et Tunisiens subiront le même sort en ce jour du 17 octobre 1961, qu'ils soient manifestants ou simples passants se trouvant par hasard sur le chemin d'une flicaille ultra raciste.
L’offensive
policière prend place dans les rues, les bus et le métro parisiens.
Pour
Papon, « pour un coup rendu, nous en porterons dix ». Le quartier de la
Goutte d’Or dans le 18ème arrondissement est particulièrement visé. En
septembre, les noyés. Chaque jour ou presque. Latia Younes, Salat
Belkacem, Ouiche Mohammed, Mohammed Alhafnaouissi, et bien d’autres
encore dont certains ne seront jamais identifiés. A partir du 2 octobre,
un couvre-feu anti-arabe est installé : celui qui l’enfreint risque une mort
certaine. C’est la stratégie de la tension qui est choisie par De Gaulle
et son fidèle premier ministre, Michel Debré, partisan de l’Algérie
française, qui compte ne rien perdre du rapport de force et profite de
la répression pour maintenir au sein du territoire français la région du
Sahara, zone qui révèlera par la suite ses richesses pétrolifères et gazières, sans compter les installations nucléaires françaises.
Dans ce contexte là, la résistance des Algériens de métropoles
s’organise, mais avec un changement de stratégie. Face à la répression,
il faut s’unir. Les Algériens, encadrés par le puissant appareil du FLN
choisiront la manifestation et la démonstration de force par le nombre.
Celle-ci vise l’opinion publique. Les consignes sont de ne céder à
aucune provocation et à aucune violence. Trois itinéraires sont choisis
et le mot s’est répandu parmi la population algérienne. Aux portes de
Paris, aux stations Étoile, Opéra, Concorde, Grands Boulevards, les
manifestants sont systématiquement matraqués jusqu’à ce qu’ils
s’effondrent. Sur le boulevard Bonne-nouvelle, au pont de Neuilly, au
Pont-Neuf d’Argenteuil et ailleurs, la police tire sur les
manifestants. Sur le Pont saint Michel, des hommes sont jetés à la
Seine.
Ce jour là, plus de 10.000 Algériens sont interpellés et internés au
Palais des Sports, au Parc des expositions, au Stade de Coubertin, au
centre d’Identification de Vincennes pendant près de 4 jours. Les
autorités françaises qui s’en tiennent à la version d’un échange de tirs
entre policiers et manifestants déplorent 3 morts. Pour le FLN, ils
seraient plusieurs centaines à être décédés sous les coups de la police
française aux ordres du criminel pro nazi Maurice Papon, pour avoir osé crier et
revendiquer le droit à l’égalité, à l’auto-détermination et à la
dignité.
Maghrébins arrêtés à Puteaux (région parisienne) le 17/10/1961 |
« Liberté, Égalité, Fraternité » répètent en boucle depuis ces
sombres temps présidents et gouvernants, y compris ceux qui se satisfont
encore aujourd’hui des « bienfaits du colonialisme ». Mais qui est
encore dupe ? Nous n’oublierons jamais Malik Oussekine assassiné par les voltigeurs de Pasqua en 1985.
En février 2005 la droite fit même passer à l’assemblée une loi
insistant sur la nécessité de mettre en valeur « l’aspect positif de la
colonisation » dans les livres d’histoire. Avec le temps, rien n’a
changé. Aujourd’hui
encore la justice donne toute l’impunité à ses policiers : elle a
refusé il y a peu de reconnaitre la qualité de meurtre à la mort en 2005
de Zyed et Bouna, il y a 10 ans. Malgré les 54 ans qui nous
séparent de ce véritable pogrom orchestré par l’Etat français à
l’encontre de la population algérienne en métropole, il y a toujours des
voix au sein de la classe politique pour contester la nature des faits.
Ainsi, en 2012 où pour la première fois le massacre a été reconnu,
quoique bien du bout des lèvres, par l’État français en la personne de
François Hollande, les Gaino et Sarkozy refusaient « l’engrenage de la
repentance ». Ce discours n’exprimait par seulement la crainte de voir
les deniers publics aller à l’indemnisation des familles des victimes,
mais surtout de voir s’affirmer le caractère
raciste de la République française, aujourd’hui comme fauteuse
d’oppression et de domination des autres peuples, comme en Syrie et en Afrique tout
particulièrement, qu’elle continue de rançonner ou d’agresser militairement, quand ils ne sont pas gouvernés par des dictateurs à sa botte.
A l’heure de la chasse aux Roms et aux migrants, d’un racisme d’Etat
dorénavant justifié par la « guerre au terrorisme », ce massacre doit
être encore et toujours rappelé et condamné, et ce samedi 17 octobre 2015, l’occasion de se rassembler pour cela. A Paris, ce sera à 17h30 au Pont Saint-Michel.
Yano Lesagehttp://www.revolutionpermanente.fr/Massacre-du-17-octobre-1961-le-crime-d-Etat-d-une-metropole-coloniale
Hannibal GENSERIC
Combien de morts le
17 octobre 1961 ?
Deux morts, selon la version
officielle
« Deux
morts, 44 blessés graves, 7 500 Nord-Africains arrêtés »,
titre Le Figaro au lendemain de la manifestation, citant des chiffres de la
préfecture de police.
1991 : 200 morts, selon Jean-Luc Einaudi
En 1991,
l’historien Jean-Luc Einaudi publie « La Bataille de Paris, 17 octobre
1961 » (éd. Seuil), première enquête d’importance sur cette nuit tragique.
Il évoque 200 morts liés à la violence policière, qu’il a recensés sur la
base des archives du FLN et de témoignages français et algériens. Mais il ne précise
pas très clairement sur quelle période ont eu lieu ces morts.
Plus tard,
Einaudi complètera sa liste, estimant le nombre d’Algériens victimes de
violences policières à 325, sur la période septembre-octobre 1961.
1997 : 40 à 50 morts, selon la
commission Mandelkern
Jusqu’en
1997, le secret prévaut. Les archives sont fermées. Pendant le procès Papon, le ministre
de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement charge une commission, présidée par le
conseiller d’Etat Dieudonné Mandelkern, d’examiner les documents de la police.
Après
plusieurs semaines d’enquête, elle conclut qu’il y a eu
« quelques dizaines » de morts cette nuit à Paris. La commission n’a
été en mesure de ne dresser qu’une liste de sept noms, mais fait état de
25 morts algériens arrivés à l’institut médico-légal. En rendant son
rapport, Mandelkern précise toutefois :
« Nous
considérons qu’il faut plutôt majorer ce chiffre. On peut arriver jusqu’à 40,
voire 50 victimes, sans doute pas plus. »
1998 : plus de 48 morts, selon la commission
Geronimi
Elisabeth
Guigou, ministre de la Justice, crée une seconde commission d’enquête dirigée
par le juge à la Cour de cassation Jean Geronimi. Elle est en mesure d’affirmer
qu’au moins 48 personnes furent tuées les 17 et 18 octobre. Mais
selon Géronimi :
« [Ce
chiffre est] très vraisemblablement inférieur à la réalité, dans la mesure où
l’on n’a pas la certitude que tous les corps immergés, particulièrement
nombreux à cette époque, ont été retrouvés et dans la mesure, aussi, où des
cadavres ont pu être transportés encore plus en aval de la Seine, jusque dans
les ressorts d’Evreux, voire de Rouen, dont les archives conservées sont trop
lacunaires pour être exploitées. »
1999 : 30 à 50 morts, selon l’historien
Brunet
Un
historien, Jean-Paul Brunet, professeur à l’ENS, est autorisé à se plonger en
mai 1998 dans les archives. Il part du principe que les policiers ou
ministres ont rapporté les faits, dans leurs rapports, avec sincérité. Il
s’appuie beaucoup sur les archives de la police, peu sur celles du FLN.
Son
estimation pour la nuit du 17 octobre : 30 à 50 morts.
« Au
total, l’ordre d’idée qu’on peut retenir comme hypothèse provisoire varierait
entre une trentaine –- chiffre qui nous semble le plus vraisemblable –- et une
cinquantaine de morts, la probabilité diminuant à nos yeux à mesure que l’on
monte entre les deux limites de la “fourchette”. »
Il critique
alors vertement Einaudi et son évaluation de 200 Algériens tués. Mais le
travail de Brunet est très contesté.
2006 : « bien plus » de 120 morts
en deux mois, selon deux historiens anglais
Deux
historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster, ont eu droit à un accès
illimité aux archives de la préfecture de police, celles qui concernent la
guerre d’Algérie occupant 200 cartons de documents.
Ils
examinent chaque document et, prenant le contrepied de Brunet, constatent qu’un
« processus systématique et presque général de falsification a bel et bien
été mis en œuvre lors de la préparation des documents et des dossiers relatifs
aux Algériens assassinés ». Autrement dit, Brunet est loin du compte avec
sa trentaine de morts.
Les deux
historiens refusent cependant de donner une estimation du nombre d’Algériens
tués cette nuit-là. Ils s’agacent d’ailleurs de la bataille de chiffres
franco-française :
« La
recherche et le débat historique concernant les événements de
1961 feraient de grands progrès si l’on s’attachait à attribuer une
échelle de temps précise à toute quantification du nombre de victimes. »
Ils analysent
pour leur part la crise de 1961 « comme un cycle de deux mois
connaissant son pic le plus visible dans la nuit du 17 octobre ».
Conclusion
des deux auteurs, après avoir confronté toutes les sources :
« En
septembre et octobre, bien plus de 120 Algériens furent assassinés par la
police en région parisienne ; ce chiffre doit être comparé aux estimations
de Linda Amiri (environ 130), du FLN (200) et d’Enaudi (200), qui ont été
attribuées de façon erronée à la seule nuit du 17 octobre. »
Témoignage
La
plupart des gens ignorent l’existence de ce massacre ; au mieux le
confondent-ils avec celui du Métro Charonne, commis quelques mois plus
tard (février 1962), et qui a fait 8 morts - avec, dans le rôle des
assassins, les mêmes protagonistes.
Mais
ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 est différent par l’ampleur du
massacre : les historiens les plus sérieux estiment que le nombre des
victimes se situe entre deux et trois cents. Pour comprendre comment
cela a pu arriver, il faut de se replacer avant le 17 octobre.
Quelques
mois avant le drame, le FLN avait exporté le conflit algérien sur le
sol français pour maintenir la pression sur la délégation française lors
des négociations. Leurs opérations consistaient en l’assassinat de
policiers connus pour leurs exactions sur des militants ou des
sympathisants du FLN.
Face
à cette "guerre ouverte", les policiers prirent les choses en main :
dès le mois de septembre 1961, ils formèrent, en toute illégalité mais
avec l’accord de leur préfet, Maurice Papon, des "escadrons de la
mort" : les policiers allaient, le plus souvent à une dizaine, chercher
des Maghrébins, les matraquaient et les jetaient dans la Seine. D’après
la préfecture, malgré les plaintes déposées par les rescapés, ce
n’étaient que des règlements de compte entre fractions rivales du FLN.
Manifestation pacifique contre répression sanglante
Dans
ce contexte extrêmement tendu, Papon ne trouva rien de mieux à faire
que d’imposer un couvre-feu aux seuls Algériens et Français d’Algérie.
Face à cette mesure raciste, la Fédération française du FLN décide
d’organiser, le 17 octobre 1961, une manifestation pacifique
rassemblant, à différents endroits de Paris, non seulement des hommes,
mais aussi des femmes et des enfants.
C’est
une foule immense de gens en habits du dimanche qui arrive à Paris
depuis les bidonvilles de la banlieue parisienne, pour protester
pacifiquement. Les consignes étaient claires : pas d’armes. Mais ceux
qui les attendent n’ont aucune intention pacifique, au contraire.
Dès
la sortie du métro, à l’Étoile, sur les Grands Boulevards, les
manifestants sont pris en charge par les forces de l’ordre : arrêtés,
souvent matraqués, ils sont conduits dans des bus de la RATP
réquisitionnés pour l’occasion, et conduits par des agents de la Régie.
Boulevard
St. Michel, dans le Quartier Latin, les policiers mènent une vraie
“guérilla” contre les manifestants. Ces derniers sont poursuivis jusque
dans les ruelles du quartier Saint Séverin et les halls d’immeubles où
ils sont matraqués, inlassablement, puis jetés dans la Seine. Les mêmes
scènes se passent partout dans Paris et sa proche banlieue : matraquage
jusqu’à la perte de connaissance, puis mise à l’eau. Si vous étiez quelque peu bronzé, vous y passiez : Roms, Maghrébins et autres "ratons" font partie de ce qu'on appelle pudiquement des "bavures" et que les gens du cru appellent "ratonnades".
Cet
acharnement policier ne se cantonne pas à la manifestation elle-même ;
elle se prolonge jusque dans la cour de sûreté de la Préfecture de
Police de Paris et dans les camps d’internements improvisés : au Palais
des Sports et au Parc des Expositions. Dans tous ces endroits, le
scénario est immuable. Les cars de police et les autobus arrivent
chargés de manifestants. A la sortie des véhicules, deux rangées de
policiers attendent leurs victimes. Dès que les portes s’ouvrent, on
pousse les manifestants à l’extérieur ; les policiers les frappent alors
à la tête à l’aide de nerfs de bœufs, de planches cassées, de
matraques. Ensuite, on les dépossède de toutes leurs affaires, de la
montre au portefeuille en passant par les papiers d’identité.
Emprisonnés, sans soins, ils sont frappés à loisir par les forces de
l’ordre déchaînées. C'était aussi ça, la France. Ne l'oublions pas. Cela risque de se reproduire à n'importe quel moment.