dimanche 3 janvier 2016

La course pour verrouiller la frontière nord de la Syrie


Si Damas – ou les Kurdes sécurisent le dernier tronçon de la frontière entre la Syrie et la Turquie, c’en est fini de l’influence d’Ankara en Syrie.
Qui profite le plus du drame Russie-Turquie ? Aucun doute : c’est l’Empire du Chaos. Une Ankara désespérée dépend de l’étreinte de l’Otan.
Dans l’arène cruciale du Pipelinistan, le projet du Turkish Stream [1] a été suspendu (mais pas annulé). L’intégration de l’Eurasie – le projet du XXIe siècle pour la Chine et la Russie – est gravement entravée.
Pendant ce temps, ce qui passe pour la stratégie de l’administration US est plus glissant qu’une anguille japonaise. Le milieu des think tanks US l’interprète comme un effort pour déconflictualiser le champ de bataille, et même comme la principale planche de salut de l’Otan en Syrie (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, plus la Turquie) dans une vaste offensive supposée contre État islamique (EI). Supposée parce que toute l’opération est avant tout un jeu d’ombres. Et déconflictualiser pourrait plutôt signifier reconflictualiser.
Pas étonnant donc que le président Poutine ait interprété le tir du Sultan Erdogan contre le SU-24 comme parfaitement illogique. Ces raisons, bien sûr, incluent le pilonnage des Turkmènes – la cinquième colonne d’Ankara en Syrie du Nord – par l’Armée de l’air russe. Et l’assaut implacable des Russes sur le racket du pétrole syrien volé, qui implique une collusion entre quelques personnages turcs assez importants et État islamique.
Cela devient encore plus illogique quand on considère le domaine crucial de l’énergie. Ankara est dépendante à 27% pour le pétrole et à 35% pour le gaz naturel. L’an dernier, la Turquie a importé 55% de son gaz naturel de Russie et 18% d’Iran.
En raison de ses importants problèmes d’infrastructure, l’Iran ne sera pas de sitôt un concurrent important de Gazprom pour fournir du gaz naturel à la Turquie – et à l’Europe. En supposant qu’il soit relancé dans le futur, le Turkish Stream serait vraiment une bonne affaire pour la Turquie et pour l’Europe centrale et du Sud.

Bidouillez-moi une coalition

L’actuel jeu d’ombres – qui comprend le déploiement des Forces spéciales US au nord de la Syrie – ouvre la possibilité que les Turcs et les Américains soient sur le point de lancer une offensive majeure pour expulser État islamique du carrefour crucial de Jerablus. Le prétexte de Erdogan est bien connu : bloquer par tous les moyens la tentative des Kurdes syriens de l’YPG [Unités de protection du peuple kurde, NdT] d’unifier leurs trois régions au nord de la Syrie. Dans ce corridor, Erdogan veut installer un ramassis vague et douteux de Turkmènes – ses sbires – mêlé à des rebelles modérés sunnites non spécifiés, gardant ouvertes toutes les lignes de communication (et de contrebande) avec la Turquie.
Les Kurdes syriens, d’autre part, veulent y arriver les premiers. Avec le soutien aérien des Américains… Et avec le soutien aérien des Russes. C’est l’un des aspects sur lesquels l’équipe d’Obama et le Kremlin sont d’accord à propos de la Syrie – au désespoir absolu du Sultan. Le non-dit qui circule à Ankara est que la Turquie serait prête à une poussée terrestre sur Jerablus, mais seulement sous couverture américaine. Totalement absurde, si on considère que Washington et Ankara ne voient pas du tout l’issue du même œil.
Pendant ce temps, discutant de la Syrie à Moscou, le secrétaire d’État étasunien John Kerry a été contraint de convenir, officiellement, avec le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov, que c’est au peuple syrien lui-même, par des élections, de décider du futur de Assad. Donc même l’administration Obama paraît maintenant donner l’impression que le mantra «Assad doit partir» pourrait être mort et enterré.
Pas si vite. Le jeu d’ombres continue à faire solidement partie de l’équation. Après tout, la fameuse liste du hit parade des terroristes, objet maintenant d’un marchandage entre tous les acteurs, doit être approuvée par… la Turquie et l’Arabie saoudite, qui continuent à militariser toutes sortes de serpents à sonnette du désert, tant qu’ils tintinnabulent «Assad doit partir».
Dans cette fosse à serpents rampe la blague de la saison des vacances : la coalition antiterroriste conduite par Riyad, formée de 34 pays «provenant de tout le monde islamique». Le fauteur de la guerre au Yémen, le vice-prince héritier et ministre de la Défense Mohammed bin Salman, a même promis que le boucan de cette nouvelle martingale improbable stopperait les flux financiers vers les terroristes. Comme si la Maison des Saoud allait décapiter ses propres imams locaux, barjots, pieux, et riches financiers.
Cette coalition intégrée dans celle qui existe déjà, la Coalition des opportunistes douteux (COD) dirigée par les États-Unis, monstrueusement inefficace, est de la manipulation pure. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) n’ont absolument rien fait contre État islamique depuis l’été. Ils ont plutôt allègrement bombardé le Yémen. Leurs armées sont infestées de mercenaires. Sans mercenaires, pas d’armée saoudienne. Le Pakistan et l’Égypte ont des armées, mais ils sont épuisés par des problèmes internes catastrophiques et ne transféreront pas de troupes dans le bourbier qu’est le Syrak, même s’ils étaient achetés avec une montagne de pétrodollars.
Avec cette histoire, concoctée par les lobbyistes avertis d’Edelman, Riyad croit qu’elle peut donner le change sur ses efforts pour briser la Syrie.
Un décompte de la population syrienne, incluant les masses de réfugiés, représenterait quelque chose comme 14% de chiites alaouites, 5% de chrétiens, 3% de druzes, 1% de chiites duodécimains [les chiites qui croient dans l’existence des douze imams, NdT], 10% de Kurdes – dans leur grande majorité de gauche – et environ 40% de sunnites, la plupart laïques et beaucoup d’entre eux de gauche aussi, sans parler de l’élite confortable qui fait des affaires à Damas et à Alep, c’est-à-dire en accord avec le gouvernement depuis des générations.
La croyance de Riyad – et d’Ankara – qu’une petite brochette de djihadistes salafistes, par une persuasion quelconque, serait capable de rompre un équilibre aussi complexe, sans parler de diriger toute une nation, défie toute explication logique.

La bataille pour la frontière

Donc tout dépend maintenant de la bataille pour la frontière. Les Kurdes syriens ont bruyamment annoncé quelque chose du genre «Les vrais Kurdes vont à Jerablus». Jerablus est, en résumé, le dernier point d’appui de la Turquie en Syrie (l’Armée de l’air russe a exterminé presque toute la colonne combattante turkmène au nord de Lattaquié).
YPG en jaune : kurdes syriens
 Imaginez un corridor d’unification kurde – allant d’Efrin au reste du Rojava. Cela signifie une Turquie coupée de la Syrie ; fondamentalement, la fin de la route djihadiste ; la fin des services secrets turcs offrant un soutien logistique fastueux à Daesh, depuis les Big Macs jusqu’aux vacances en Turquie ; la fin de la route de Daesh avec le pétrole syrien volé. Sans parler de l’YPG – allié avec le PKK – qui contrôle une province semi-autonome dotée du statut de proto-État.
Mais ne vous y trompez pas : le Sultan fera tout pour l’empêcher. État islamique n’a jamais été une menace existentielle pour Ankara. Au contraire, il a toujours été un allié indirect très utile. Ankara continuera à alimenter le mythe que la voie pour vaincre Daesh passe par le changement du régime de Assad.
La Russie a démasqué le bluff. Pourtant le canard boiteux qu’est l’administration Obama est toujours irrésolu : devrions-nous utiliser Erdogan même s’il essaie imprudemment d’opposer directement l’Otan à la Russie ? Ou devrions-nous le laisser tomber ? La réponse tient à qui, et comment, remportera la bataille pour la frontière.
Par Pepe Escobar – Le 21 décembre 2015 – Source Russia Insider
Traduit par Diane, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

[1] Le missile Aim-120 Amraam, lancé par le F-16 turc (tous les deux made in USA) n’était pas dirigé seulement contre le chasseur bombardier russe, mais contre un objectif bien plus important : le Turkish Stream, le gazoduc projeté qui apporterait le gaz russe en Turquie et, de là, en Grèce et autres pays de l’UE. Le Turkish Stream est la réponse de Moscou au torpillage, par Washington, du South Stream, le gazoduc qui, en contournant l’Ukraine, aurait apporté le gaz russe jusqu’à Tarvisio (Province de Udine) et de là dans l’Ue, avec de grands bénéfices pour l’Italie y compris en termes d’emploi. Le projet, lancé par le russe Gazprom et l’italien Eni puis élargi à l’allemand Wintershall et au français Edf, était déjà en phase avancée de réalisation (la Saipem de l’Eni avait déjà un contrat de 2 milliards d’euros pour la construction du gazoduc à travers la mer Noire) quand, après avoir provoqué la crise ukrainienne, Washington lançait ce que le New York Times définissait comme « une stratégie agressive visant à réduire les fournitures russes de gaz à l’Europe ». Sous pression USA, la Bulgarie bloquait en décembre 2014 les travaux du South Stream, enterrant le projet. Mais en même temps, bien que Moscou et Ankara fussent dans des camps opposés concernant la Syrie et Isis (Ei), Gazprom signait un accord préliminaire avec la compagnie turque Botas pour la réalisation d’un double gazoduc Russie-Turquie à travers la mer Noire. Le 19 juin Moscou et Athènes signaient un accord préliminaire sur l’extension du Turkish Stream (avec une dépense de 2 milliards de dollars à charge de la Russie) jusqu’en Grèce, pour en faire la porte d’entrée du nouveau gazoduc dans l’Union européenne.