On tiendra pour
singulièrement important, par sa vigueur, sa précision, sa décision, la
clarté de son propos en même temps que l’excellence de ses arguments
techniques et stratégiques, l’article de Robbin Laird et de Ed Timberlake, dans Breaking Defense le 16 octobre 2015. Le titre (Obama Must Act On Syria Or Putin Runs The Show)
pourrait se dire comme ceci : Obama doit vite, très vite aller à
Canossa, s’il veut encore figurer dans les évènements qui s’annoncent,
en Syrie et dans la région et sauver ce qui peut encore l’être de la
position stratégique des USA.
Il doit accepter la stratégie russe et
accepter la proposition russe d’une vaste coalition anti-Daech,
agissant dans un cadre légal qui ne peut être que celui de la
coopération avec Assad puisqu’il s’agit du gouvernement légal de la
Syrie. Les raisons avancées pour recommander un tel virage stratégique
se résument clairement à un point : la perte du leadership politique stratégique et même moral des USA
dans cette région et, d’une façon plus vaste, au niveau international
en général ; c’est-à-dire, pour les USA, le drame consommé de
l’effondrement de ce qu’ils prétendent encore être leur hégémonie
stratégique et leur exceptionnalisme “moral”, – l’un n’allant pas sans
l’autre selon leurs propres conceptions.
Laird-Timberlake se
montrent très laudatifs pour les conceptions et les capacités du
président russe Poutine. Dans une de leurs remarques, ils n’hésitent pas
à ridiculiser une des fameuse affirmations du secrétaire d’Etat Kerry,
infatigable porteur d’eau de la narrative jusque-là en vogue à
Washington : “Pour le secrétaire d’État John Kerry observant l’action de
la Russie durant la crise ukrainienne, Poutine devait être apprécié
comme un dirigeant du XIXe siècle. En réalité, Poutine utilise la
puissance militaire conformément aux normes du XXIe siècle, – comme
complément et outil d’une stratégie d’influence et d’une stratégie de
positionnement politique” (« For Secretary of State John Kerry when
looking at Russia’s actions in the Ukraine, Putin was declared to be so
19th century. In reality, Putin is using military power in a 21st century way – to support a strategy of influence and strategic positioning. »)
Comme
on le voit, Laird et Timberlake, qui sont de formation deux analystes
venus du monde universitaire militaire (US Naval Academy), ne parlent
pas que de quincaillerie. Leur argument militaire et stratégique
s’appuie donc sur une base très solide, impliquant la “moralité
internationale” (très prisé dans la narrative BAO elle-même) et
le droit international, plaçant l’argumentation générale directement
dans le domaine de la communication, c’est-à-dire la sortant du cadre
spécialisé qui est celui des deux auteurs au départ. Deux points sont
ainsi mis en évidence, dont le premier vient de s’imposer.
• L’énorme masse de documents que The Intercept
vient de publier sur la “stratégie des drone”, ou “stratégie de
l’assassinat”, fait entrer l’acte de l’administration Obama dans ce
domaine dans la catégorie des “crimes contre l’humanité”. Cela place la
Russie et Poutine dans une position dominante dévastatrice dans la
“guerre de la communication” et affaiblit dramatiquement
l’administration Obama. En quelque sorte, s’il n’y a pas rapidement
entente, la Russie se trouverait dans une position où elle aura le
“droit moral“ sinon le “devoir moral” de détruire les drones US opérant
en Syrie, ce qui représenterait une terrible défaite stratégique et de
communication à la fois pour les USA.
«There is a clear and
present danger of miscalculation, which needs to guide US and our allies
to work directly with the Russians in the deconfliction of air space.
We need as well to come to terms with the end of the latest age of
unmanned aerial vehicles. Not only are the Russians putting our UAVs in
risk, but the information war is being lost to Russia as new documents have been leaked which put the United States into a moral abyss. With
the publication of what The Intercept has called the Drone Wars, “US
drone operations in Somalia, Yemen, and Afghanistan, including the
mechanism of targeting suspects slated for assassination” have been highlighted as virtual crimes against humanity, which provides the Russian leader with more than enough apparent justification to operate in the Syrian airspace to deal with US drones operating in Syrian airspace. »
•
Laird et Timberlake ajoutent alors l’argument du droit qui prend toute
sa force à la lumière des révélations sur la “stratégie de l’assassinat”
qui affaiblit dramatiquement Obama/le bloc BAO. L’“incohérence
stratégique” consistant à dénier toute légitimité à Assad, et même à
chercher à le liquider, se révèle dans toute sa catastrophique
vérité-de-situation depuis que les Russes interviennent en Syrie. Les
Russes peuvent tout faire, sans la moindre entrave, et ils ne s’en
privent pas, avec une efficacité redoutable, parce qu’ils en ont
légalement le droit, ayant été appelés à le faire par le gouvernement
légal de la Syrie. Dans les conditions nouvelles que nous connaissons,
ce qui paraissait négligeable à nos stratéges-BAO, de Fabius à Cameron,
devient essentiel : Poutine expose par contraste avec son activité leur
totale illégitimité et leur totale illégalité dans le chef de leur
mépris pour l’argument de la légalité du gouvernement Assad, qui
s’aoutent à leur complète inefficacité et leur incohérence stratégique.
“C’est du lourd”, c’est-à-dire que l’argument pèse désormais d’un poids
écrasant, et le fait même que Laird-Timberlake l’avancent comme ils le
font en est la preuve... A côté de cela, les jérémiades et les anathèmes
furieux des avocats de l’affectivisme, neocons et R2P, se désagrègent à vue d’œil.
« Putin
is backing a sitting government, that of Assad. One should remember
that the bias in the UN Charter is to support sitting governments and
that Russian claims that Western strikes in Syria are illegal under the
UN charter is not just hyperbole. Russian actions in support of Assad
also expose the incoherence of the “other side” supporting the mishmash
of opponents of Assad, ranging from ISIL, to the legitimate opponents of
Assad. With a well-defined military force on the ground,
namely those of Assad, and in support of the legitimate government of
Syria, Russian airpower can rely on those Syrian forces to help find and
mark targets, and can prosecute Assad’s enemies as well as ISIL. With
no lawyers in their OODA (Observe, Orient, Decide, Act) loop, Russian
pilots are not constrained by the OOLDA (Observe, Orient, Legally
Review, Decide, and Act) loop which limits the effectiveness of Western
airpower. »
Cet article est important parce qu’il vient de
deux spécialistes de formation militaire, au crédit impeccable, –
notamment Robbin Laird. La publication qui le met en ligne, dans le
conseil d’administration de laquelle Laird est présent, fait partie
d’une nouvelle génération de publications spécialisées dans la stratégie
et le domaine militaire et de l’armement, qui s’est installée sur
l’internet. Ces sites (Breaking Defense mais aussi DefenseOne)
sont très puissants, avec une audience et une influence importantes, et
considérés comme des voix de grande influence dans la communauté de
sécurité nationale des USA. Ils sont beaucoup moins “idéologisés” que
les stratèges en chambre type-neocons, de Kagan à Krauthammer,
qui règnent dans les pages-commentaires de la presse-Système générale,
qui appuient leurs exigences impératives et hystériques sans cesse
répétées sur une extraordinaire série d’erreurs catastrophiques qu’ils
ont soutenues sinon provoquées depuis le 11 septembre 2001, comme si
l’incompétence absolue était devenue la recommandation suprême pour se
faire entendre. Il ne fait guère de doute que Laird-Timberlake parlent
au nom d’une partie importante de cette communauté de sécurité
nationale, du côté de la communauté du renseignement et du côté du
Pentagone et des militaires (au-dessus de la tête du stupidissime Ashton
Carter, jusqu’à ce jour l’un des plus médiocres, sinon le plus médiocre
secrétaire à la défense qu’aient eu les USA).
L’article
Laird-Timberlake n’apparaît pas comme un éclair dans un ciel bleu (ou
plutôt comme un rayon de soleil dans un ciel encombré de nuages
extrêmement bas). Depuis quelques jours, les articles US, surtout de
spécialistes reconnus, reconnaissent que la campagne russe en Syrie est
impressionnante d’efficacité et de brio (voir Dave Majimdar, dans The National Interest), et par conséquent idem pour la stratégie russe (voir Dov S. Zakheim).
Il est à noter de ce point de vue que, dans un passage rapide de leur
article, Laird-Timberlake reprennent l’argument de Zakheim selon lequel
les relations dans la circonstance entre la Russie et Israël, malgré
l’intervention russe ou justement à cause de l’intervention russe,
sont nombreuses et constantes au contraire des relations des USA avec
Israël ; cela renforce l’idée qu’effectivement Israël est en train de se
poser des questions fondamentales sur sa stratégie générale, notamment
pour ce qui concerne l’identité de son principal “allié extérieur”.
D’une
façon générale, l’article montre une exaspération profonde, qui est
train de gagner beaucoup de terrain et très vite à Washington, à propos
de l’“incohérence stratégique” qui sert aujourd’hui de “stratégie” aux
USA. De ce point de vue, c’est directement Obama qui est en cause, avec
son indécision tactique et chronique, son habileté de communication qui
ne produit qu’impuissance et paralysie, son incapacité d’assumer toute
l’autorité dont il dispose et la perte accélérée de légitimité qui en
résulte. Lorsque Laird-Timberlake écrivent “le président George W. Bush
avait affirmé en 2001 qu’il avait regardé Poutine au fond des yeux et
qu’il “avait pu ainsi ressentir ce qu’était son âme”. Il est clair que
Poutine a fait la même chose avec Obama...”, – on peut penser qu’ils se
référeraient à ce que vient de dire Poutine. Alors que la remarque de
Bush était très laudative pour Poutine, celle de Poutine serait bien
méprisante pour Obama, – ou plutôt, marquant l’extrême déception du
président russe qui a beaucoup essayé avec Obama, – si l’on considère
effectivement que cette remarque de Poutine, notée dans le Journal dde.crisis de PhG comme si peu ordinaire par rapport au langage diplomatique réduit à la narrative en vogue, concerne effectivement Obama : «...un
Poutine dit qu’il semble que “certains de nos partenaires” ont “de la
bouillie [de maïs ?] en guise de cerveau” ou quelque chose d’approchant
(“‘It seems to me that some of our partners have mush for brains,’
commented Putin”), tout cela sur un ton amical et un peu ironique... »
Voici donc le texte de Laird-Timberlake,
que nous nous permettons de reproduire parce qu’il est marqué par une
exceptionnelle clarté de langage, une force de conviction clairement
argumenté, tout cela qui tranche si radicalement avec les textes type
“bouillie de maïs” encombré de lieux communs et de phrases toutes-faites
qu’on trouve sous les plumes épuisées par tant de vilenies mensongères
des avocats de la guerre et du “il faut liquider Assad”. La sottise de
l’argument finit par épuiser la psychologie, même des plus endurants et
des plus hystériques parmi ces “avocats de la guerre”, ou warmongers,
si bien qu’on peut parler à leur propos de “fatigue psychologique”
autant qu’on peut parler de “fatigue stratégique” pour la politique des
USA, épuisée par tant de catastrophes.
Laird-Timberlake
- Robbin Laird, a defense consultant, is a member of the Breaking Defense Board of Contributors and owner of the Second Line of Defense website.
- Ed Timberlake, a graduate of the US Naval Academy and former Marine squadron commander, works with Laird.