Les pourparlers de Genève ne serviront sans doute pas
à grand-chose mais on commence à voir qui seront les gagnants et les
perdants du conflit.
Les pourparlers de paix syriens entre le gouvernement
et l’opposition vont commencer ces prochains jours à Genève dans une
ambiance très pessimiste. Les deux parties se détestent et ont passé
cinq ans à s’entretuer, et c’est fort peu probable qu’ils acceptent de
partager le pouvoir, sauf géographiquement, c’est-à-dire en gardant le
territoire que chaque camp occupe actuellement et en le défendant avec
ses propres forces armées.
Ce pessimisme est difficile à combattre, étant donné
que plusieurs des plus puissants groupes qui se battent sur le terrain
ne seront pas présents à Genève. Ni Isis ni le Front al-Nosra ne sont
invités, et d’ailleurs ils ne viendraient sans doute pas s’ils
l’étaient. Il y a des désaccords sur qui est ou non terroriste :
l’Arabie Saoudite mène l’Armée de l’Islam qui contrôle le bastion
rebelle de la côte orientale de Damas et la Turquie insiste sur
l’exclusion des Kurdes syriens, les meilleurs alliés des Etats-Unis
contre Isis.
Le problème, pour mettre fin à la guerre en Syrie et
en Irak, est qu’il il y a une multitude d’acteurs qui sont trop forts
pour perdre, mais trop faibles pour gagner. Les pays tels que l’Iran, et
les mouvements tels que le Hezbollah, ont le sentiment de lutter pour
leur existence même dans une guerre qu’ils ne peuvent pas se permettre
de perdre. D’autres, comme l’Arabie saoudite et la Turquie, ont investi
trop de crédibilité dans la lutte contre la Syrie pour admettre
maintenant qu’ils n’ont aucune chance d’atteindre leur objectif de
renverser le président Bachar al-Assad.
C’est parfois l’épuisement des partis, plutôt qu’un
accord de cessez-le feu, qui met fin aux guerres et c’est peut-être ce
qu’on peut espérer de mieux pour la Syrie. On aurait alors des trêves
armées et des cessez le feu locaux, à l’image des plus de 600
interruptions qui ont émaillé la guerre civile de 15 ans au Liban. La
difficulté ici c’est que les mouvements à caractère sectaire tels
qu’Isis et al-Nusra ont vocation à lutter pour leur foi islamique en
combattant ce qu’ils voient comme des ennemis diaboliques. Ils ne sont
pas comme les seigneurs de guerre libanais qui trouvaient
occasionnellement intérêt à cesser de s’entretuer.
Mais, même si quasiment rien de positif n’émerge des
discussions à Genève, le paysage politique de la région est un peu plus
favorable à la paix qu’il ne l’était. L’intervention militaire russe
lancée il y a quatre mois signifie qu’Assad ne va pas perdre, mais il
est peu probable qu’il gagne de façon décisive. Il reste au pouvoir mais
seulement en raison du soutien accru de l’Iran, de la Russie et du
Hezbollah libanais et, même avec leur soutien, son armée n’a pas repris
les villes perdues, l’an dernier, comme Palmyre et Idlib. Le président
Assad n’a peut-être pas vraiment envie de participer à Genève ou à
d‘autres négociations, mais il est plus que jamais dépendant de ses
alliés extérieurs qui, eux, ne veulent pas s’embourber dans une guerre
civile interminable en Syrie.
On commence à voir qui sera gagnant ou perdant en
Syrie, bien que tous ceux qui sont impliqués ne le voient pas encore.
Isis perd de plus en plus de terrain face à un assortiment d’ennemis
soutenus par les forces aériennes russes et étasuniennes, même s’il est
encore loin d’être vaincu. Les États-Unis continuent à claironner
qu’ISIS a perdu Ramadi, en Irak, mais les forces spéciales irakiennes
qui ont repris la ville en ruine ne comptent pas plus de 500 soldats.
Les Peshmergas kurdes irakiens qui ont repris Sinjar ne sont pas payés
depuis cinq mois parce que le gouvernement régional du Kurdistan est en
faillite. L’armée syrienne est à court d’hommes et, même si leur moral
est meilleur grâce aux Russes, les soldats sont épuisés par cinq années
de guerre. Les Kurdes syriens remportent des succès, mais ils ne veulent
pas servir de chair à canon aux États-Unis et ils craignent une
intervention turque.
Il est dangereux d’affirmer qu’une phase donnée d’une
longue guerre civile est décisive, mais ce pourrait bien être le cas de
la période qui s’ouvre. Les États-Unis et leurs alliés en Syrie, pour
l’essentiel les 25 000 combattants des unités kurdes pour la Protection
du peuple (YGP) et quelques alliés arabes sunnites, sont impatients de
couper les derniers liens qu’Isis entretient avec le monde extérieur par
l’intermédiaire de la Turquie. Ils y sont presque arrivés. Les Unités
arabes des forces syriennes démocratiques (SDF), un regroupement
d’organisations dominé par les YPG, ont pris le barrage Tishrin sur
l’Euphrate, à 85 km à l’est d’Alep, le 23 décembre, et elles se
rapprochent du bastion d’Isis de Manbij.
La nouvelle qu’un mouvement que peu de gens
connaissent menace une ville obscure de Syrie ne risque pas de mettre le
monde en effervescence. Pourtant elle est importante pour trois
raisons : d’abord, Isis est maintenant presque enfermé dans son califat
auto-proclamé ; deuxièmement, les Kurdes syriens, en se servant des SDF
par procuration, ont traversé l’Euphrate vers l’ouest, malgré la
promesse de la Turquie de les en empêcher par les armes ; troisièmement,
et c’est le plus important, l’attaque des SDF a été soutenue par des
frappes aériennes à la fois russes et étasuniennes, quoiqu’à des moments
différents. « Les Russes mènent actuellement la plupart des frappes
aériennes à cet endroit », a déclaré un représentant kurde syrien. En
d’autres termes, les États-Unis et la Russie agissent dans cette partie
de la Syrie comme si elles avaient une alliance militaire de facto.
Le grand perdant pourrait être la Turquie, qui
semblait être en position d’étendre son influence à travers tout le
Moyen-Orient en 2011. Son image d’état prospère, et démocratique bien
qu’islamique, séduisait beaucoup de protestataires arabes cherchant à
renverser une dictature. Mais le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a
bientôt montré clairement qu’il soutenait une prise de pouvoir des
arabes sunnite religieux, anti-chiites, anti-kurdes et anti-laïques qui
soulèverait des résistance. Ayant d’abord épaulé les Frères musulmans,
la Turquie a ensuite toléré ou aidé Isis, al-Nusra et des groupes de
djihadistes extrémistes.
Ce fut une calamiteuse erreur de calcul pour la Syrie
et pour la Turquie. Le rêve néo-ottoman du président Erdogan de refaire
de la Turquie une grande puissance du Moyen-Orient, a abouti à son
contraire. Nous verrons dans les prochains mois comment il réagit à cet
échec, alors que les États-Unis et la Russie essaient, de différentes
manières et en soutenant chacun une liste d’alliés assez différente, de
fermer la frontière entre le nord de la Syrie et la Turquie.
Le président Erdogan devra soit accepter l’exclusion
de la Turquie du nord de la Syrie, soit augmenter son implication
militaire turque sans exclure une éventuelle invasion. Les analystes
turcs qui critiquent sa politique disent qu’il voulait envahir la Syrie
l’an dernier, mais qu’il a été freiné par des généraux haut-placés de
l’armée turque. Un engagement militaire à grande échelle de la Turquie
serait plus difficile aujourd’hui, du fait de l’intervention militaire
russe et de l’attaque du bombardier russe par un F-16 turc le 24
novembre. Une invasion turque du nord de la Syrie serait maintenant
désapprouvée par les Etats-Unis et combattue par l’aviation et les
missiles anti-aériens russes.
La guerre en Syrie et en Irak est loin d’être
terminée, mais maintenant que l’on voit clairement apparaître les
gagnants et les perdants, les chances de cessez-le-feu locaux et,
finalement, d’une sorte de paix, grandissent. Le gouvernement Assad et
l’opposition ne se mettront peut-être pas d’accord à Genève, mais les
puissances étrangères qui les soutiennent sont de plus en plus
désireuses de voir arriver la fin du conflit.
24 janvier 2015 |
Patrick Cockburn,
Traduction : Dominique Muselet
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