La Russie ne
veut pas faire la guerre à la Turquie, donc les généraux russes ont conçu un
plan simple mais efficace pour la décourager d’entreprendre toute action qui
pourrait conduire à un affrontement entre les deux pays.
La semaine
dernière, des avions militaires russes ont pénétré deux fois l’espace aérien
turc. Les deux incidents ont provoqué la consternation à Ankara et mis les dirigeants
turcs en fureur. Dans les deux occasions, des officiels à Moscou se sont
poliment excusés pour les incursions, affirmant qu’elles n’étaient pas
intentionnelles (des erreurs de navigation) et qu’ils essaieraient d’éviter de
telles intrusions à l’avenir.
Puis il y a
eu un troisième incident, plus sérieux, qui n’était pas dû à une erreur. Il
visait clairement à envoyer un message au président turc Recep Tayyip Erdogan.
Voici un bref résumé de ce qui s’est passé, à partir d’un article du World
Socialist Web Site:
Les officiels ont annoncé un troisième incident lundi, lorsqu’un avion
de chasse MiG-29 non identifié a verrouillé son radar pendant quatre minutes et
demie sur huit F-16 turcs qui patrouillaient de leur côté de la
frontière, se préparant apparemment à ouvrir le feu. (US, NATO step up threats
to Russia over Syria, World Socialist
Web Site)
Ce n’était
pas une erreur. Le seul cas où un pilote de chasse adopte ces protocoles est
lorsqu’il projette d’abattre un avion ennemi. C’était un message, et
bien qu’il ait pu passer au-dessus de la tête des politiciens et des
médias, je vous assure que tous les généraux du haut-commandement turc savent
ce qu’il signifie. C’est un coup de semonce. Moscou indique qu’il y a un
nouveau shérif en ville et que la Turquie devrait mieux se comporter sinon il y
aura des problèmes. Il n’y aura aucune zone d’exclusion aérienne
américano-turque sur le nord de la Syrie, il n’y aura pas d’attaques aériennes
sur les sites syriens à partir du côté turc de la frontière, il n’y aura
certainement pas d’invasion terrestre par des troupes turques en Syrie. Les
Forces de défense aérienne russes contrôlent maintenant le ciel au-dessus de la
Syrie et elles sont déterminées à défendre les frontières souveraines de la
Syrie. Voilà le message. Un point c’est tout !
C’est un bon
exemple de la manière dont la préemption peut effectivement prévenir des
conflits plutôt que les commencer. En tirant un coup de semonce à la Turquie,
Moscou a freiné le plan de Erdogan d’annexer une partie de la Syrie du Nord et
de la déclarer zone de sécurité. La Turquie devra dorénavant abandonner ce
plan, et réaliser que toute tentative de s’emparer d’un territoire syrien
déclenchera une riposte russe immédiate et puissante. Vue sous cet angle,
l’incursion de la Russie paraît une manière extrêmement efficace de prévenir
une guerre plus vaste en transmettant simplement à de potentiels adversaires ce
qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire. Dit simplement : Poutine a réécrit
les règles du jeu en Syrie et Erdogan a dû s’y conformer ou
sinon… Ci-dessous, davantage sur la Turquie, par Patrick Cockburn dans The
Independent :
Une invasion turque de la Syrie, bien qu’elle reste une possibilité, serait
aujourd’hui plus risquée avec l’aviation russe opérant dans des zones où la
Turquie serait la plus susceptible de lancer une incursion.
Le danger pour les Turcs est qu’ils ont maintenant deux quasi-États kurdes,
l’un en Syrie et l’autre en Irak, immédiatement au sud. Pire, l’État kurde
syrien… est dirigé par le Parti de l’union démocratique (PYD dans son sigle
anglais), qui est effectivement la branche syrienne du Parti des travailleurs
kurdes (PKK), celui qui a combattu l’État turc depuis 1984. Toute insurrection
lancée à l’avenir par le PKK dans les zones kurdes du sud-est de la Turquie
sera renforcée par le fait que ce parti a de facto son propre État.
Il semble que la tentative de la Turquie, qui dure depuis quatre ans, de
renverser le président Bachar al-Assad a échoué. On ne voit pas ce que le
président Recep Tayyip Erdogan peut faire à ce propos, puisque le soutien de
l’Otan est purement rhétorique à ce stade. Quant aux relations de la Turquie
avec la Russie, M. Erdogan dit que toute attaque à ce pays est une attaque à
l’Otan et que «si la Russie perd un ami tel que la Turquie, avec laquelle elle
a coopéré sur de nombreuses questions, elle perdra beaucoup». Mais en Syrie, au
moins, il semble que c’est la Turquie la perdante. (Russia in Syria: Russian Radar Locks
on to Turkish Fighter Jets, The Unz Review)
Pauvre
Erdogan. Il a lancé les dés et il a joué de malchance. Il se figurait qu’il
pourrait étendre son Empire ottoman potentiel à la Syrie du Nord, et maintenant
son rêve est en miettes. Doit-il envoyer ses avions en Syrie du Nord et affronter
ouvertement l’armée de l’air russe ? Non, il n’est pas si téméraire. Il va
rester de son côté de la frontière, taper du pied et se mettre en colère contre
le méchant Poutine, mais au bout du compte, il ne fera rien.
Et
Washington ne va rien faire non plus. Oui, Hillary et McCain ont appelé à une
zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie, mais cela ne se fera pas.
Poutine ne le permettra pas, le Conseil de sécurité non plus. D’ailleurs, sous
quel prétexte, de toute façon ? Obama va-t-il réellement demander une zone
d’exclusion aérienne sur la base du fait que Poutine tue des terroristes modérés
en même temps que des terroristes extrémistes ? Ce n’est pas un argument
très convaincant. En fait, même les Américains ont du mal à avaler celui-là. Si
Obama veut quelque chose de Poutine, il devra s’asseoir à la table des
négociations et discuter d’un accord. Jusqu’ici, il a refusé de le faire, parce
qu’il continue à penser que le changement de régime est à sa portée. Il y a des
signes de cela partout, comme dans cet article du journal turc Today’s Zaman
intitulé İncirlik base to increase capacity by 2,250 to accommodate new
personnel [La base d’Icirlik augmente sa capacité de 2 250 places pour
accueillir du nouveau personnel] :
Une ville de tentes dans Incirlik a été reconstruite en maisons
préfabriquées modernes, qui accueillera 2 250 membres du personnel
militaire US, a rapporté l’agence de presse Doğan vendredi. Pendant la guerre
du Golfe de 1991, une ville de tentes avait été installée pour accueillir du personnel
militaire servant dans l’Operation Provide Comfort (OPC) [opération militaire
des USA, du Royaume-Uni, de la France, de l’Australie, des Pays-Bas et de la
Turquie visant à livrer de l’aide humanitaire aux réfugiés kurdes fuyant
l’Irak, NdT] et avait été fermée à la fin de cette opération.
Le 20 août, le travail de transformation du site de la ville de tentes en
une nouvelle zone appelée Patriot Town [Patrioteville] a commencé. Lorsque la
construction sera achevée, la base de Incirlik sera celle qui aura la plus
grande capacité parmi les bases états-uniennes en Europe. […]
L’augmentation de la capacité de la base d’Incirlik intervient au moment où
la Russie a lancé la plus grande intervention au Moyen-Orient depuis des
décennies. […] L’intervention de Moscou signifie que le conflit en Syrie s’est
transformé, passant d’une guerre par procuration […] à un conflit international
dans lequel les principales puissances mondiales […] sont directement
impliquées dans le combat. ()
Cet article
révèle les ambitions des États-Unis au Moyen-Orient. Comme les lecteurs peuvent
parfaitement le voir, Washington fourbit ses armes pour une autre guerre,
exactement comme il l’a fait en 1991. Et la guerre aérienne états-unienne sera
lancée depuis Patriot Town à Incirlik, exactement comme nous l’avons prédit
depuis juillet lorsque l’accord a été conclu. Ci-dessous, quelques éléments
supplémentaires tirés d’un article de Hurriyet :
Le commandement central de l’armée de l’air US a commencé à déployer des
hélicoptères de recherche et de sauvetage à la base aérienne de Diyarbakır, en
Turquie du sud-est, dans le but d’aider à des opérations de récupération en
Irak voisin et en Syrie, a-t-il annoncé. […]
Le Commandant suprême des forces alliées de l’Otan en Europe et le chef du
Commandement des forces des États-Unis en Europe, le général Phillip Breedlove,
a dit que cette mission serait temporaire.
a déclaré Breedlove. (US deploys recovery
aircraft in Turkey’s southeast, Hurriyet)
Des
hélicoptères états-uniens de recherche et de sauvetage à quelques kilomètres
seulement de la frontière sud-est de la Turquie ?
Eh
oui. Dit autrement, si un F-16, en train d’essayer d’imposer une zone
d’exclusion aérienne illégale, est abattu quelque part au-dessus de la Syrie
alors – presto – les hélicoptères de recherche et de sauvetage ne sont qu’à 20
minutes.
Comme c’est
pratique.
Donc vous
pouvez voir – même si Poutine a mis des bâtons dans les roues de ce projet –
que l’équipe d’Obama continue à aller de l’avant avec son plan renverser Assad.
Rien n’a changé, l’intervention russe rend seulement l’avenir plus incertain,
ce qui explique pourquoi des stratèges géopolitiques frustrés, comme Zbigniew
Brzezinski, ont commencé à apparaître dans les pages Opinions des journaux
dominants, attaquant Poutine avec virulence pour avoir saboté leurs plans
d’hégémonie régionale. Il vaut la peine de noter que Brzezinski est le parrain
spirituel de l’extrémisme islamique, l’homme qui a compris comment les cinglés
religieux pourraient être utilisés pour pousser à l’hystérie et faire avancer
les objectifs géopolitiques des États-Unis dans le monde. Par conséquent, il
est tout naturel que Brzezinski veuille offrir ses conseils maintenant, dans un
effort désespéré pour éviter un héritage d’échec et de honte. Découvrez ce clip
de Politico :
Les États-Unis devraient menacer la Russie de représailles si elle ne cesse
pas d’attaquer les ressources états-uniennes en Syrie, a écrit l’ancien
conseiller à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski dans une chronique
publiée dimanche dans le Financial Times, appelant à l’«audace stratégique», la
crédibilité américaine au Moyen-Orient et la région elle-même étant en jeu. […]
Et si la Russie continue à viser des cibles qui ne sont pas EI, les États-Unis
pourraient riposter, a-t-il ajouté.
, a-t-il dit. (Brzezinski: Obama should
retaliate if Russia doesn’t stop attacking U.S. assets, Politico)
Les gens que
Brzezinski désigne avec désinvolture comme des ressources américaines en Syrie
sont des terroristes. Poutine ne distingue pas entre les terroristes modérés et
les terroristes radicaux, les bons terroristes et les mauvais. C’est une
plaisanterie. Ils sont tous du même tonneau et ils vont tous avoir le même
sort. Tous doivent être extirpés, arrêtés ou tués. Fin de l’histoire.
En
peaufinant le narratif de la guerre contre le terrorisme d’une manière qui
soutient certains mais en condamne d’autres, l’administration Obama s’est
acculée elle-même dans une impasse idéologique sans issue. Ce qu’ils font
est mauvais et ce qu’ils savent est faux. Et c’est pourquoi il sera si
difficile de faire la guerre. Dans une interview incontournable récente,
Poutine a interpellé Obama sur ce point précis. Voici ce qu’il a dit :
Le président Obama mentionne fréquemment la menace d’ISIS. Eh bien, qui sur
la terre les a armés ? Et qui a créé le climat politique qui a favorisé la
situation actuelle ? Qui a livré des armes à la région ? Ne
savez-vous vraiment pas qui combat en Syrie ? Ce sont pour la plupart des
mercenaires. Ils sont payés en argent. Les mercenaires travaillent pour le camp
qui paie le plus. Nous savons même combien ils sont payés. Nous savons qu’ils
combattent pendant un certain temps et puis ils voient que quelqu’un d’autre
paie un peu plus, alors ils y vont. […]
Les États-Unis disent : «Nous devons soutenir l’opposition civilisée,
démocratique, en Syrie.» Donc ils les soutiennent, les arment, et ensuite ils
rejoignent ISIS. Est-ce impossible pour les États-Unis d’anticiper un
peu? Nous ne soutenons pas du tout cette sorte de politique. Nous pensons
qu’elle est mauvaise.» (Putin explains who started ISIS, YouTube, 1:38
to 4:03)
Vous
voyez ? Tout le monde sait ce qu’il se passe. Barack Obama ne va pas
entamer une confrontation avec la Russie pour défendre un programme
fondamentalement immoral de la CIA qui a mal tourné. Il fera toutefois ce que
les États-Unis font toujours lorsqu’ils traitent avec un adversaire qui peut
vraiment se défendre. Ils terrorisent, harcèlent, menacent, humilient,
diabolisent, ridiculisent et brutalisent. Ils pourraient lancer une autre
attaque sur le rouble ou truquer les prix du pétrole ou imposer davantage de
sanctions économiques. Mais ils n’entreront pas en guerre avec la Russie, cela
n’arrivera tout simplement pas.
Mais
n’abandonnez pas encore tout espoir, après tout, il y a un côté positif à ce
fiasco, et tous les joueurs principaux savent exactement ce que c’est.
Il s’appelle
Genève. Genève est la finale.
Genève est
la feuille de route soutenue par l’ONU pour mettre fin à la guerre en Syrie.
Ses dispositions permettent «l’établissement d’un organe gouvernemental de
transition», «la participation de tous les groupes […] à un dialogue national
significatif» et «des élections multipartites libres et équitables».
Le traité
est simple et ne suscite pas de controverses. Le seul point d’achoppement porte
sur la question de savoir si Assad sera autorisé à participer au gouvernement
de transition ou non.
Poutine dit
oui. Obama dit non.
Poutine va
gagner cette bataille. Finalement, l’administration cédera et retirera sa
demande que Assad quitte ses fonctions. Le plan de changement de régime par le
recours à des mercenaires djihadistes aura échoué, et Poutine aura rapproché le
Moyen-Orient d’une paix durable et d’une sécurité véritable.
Voilà le
point positif et c’est ainsi que la guerre en Syrie prendra fin.
Bravo,
Poutine.
Par Mike
Whitney –
Le 9 octobre 2015 – Source CounterPunch
Le 9 octobre 2015 – Source CounterPunch
Un coup de téléphone enflammé entre Erdogan et Poutine s’est terminé par des menaces mutuelles
le teigneux
président turc a fait un appel de téléphone exceptionnel à son homologue russe
pour discuter des derniers développements régionaux, notamment du conflit qui
fait rage en Syrie.
Selon le
Moscow Times, un quotidien russe (en anglais) de renom, le Président Recep
Tayyip Erdoğan qui a intensifié sa rhétorique belliqueuse coutumière contre le
gouvernement syrien de Bachar al-Assad, a déclaré à son homologue russe que la
Turquie aurait atteint un seuil où elle ne peut rester indifférente envers le «
carnage humain » dans le pays arabe déchiré par la guerre, mais à la surprise
d’Erdogan, Poutine était furieux et, avec véhémence, a prévenu le Président de
la Turquie de ne pas intervenir davantage dans les affaires intérieures
syriennes, sinon la Russie était prête à empêcher la Turquie de déclencher une
guerre catastrophique dans la région.
Le président
turc, sidéré, a alors demandé à Poutine si ses remarques enflammées
signifiaient une menace directe contre la Turquie et Poutine a répondu: «
Monsieur le Président, vous pouvez tirer l’interprétation que vous souhaitez de
mes propos. »
Le Président
russe a également rappelé à Erdoğan le constat amer que ce sont les politiques
erronées et belliqueuses de la Turquie vis à vis de la crise syrienne, qui ont
coûté la vie à des dizaines de milliers de civils innocents et, plus loin, a
exhorté le président turc de s’abstenir de soutenir les terroristes djihadistes
pour lesquels il a mis en place des camps d’entraînement et des refuges sûrs à
l’intérieur du territoire turc.
Dr İsmet
Bayraktar, un éminent professeur d’université, spécialisé dans l’histoire
politique et sociale de l’Empire Ottoman et de la Turquie moderne, croit que
Erdogan, lors de son appel téléphonique, a tenté, en quelque sorte, de
dissuader Poutine de continuer le soutien politique et militaire considérable
de la Russie au président syrien assiégé, mais en vain, car il apparaît que
Moscou ne peut pas trouver une alternative plus loyale et digne de confiance au
régime d’Assad.
Les deux
pays voisins de la mer Noire diffèrent radicalement pour ce qui concerne leur
approche du conflit syrien. La Turquie n’aspire qu’à un changement de régime en
Syrie, tandis que la Russie reste l’un des plus fervents partisans du régime de
Bachar al-Assad.
Le 13 octobre 2015