Les Russes ont commencé à intervenir en Syrie quelques heures après
que les dernières dispositions légales aient été prises pour mettre leur
intervention dans le cadre légal qui convient. Parmi les éléments qui
caractérisent leur intervention, celui-là est pour l’instant l’un des
plus intéressants, parce que d’une part il réhabilite les formes légales
d’un conflit que les interventions des USA depuis deux décennies nous
avaient fait oublier, parce que d’autre part il fait comprendre aux
observateurs qu’avec les Russes, “la guerre c’est vraiment la guerre”, –
ce qui peut nous mener loin…
Sur le premier aspect, on citera d’une façon assez substantielle l’article de Nicolas Gros-Verheyde (sur Bruxelles2 le 1er
octobre 2015). Ce site n’a pas l’habitude de montrer une extrême
tendresse pour la cause russe, et son analyse est d’autant plus
intéressante dans la mesure où elle met en évidence ces facteurs de
procédure qui rendent compte à la fois d’un souci de légalisme
international, à la fois d’une affirmation politique et d’une extrême
rapidité d’action. C’est la marque d’un pouvoir fort mais d’un pouvoir
souverain dans le sens du respect des règles principielles pour encadrer
les actions internationales, – ce qui rejoint effectivement une
conception “à la française” comme dit l’auteur, – c’est-à-dire, plus
précisément à notre sens, une “façon gaullienne” de la pratique de
l’action internationale dans les situations d’urgence. (On parle de cet
outil de pouvoir superbe forgé par de Gaulle, que Hollande, après Sarko,
ne cesse de gâcher dans des interventions incohérentes et
catastrophiques.)
« “Basé sur l’article 102.1 (d) de la Constitution russe,
Vladimir Poutine a soumis une proposition au Conseil de la Fédération
pour lui demander d’autoriser l’utilisation du contingent des Forces
armées russes de l’extérieur du pays, sur la base des principes et
normes du droit international généralement reconnus” indique le
communiqué de presse du Kremlin, publié mercredi (30 septembre) au
matin. Autorisation accordée dans la foulée. La suite n’a pas traîné.
Dans un schéma organisationnel assez semblable à celui existant en France,
le chef de l’Etat, qui est le commandant suprême des forces armées,
ordonnait de commencer “l’opération aérienne pour viser des cibles des
terroristes de l’ISIL sur le territoire syrien”.
» Et dans l’après-midi, le ministère russe de la Défense
annonçait avoir réalisé plusieurs frappes sur des cibles des “dépôts
d’armes et de munitions, de fuels, des centres de communication, du
matériel militaire des terroristes de l’ISIS”. Une annonce faite sur
twitter, sur Facebook, sur Youtube, etc. en utilisant donc tous les
canaux modernes des médias sociaux, dans un exercice plutôt rare pour
l’armée russe de ‘transparence’ (= propagande) militaire… »
Ensuite, Gros-Verheyde passe en revue les réactions des pays du bloc
BAO, aux USA, en Europe, etc., et les contestations et accusations
diverses sur les cibles visées, les effets obtenus, etc., en ne
dissimulant pas qu’il s’agit là du terrain favori de la guerre de
communication. Puis il enchaîne en revenant à nouveau sur le cadre
légaliste qui a habillé ces frappes russes, cette fois sur le plan
international, ce qui implique pour la Russie une position extrêmement
forte permettant de parler à la fois de “force légale” et de “légalité
de la force”. La “force légale” ou “force légale en substance”, ce
serait pour nous une force qui a pour elle d’être légale en substance
parce qu’elle représente un intérêt souverain et qu’elle a la légitimité
de la constitution à partir d’un ensemble souverain ; la “légalité de
la force”, ou “légalité de l’emploi de la force”, ce serait pour nous
l’emploi d’une “force légale en substance” à cause de circonstances
données qui permettent d’inscrire cet emploi dans le cadre légal où il
dit s’exercer.
« Dans un jeu où la propagande est intense de part et d’autre,
l’essentiel n’est pas vraiment là. Car cette frappe russe a, avant tout,
un objectif politique. Elle permet à la Russie de récupérer ses galons
de force avec qui il faut compter et discuter en Syrie, non pas juste
parce qu’elle a un siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies mais
parce qu’elle est sur place militairement et que son intervention ne
peut se discuter d’un point de vue juridique. D’un point de vue du droit
international, la position russe semble en tout assez fondée. Ils
interviennent à la demande du gouvernement légal de la Syrie. Imparable
! Ce que ne peuvent pas se revendiquer les occidentaux qui agissent
dans la marge de la légalité… »
Voilà pour les conditions légales de l’intervention russe, qui ont pour effet de rendre cette intervention, d’une certaine façon, solennelle et affirmée. Il ne s’agit plus d’une expédition, d’une “covert action”, d’une opération de police, voir même d’une “frappe préventive”/“guerre préventive”, d’un acte de “légitime défense”, etc., – c’est-dire tous ces concepts nébuleux et incertains utilisés par les USA et, depuis quelques années, les pays du bloc BAO dans leur ensemble, dans leurs diverses interventions. Il s’agit d’une véritable “déclaration de guerre” dans les formes les plus affirmées, au nom de certains principes que les Russes s’emploient eux-mêmes à mettre en évidence. Le résultat disons politique sinon géopolitique est d’habiller de facto cette opération d’une affirmation de puissance qui frappe même ceux qui sont généralement dans un état d’esprit assez mal disposé vis-à-vis de la Russie.
Nous signalions et analysions déjà, le 14 septembre 2015, un aspect de l’analyse prospective du site DEBKAFiles.
Le 30 septembre, ce site proche des services de sécurité israéliens
confirme le sens général de son analyse, avec un pessimisme affirmé pour
ce qui concerne la position US et les difficultés à venir pour Israël,
avec surtout l’affirmation exprimée de nouveau, cette fois évènements à
l’appui, que l’on entre dans une époque nouvelle marquée par la domination russe au Moyen-Orient.
« That Russia launched its first air strikes in Syria Wednesday,
Sept. 30 was confirmed by the Russian Defense Ministry in Moscow and
criticized by US officials. Moscow stressed that it acted in support of
Bashar Assadfgd’s war on the Islamic State, assisted by other foreign
powers including Iran and Iraq working together from an allied command
center in Baghdad. Its targets were described as stores, ammunition
dumps and vehicles, located according to US sources around Homs and
Hama. The Russian communiqués did not indicate which organizations were
bombed.
» The Russian aerial offensive marks a turning point in Middle East affairs. Russia is emerging strongly as the number one power in the region.
The governments which hitherto coordinated their military polices with
the US, like those of Israel, Jordan and Turkey will have to reassess
their orientation and affinities in a hurry. For Israel it is the end of years of freedom for its air force to strike its enemies from the skies of Syria or Lebanon.
It also marks the end of any plans Turkey and Jordan may have
entertained for setting up buffer and no-fly zones in Syria to protect
their borders.
» Washington quickly criticized the air strikes, but said
Moscow’s moves would not change the US-led air campaign targeting the
Islamic State in Syria. That remains to be seen… »
Cette vision extrêmement pessimiste pour les USA, qui tend à faire de
l’action de la Russie un acte général d’affirmation de la puissance
russe dans la zone du Moyen-Orient, devient en effet aux USA, pour les
critiques de l’administration Obama, un acte d’affirmation hégémonique
de la Russie dans une zone laissée vide par la démission des USA. Cette
attaque contre Obama est classique de la part d’une ultra-droite qui
domine les réseaux d’influence aux USA et met continuellement le
président en position de faiblesse, mais elle a cette fois des
fondements qui lui font rendre un son proche de la vérité de
la situation. On peut lire par exemple la substance de l’analyse du New
York Post faite par Sputnik-français, à l’issue de la
réunion des Nations-Unies lundi, et alors que les Russes préparaient
leurs premières frappes en Syrie…
« Le New York Post, l’un des plus anciens journaux américains, a
qualifié la Russie d’unique superpuissance mondiale. Lundi, note-t-il,
le relais a été remis à l’unique superpuissance mondiale, et Vladimir
Poutine l’a volontiers accepté. “Le président Obama (vous souvenez-vous
de lui?) a décidé que les idéaux chantés par les fondateurs de l’Onu
seront valables pendant encore longtemps alors que la puissance et la
force perdront. Poutine a lui aussi a fait appel aux lois de l’Onu
(comme il les comprend) et a utilisé son discours pour annoncer la
formation d’une “large coalition internationale” pour lutter contre l’EI
en Irak et en Syrie. [...]
» Le New York Post estime que l’intervention d’Obama n’était
que des paroles en l’air, alors que Poutine a tout de suite confirmé son
discours par des actes, en accordant une aide militaire à la Syrie en y
envoyant ses forces aériennes. Le discours d’Obama est “comme
d’habitude” plein de promesses mais ne garantit pas de résultats
positifs. “Au contraire, le déploiement des forces armées par Poutine en
Syrie et le fait d’armer Assad crée des faits sur le terrain. Ceux-ci
l’ont propulsé vers le sommet, car Poutine a pris l’initiative du
règlement du problème mondial actuel le plus aigu,” note le NYP.
Enfin, tout cela est couronné par le constat de plus en plus souvent
fait de l’importance des forces mises en jeu par la Russie, mais aussi
par la Chine puisque la participation chinoise se confirme, et d’une
façon générale par la capacité d’organisation qui a été déployée,
notamment avec la mise en place d’un centre commun de coordination et de
renseignement Irak-Iran-Russie-Syrie à Bagdad (à la grande fureur
des USA, certes, en raison de la participation centrale de l’Irak).
Cela conduit des commentateurs US à observer que, désormais, les
circonstances (et le président Obama avec son cortège d’erreurs, pour
les groupes de pressions de l’ultra-droite) font que la puissance
militaire US commence à paraître dépassée. C’est le cas de James Lewis, du CSIS, qui écrit dans The Amercican Thinker le 29 septembre :
« The Russians and Chinese have limited force-projection
capabilities, but put them both together, combined with Iranian
Revolutionary Guards, Hezb’allah, and Assad’s troops, and you get the
kind of force projection only the U.S. has possessed in the past
half-century. This is a major surprise strategic move, coordinated by
Putin while talking peace at the U.N. Obama has been snookered again. »
… Et le 30 septembre, Lewis à nouveau ,
cette fois prenant directement à partie Obama et la soi-disant “Gauche”
du “parti unique”, ce qui est constitue un des échanges habituels de la
bataille interne de Washington D.C., laquelle n’empêche nullement
d’observer que nous parlons d’une vérité de situation actant
effectivement la désertion américaniste par le désordre, de la région
stratégique du Moyen-Orient : « Under Obama and the Left, America
has retreated from the world. We have abandoned our allies, all the way
from Japan and South Korea to Saudi Arabia and Israel… [...] As long as Obama is in power, things are likely to get worse for America… [...] By
sacrificing sixty years of Pax Americana the Left has taking a wild,
historic gamble. The Left hates the American ideal, and expects to
benefit from Obama’s dictatorial shenanigans. It’s a paradox that
Vladimir Putin, who saw the Soviet model crumble, is now allied with the
last powerful church in the world to become the rising new hegemon… »
Quoi qu’il en soit, nous y voici. Après plusieurs semaines de
supputations, vraies et fausses nouvelles, déclarations diverses, la
Russie est entrée dans le jeu au Moyen-Orient, avec détermination,
effectivement appuyée sur une base légale très solide et une structure
de décision politique exemplaire, effectivement décidée à mener ce jeu.
La Russie dispose de tous les outils politiques structurels dont le bloc
BAO, engourdi par des années d’actions interlopes et de déterminisme-narrativiste,
est aujourd’hui complètement privé. Contrairement à tout un courant
d’analyse, nous n’estimerons certainement pas que l’action de la Russie
est à prétention hégémonique, ni même à prétention d’affirmation de
puissance, mais qu’elle constitue d’abord une action pour tenter de
rétablir un ordre principiel dans une région où le désordre grandissant
menace évidemment son flanc Sud. De ce point de vue, également, il est
logique de penser que la Russie agit “à la française”, mais bien entendu
dans sa version gaullienne, c’est-à-dire en recherchant les équilibres
selon les lignes principielles souveraines et légitimes, pour tenter de
restaurer un ordre international qui assure la sécurité à chacun.
Il y a bien entendu très loin de la coupe aux lèvres. Le désordre est
aujourd’hui immense, et il grandit à une vitesse absolument
sensationnelle, comme s’il était devenu la substance même, ou l’essence
en forme de contre-essence des relations internationales. En théorie et
au vue des conditions actuelles, il ne serait certainement pas
impossible que la Russie parvînt à restaurer un semblant d’ordre, dans
telle ou telle région, à s’établir effectivement comme une puissance
tutélaire. Le problème annexe est bien entendu qu’elle est bien seule
pour faire cet exercice, même si elle est aidée par la Chine, l’Iran,
etc. Le problème central est bien entendu que le désordre en cours n’est
pas un accident, c’est une condition même de la vie internationale qui
est devenue une matière crisique en fusion constante ; nombre de pays
qui ont exercé des responsabilités dans ce sens (dans le sens de l’ordre
des relations internationales), ont abdiqué ces responsabilités ; la
plus grande puissance parmi tous ces pays, et d’une façon générale dans
la situation du monde, refuse absolument de reconnaître son déclin et
préfère régulièrement revenir en action avec un peu plus de désordre
dans sa politique, pour ne pas se savoir supplantée
bien qu’elle soit en passe de l’être si ce n’est déjà fait … Mais on
pourrait poursuivre longtemps cette complainte des différents facteurs
qui constituent l’immense désordre universel que l’on connaît.
Tout cela rend l’action de la Russie aussi incertaine sur le terme qu’elle est pourtant justifiée et semble devoir obtenir des résultats notables au départ. Ce n’est pas qu’on puisse craindre une “défaite“ de la Russie, car la Russie n’est pas prête à accepter cela, alors qu’elle est prête au contraire à s’impliquer dans un conflit puisqu’il s’agit finalement de préserver sa sécurité nationale ; ce n’est même pas qu’on puisse craindre un “enlisement” du type-Afghanistan, car l’on peut croire Poutine assez habile pour écarter ce type de risque. Il s’agit d’une incertitude d’au-delà de la stratégie et d’au-delà de la géopolitique, d’au-delà des habituelles prospectives en forme de “victoire” et de “défaite”, et une incertitude qui ne concerne pas seulement la Russie, pas seulement le Moyen-Orient, mais toute notre civilisation, le Système, notre Grand tout…
Finalement, à cause du sérieux de la forme de l’intervention et de la
résolution des Russes telle qu’on l’a décrite, le véritable apport de
l’événement est de rappeler à tous les acteurs que, derrière la comédie
constante de la communication et de tout ce qui l’accompagne, de la narrative
au déterminisme-narrativiste, il existe des vérités de situation qui
ont la dureté de la pierre. On sent cela dans le caractère de
l’intervention russe qui a commencé hier. En d’autres mots,
l’intervention de la Russie nous rappelle que la situation du monde est
extraordinairement tragique, que cette tragédie ne peut être réduite à
une narrative ni traitée par le narrativisme de communication
médiatique ni par les geignements de la société civile comme l’on fait
dans les talk-shows télévisés, que notre situation crisique ne
cesse de peser sur tous nos actes et nécessiterait, comme simple mesure
de survie, une certaine action de coordination et de solidarité pour
tenter simplement d’atténuer la vigueur des chocs qui se pressent dans
notre avenir le plus proche. Là non plus, l’optimisme ne règne pas.