L’expérience
est étonnante. Vous mettez une bouteille d’eau au congélateur environ
deux heures et demie puis vous la ressortez délicatement. Vous
constaterez que l’eau est toujours liquide bien que sa température soit
largement descendue en-dessous de zéro. Il suffit alors d’un simple choc
sur la bouteille pour que l’eau se transforme instantanément en glace.
L’effet est saisissant. C’est la surfusion. Cette transition de phase
brutale peut aussi s’appliquer à la biologie, comme aux sociétés
humaines. Ainsi, à l’image de l’eau de notre bouteille, le Système
néolibéral américaniste qui a produit notre contre-civilisation se
trouve-t-il déjà bien en-dessous du degré zéro fatidique. Malgré son
apparente normalité, il est ainsi dans un état de désorganisation totale
et un simple choc pourrait suffire à provoquer son effondrement. La
chute de l’Empire US, aujourd’hui en phase terminale, sera à n’en pas
douter le choc décisif en question.
L’illusion de l’hyperpuissance
Depuis
plusieurs années déjà, le déclin de l’Empire étasunien connaît une
accélération phénoménale. Son économie ne tient debout qu’au prix d’un
endettement permanent. Sur le plan militaire, le Pentagone engage des
moyens toujours plus colossaux pour des résultats toujours plus
lamentables, butant même contre un plafond de verre en matière de
technologie militaire. Enfin, au plan géopolitique, l’Empire accumule
les ratages et les erreurs et ne peut qu’assister au reflux de son
leadership sur les affaires mondiales.
Désormais, même si la
puissance US est encore bien réelle, elle est sans commune mesure avec
l’idée que l’on s’en fait. C’est que l’image de l’hyperpuissance
étasunienne est surtout le fruit d’une illusion fantastique, d’une
merveilleuse opération de com’ soutenue par 70 ans de
propagande hollywoodienne qui ont hypnotisé les esprits. Sous le vernis,
l’Empire se fissure. Il est même en train de perdre la dernière
bataille, celle des cœurs, et il n’y a plus guère que la caste politique
libérale et son clergé médiatique pour croire encore à ses tours de
magie.
Une économie faisandée
Ainsi, au
plan économique d’abord, la résilience américaine est un leurre.
Aujourd’hui aux États-Unis, plus de 46 millions d’Américains font la
queue devant les banques alimentaires 1. Le chômage explose malgré des statistiques bidouillées 2
qui permettent au Marché des fous de croire encore au mirage. Mais en
réalité, si l’on inclut les chômeurs de longue durée éjectés des
statistiques sous Clinton, le chômage US oscille entre 13% de la
population active pour les estimations les plus optimistes, et 23% 3 pour les plus réalistes.
Seule la toute-puissance du dollar dans le négoce international, dopé par une planche à billets qui tourne à plein régime, maintient le Titanic US à flot au prix d’un endettement sans fin. A l’heure actuelle, le cumul des dettes publique et privée US culmine au chiffre stratosphérique de 64 000 milliards de dollars 4.
Le dollar est désormais une telle monnaie de singe que même le FMI a intégré le yuan chinois comme monnaie de réserve. La montée en puissance des BRICS leur a aussi permis toutes les audaces, y compris celle de créer leur propre banque d’investissements concurrente de la Banque mondiale sous obédience américaine.
En réalité, les États-Unis
n’ont plus les moyens de défendre leur hégémonie monétaire et même le
négoce de l’énergie, et notamment du pétrole, commence à se faire en
roubles ou en yuan, ce qui était impensable il y a quelques années
encore. Tous les régimes qui avaient eu jusque là eu la prétention de se
passer du dollar dans le négoce énergétique, comme l’Irak ou la Libye,
ont été rayés de la carte.
On en est plus là.
Désormais, il ne s’agit plus de savoir quelle sera la prochaine bulle spéculative made in US à éclater, mais quand, sachant qu’elle est là, sous le vernis, en train d’enfler, inéluctablement.
Un Rambo aux pieds d’argile
Au
niveau militaire, c’est le même mirage, la même fascination construite,
la même illusion. Malgré 620 milliards de dollars de budget annuel, 1,5
millions de personnels militaires, 20.000 tanks et avions, une dizaine
de porte-avions et des centaines de sous-marins, des dizaines d’agences
de renseignements regroupant des milliers de barbouzes, les performances
militaires de l’Empire sont lamentables.
Depuis 25 ans, toutes
ses interventions se sont soldées par de cuisants échecs, que ce soit en
Irak et en Afghanistan ou, maintenant, dans la guerre par procuration syrienne.
En un quart de siècle de gesticulations militaires, et malgré l’inside job du 11 Septembre 5
et le fameux remodelage du Moyen-Orient qu’il avait permis, l’Amérique
après avoir perdu l’Asie centrale est en train de perdre le
Moyen-Orient.
Bien sûr, la fascination reste. Les États-Unis ont
de merveilleux porte-avions qui sillonnent les mers en permanence, de
fabuleux bombardiers officiellement furtifs qui scintillent dans le
ciel, mais à quoi servent-ils au juste ?
Qui se soucie encore en
effet de contrôler à grands frais la surface totale des mers à la
manière des thalassocraties des siècles passés, alors qu’un seul avion
russe, grâce à ses nouveaux systèmes de brouillage 6,
peut s’approcher suffisamment de chacun de ces mastodontes pour les
envoyer par le fond en un clic ? A quoi sert-il encore d’avoir des
bombardiers furtifs si chers à produire que le Pentagone n’ose pas
sortir sans une escadrille complète de chasseurs en escorte, annulant du
même coup leur si onéreuse furtivité ?
De même, alors que la
Russie et la Chine multiplient les avancées technologiques en matière
d’armement en construisant des outils simples mais performants et
efficaces, le Pentagone est désormais incapable de briser le plafond de
verre technologique qui le conduit à enchaîner les fiascos comme des
perles [7 Les limites
de la quincaillerie US], à l’image de ce fameux bombardier du futur le
F-35 dont le prix ne cesse de s’envoler mais qui, lui, ne vole toujours
pas.
Aujourd’hui, même les analystes anglo-saxons estiment que les
États-Unis sont dépassés en matière de technologies militaires face aux
matériels russes et chinois 7.
Géopolitique de la fuite en avant
Au
plan géopolitique enfin, le constat est également douloureux pour
l’Empire. Même sa tentative de fracturer l’Eurasie en créant de toutes
pièces une guerre en Ukraine est loin d’avoir donné les résultats
escomptés. En un tour de main et avec l’aide de quelques petits hommes
verts, Vladimir Poutine a tourné la manœuvre à son avantage en
rapatriant la Crimée dans le giron russe, s’assurant ainsi un accès
définitif aux mers chaudes de manière quasi inespérée.
Cette
nouvelle Guerre Froide 2.0 a même été un formidable accélérateur pour
pousser la Russie et la Chine à intensifier leur coopération à tous les
niveaux. Dans sa tentative désespérée de créer son fameux intermarium 8
pour empêcher tout rapprochement entre l’Europe et la Russie, les
États-Unis ont précipité la constitution d’un bloc asiatique redoutable
avec lequel, tôt ou tard, l’Europe opérera une jonction.
Même
l’Inde et le Pakistan sont désormais en passe d’intégrer l’Organisation
de coopération de Shanghai, qui regroupe déjà nombre de républiques
d’Asie centrale en plus de la Chine et de la Russie. Cet affrontement
homérique où l’Empire recule inexorablement prend toute son ampleur dans
le nouveau Grand Jeu autour des ressources énergétiques et de la
fameuse guerre des tubes ou pipelineistan,
c’est-à-dire la guerre pour le contrôle des routes d’acheminement du
pétrole et du gaz. Une guerre qui explique d’ailleurs en grande partie
la soudaine réhabilitation de l’Iran et la guerre actuelle en Syrie,
notamment.
Mais là aussi, là encore, les États-Unis voient leurs projets sévèrement contrariés 9,
armes à la main si nécessaire. Russie et Chine n’hésitent désormais
plus à défendre militairement leurs intérêts face aux manigances d’un
Empire US qui ne fait plus peur. Or un Empire que l’on ne craint plus
est un Empire à l’agonie. L’Empire US ne se bat plus aujourd’hui pour
grandir, ni même pour se maintenir, il se bat pour freiner son déclin.
Et si l’Empire n’est certes pas mort et conserve une terrible capacité
de nuisance, il n’en est pas moins vaincu.
De l’indignation à la révolte
La
chute de l’Empire est donc une affaire de temps, et elle entraînera
tout aussi inéluctablement la chute du Système néolibéral dont il est la
matrice. Nous ne croyons pas en effet à un simple basculement des
centres de pouvoir de l’Occident vers l’Asie, avec la simple reprise en
mains des mêmes structures néolibérales mortifères par d’autres, ce qui
reviendrait à reculer pour mieux sauter.
Nous avons la conviction que la chute de l’Empire US sera le point de rupture, le choc qui provoquera la surfusion 10
du Système. Le séisme sera sans aucun doute terrible, mais salutaire.
Le modèle de société néolibéral qui a produit la contre-civilisation qui
est la nôtre est en effet un cancer qui ronge et détruit non seulement
le vivant, la terre, les mers, l’air, tout ce qui marche, nage, pousse
ou vole, mais qui annihile aussi les sociétés humaines, les rabaissant à
un agglomérat d’égoïsmes en concurrence, de consommateurs compulsifs
aliénés aux cerveaux [définitivement] disponibles.
Notre
planète n’est déjà plus capable de digérer toutes les déjections de ce
Système de production de masse et, si cette folie propre à consommer tout l’univers ne cesse pas, il est évident que nous disparaîtrons. En provoquant une surfusion
du Système par sa dynamique propre, l’Histoire pourrait cependant nous
sauver de nous-mêmes en nous aidant à tirer la chasse sur cette pègre
néolibérale et en offrant l’occasion d’un changement radical.
Il
appartiendra alors aux sociétés civiles de saisir la chance offerte, de
cesser de s’indigner inutilement pour enfin se révolter, d’abord pour
empêcher le Système d’instaurer ce totalitarisme qui constitue son
aboutissement naturel et sa dernière ligne de défense, ensuite pour se
prendre en mains et développer d’autres façons d’être, de cohabiter et
de coopérer, pour nourrir d’autres idéaux que la propriété et la
possession, pour chercher à bâtir, enfin, cette société libre, égalitaire et décente à laquelle nous avons pour l’instant renoncé.
Note du Saker Francophone
Le site entrefilet.com
nous gratifie d’un excellent texte pour finir l’année. Je vous propose
quelques liens complémentaires pour étayer cette analyse.
- 22/12/15 : François Roddier : Thermodynamique de l’évolution
Un essai de thermo-bio-sociologie. Je vous conseille la lecture de la 4e de couverture en lien ci-dessus et la lecture du livre qui est une mine de savoir sur la notion d’évolution. Vous saurez tout sur la théorie de la surfusion, de la criticalité auto-organisée, les domaines d’Ising et bien d’autre encore.
- 09/12/15 : Jean-Philippe Immarigeon : État de l’Empire états-unien
Une courte vidéo 24’57 qui développe cette notion de «fruit d’une illusion fantastique», avec quelques exemples.
- 01/09/15 : Le désespérant désert de l’Esprit par Adam pour le Club Orlov
Le texte est très bon mais c’est la conclusion, sur la gestion de fin de vie de l’Empire, qui est à lire et complète cet article.
- La réalité économique rattrape les fantaisies du marché
- 248 000 postes créés aux États-Unis : la réalité derrière les chiffres
- L’effondrement de l’économie américaine
- US Debt Clock
- Sur le 11 Septembre
- La Russie brouille les commandes du porte-avions Ronald Reagan et de la 7ème flotte
- The Economist : les cinq faiblesses de l’armée américaine
- Ukraine-Russie : quand l’Empire tombe le masque
- Syrie : sang contre pétrole, l’ultime guerre du Pipelinestan
- Surfusion de l’eau
Le 23 décembre 2015 – Source entrefilets.com