Il y a dix ans, en février 1996, Mehdi Belhaj Kacem, jeune écrivain et philosophe franco-tunisien interviewait David Bowie. Ce dernier a tout vu, tout connu, devenant le
schizophrène éclairé auprès duquel Mehdi est venu chercher conseil. La création, le chaos,
le désir, l’âge et la mort : une leçon de vie de l’ancien à son
bouillant disciple. En hommage à David, récemment décédé, je reprends cette interview dans laquelle on découvre un Bowie étonnamment humain,
généreux et espiègle, parfait dans le rôle du mentor attendri. On lira avec intérêt ce qu'il pensait de la mort, dix avant que celle-ci ne survienne.
Mehdi Belhaj Kacem : Ton album Outside a été bien
accueilli par la presse et par tes fans hardcore, mais beaucoup ont
critiqué l’aspect conceptuel du disque on a dit que c’était un disque
prétentieux.
David Bowie : (Rires)… En effet, j’ai reçu un paquet de critiques pour Outside, je n’ai pas été ménagé. Mais soyons clairs : je revendique totalement ce côté prétentieux. Je l’ai voulu.
Pour moi, cette forme
conceptuelle n’est qu’un prétexte qui te permet de renouer avec ta
schizophrénie maintenant que tu es un homme rangé, riche, marié. Tu
sembles réconcilié avec cette schizophrénie.
Je suis tout à fait conscient
qu’il y a une dualité dans mon esprit, qu’elle est là en permanence et
que je travaille avec. Un livre paru dans les années 70, The Bi camera on mind,
expliquait ou tentait d’expliquer pourquoi, par exemple, Jeanne
d’Arc entendait des voix. En vérité, elle se servait de l’hémisphère
caché de son cerveau, ce qui est très schizo (sourire)… Il me
semble que certaines personnes ont ces facultés, qu’elles le veuillent
ou non. Elles deviennent des sortes de creusets, des réceptacles pour
des visions ou des pensées étrangères.
Il y a un équilibre difficile à
trouver : ces facultés peuvent être très pénibles comme elles peuvent
se transformer en pouvoir. On peut facilement sombrer dans le chaos mais
en même temps, on n’a pas envie de mettre trop d’ordre dans tout ça.
Je crois que, quand on a ces
dispositions, il faut le vivre comme une chance, surtout lorsqu’on est
écrivain. Dans ce cas, la schizophrénie devient même salutaire. Ceux qui
n’ont pas la chance de se trouver un mode d’expression se laissent
submerger par le chaos. Aujourd’hui, l’idée du chaos ne me fait plus
peur, je me sens presque en harmonie avec elle, beaucoup plus que dans
le passé. Mais il a fallu livrer un combat pour en arriver là. Dans les
années 70, j’avais l’impression d’être divisé, fracturé en deux
morceaux. Il y avait ce côté-là et ce côté-ci et l’un des deux devait
forcément l’emporter sur l’autre. J’avais le sentiment que le combat
était inévitable, qu’on ne pouvait pas l’empêcher. Depuis, j’ai réussi à
réconcilier ces deux parties de ma personnalité, je les ai domptées.
Mon imagination fonctionne mieux que jamais mais je goûte aussi des
joies plus domestiques, plus confortables, plus rationnelles. Et je vis
cette dualité mieux que jamais, elle ne me déstabilise plus. En fait,
métaphoriquement, je verrais cette séparation comme ceci : d’un côté, il
y aurait la vision gnostique de l’existence et, de l’autre, le savoir
mystérieux des agnostiques. Et maintenant, j’ai réconcilié ces deux
visions : j’ai compris que j’ai besoin des deux philosophies, comme
l’Eglise a besoin de ses hérétiques… La vision qu’ont les agnostiques de
l’existence et du cosmos, c’est qu’il y a un Dieu au-dessus de Dieu, un
Dieu qui n’a pas de conscience du tout et qui est le créateur du chaos,
de la fragmentation, ce que je considère comme une idée très
intéressante (rires)… Pour leur part, les gnostiques vivent avec
l’idée qu’il y a un Dieu unique, un Dieu tout-puissant qui est à la fois
le Créateur, le Père, le Commandant. Et j’ai l’impression que les gens
comme nous vivent un peu entre ces deux Dieux.
C’est l’idée qu’il y a un
équilibre à trouver entre le chaos et la forme. Mais on est toujours
ballottés entre les deux : on ne peut jamais être complètement dans le
chaos ou complètement dans la forme car ces deux éléments se modifient
constamment. On croit trouver une forme pour exprimer le chaos mais dès
le lendemain, elle est périmée.
Et encore, l’écriture peut tout à
fait contenir ce genre de processus, le maîtriser, alors que c’est
beaucoup plus compliqué dans la vie. Dans la mienne, le chaos s’exprime
surtout dans les relations que j’entretiens avec les autres. J’ai du mal à développer des relations durables avec les
autres, nos rapports deviennent vite erratiques et je peux être infâme…
J’ai toujours souffert de ça et, pour ma propre santé mentale,
il m’a fallu trouver un équilibre que je n’avais pas, un équilibre
entre mes deux façons d’être. C’était la seule manière pour que j’aie
accès à des relations saines avec les autres. Je ne veux pas vivre comme
un ermite, ça ne m’apporte aucun plaisir… (long silence)… Et j’en suis arrivé à un tel degré que je suis désormais capable de vivre sous les lois du mariage. Je ne sais pas ce que le futur me réserve, mais pour le moment, tout va bien.
Comment te sens-tu lorsque tu
repenses aux saloperies dont tu te serais montré coupable dans ces
relations “erratiques” dont tu parles ?
Je culpabilise énormément… C’est une culpabilité immense, terrible.
(Mehdi l’interrompt)… Une culpabilité aussi forte que celle que tu ressens en revisionnant le clip de Dancing in the street,
où on te voit gigoter à côté de Jagger ? Je l’ai revu récemment et j’ai
pensé que ce n’était pas seulement une insulte à l’encontre de tes fans
hardcore comme moi, mais aussi une insulte à la dignité humaine.
(Bowie éclate de rire)… Alors comme ça, pour toi, la dignité humaine existe ?
J’ai beaucoup de respect pour toi, mais quand je vois ce genre de trucs…
Mais qu’as-tu trouvé d’indigne à cette vidéo ? Comme si la dignité humaine existait, qu’elle était palpable…
Franchement, comment juges-tu ces longues années de traversée du
désert ? Pendant les années 80, tu avais l’air heureux et bien dans ta
peau, mais ça ne se traduisait vraiment pas en termes artistiques.
Pour moi, c’était tout bénéfice :
j’étais gagnant sur toute la ligne. Pour la première fois, je me
sentais comblé, épanoui et pas seulement en des termes artistiques
mais aussi en tant que membre d’une communauté, de la société. J’ai le
sentiment que je suis ressorti des années 80 en étant beaucoup plus
sociable, plus facile à vivre. J’étais heureux de pouvoir enfin
dialoguer avec les autres. Auparavant, j’étais extrêmement étrange, un
type très secret qui ne savait pas comment se situer par rapport aux
gens. Et je crois que je me suis battu pour construire des relations
avec les autres par réflexe de survie, parce que j’étais vraiment arrivé
au fond du gouffre. J’avais atteint un niveau d’incommunicabilité
chronique et il me fallait absolument trouver un remède. J’étais
descendu tellement bas que la seule direction possible, c’était de
remonter. Je me suis dit : je ne peux pas aller plus bas, le suicide me
guette en permanence, je ne trouve plus de raison valable pour vivre.
Alors il faut faire quelque chose, remonter, aller chercher l’air là où
il se trouve. Et le retour à la surface a été pour moi un sentiment
glorieux. A partir de ce jour-là, je me suis dit qu’être en paix avec la
société devait devenir mon souci principal et constituait un formidable
défi.
Mais comment as-tu trouvé la motivation pour remonter alors que tant d’autres sont restés au fond ?
Je ne sais pas. Il y en a
tellement qui se consument ou se replient sur eux-mêmes. Moi, je suis
probablement d’une nature très curieuse, la société dans laquelle nous
vivons m’intrigue et m’excite. C’est pour ça que j’ai trouvé la force de
remonter : parce que j’aime foncièrement les gens, parce que j’aime la
société, parce que j’aime observer comment elle fonctionne ou comment
elle ne fonctionne pas. J’ai ce désir très profond de lui appartenir
davantage, de m’y intégrer mieux qu’avant. En vérité, je n’ai jamais
voulu vivre dans la solitude complète et c’est sans doute pour cela
que j’ai autant écrit à ce sujet : parce que cet état faisait partie de
mon existence et que je voulais absolument m’y arracher. Donc, dans mon
cas, l’écriture a une très nette fonction cathartique comme la
majorité de ce qui est écrit de par le monde, d’ailleurs… Je n’ai jamais
adhéré au romantisme de l’isolement. On peut facilement s’abuser à bon
compte et penser qu’on est différent des autres, mais en ce qui me
concerne, ma vie quotidienne est relativement rangée et axée autour du
travail. Du coup, j’ai le sentiment de faire absolument ce que je veux, de vivre pleinement sans jamais perdre le contrôle.
J’ai lu un article où on demandait à un psychanalyste son avis sur différentes pop-stars ça donnait des trucs du genre : “Prince, un cas tragique d’homosexualité refoulée ; Michael Jackson, un exemple d’infantilisme total…”
Et lorsqu’on lui a parlé de toi, le type s’est vraiment mis en colère.
Il disait “Ah non, pas Bowie !” Je crois que ce qui l’énervait, c’était
de ne pouvoir t’appliquer un de ses concepts ou jugements prédéfinis. Il
disait que chez toi tout n’était question que d’apparence, que tu étais
un pur produit marketing. Personnellement, je pense exactement le
contraire : pour moi, tu as précisément tout fait pour échapper aux
apparences, pour ne pas être réductible à une seule interprétation.
Exactement ! Voilà un des trucs
qui me mettent toujours en colère : ces gens qui me disent que tout mon
travail tourne autour de méthodes de marketing. Je trouve cette vision
tellement naïve. Au contraire, il n’y a rien de plus difficile que ce
que j’essaie de faire.
Ils ne sont pas seulement
naïfs, ils ont peur de ce côté insaisissable. Ils ne peuvent pas te
ranger dans une de leurs petites cases.
Le marketing, c’est lorsque l’on
sait précisément ce que les gens attendent et qu’on le leur donne : tu
acceptes la tyrannie du grand public, tu t’en fais le complice. Mais
lorsque tu empruntes l’avenue qui part en sens inverse celle qui reste
en périphérie, autour des choses , alors le public a du mal à te
comprendre et à te suivre (sourire)… Et en ce qui me concerne,
c’est ce qui se passe : mon public passe son temps à osciller. Parfois,
il adhère parfaitement à ce que je fais. Parfois, il est plus
qu’indifférent et ne prête aucune attention à ce que je fais. Mais voilà
: moi, je préfère rester à la périphérie que d’être une victime de
cette catastrophe qu’est le succès.
Et tu es prêt à renoncer au grand succès commercial pour demeurer en périphérie ?
Absolument, il faut faire des
choix. Si tu veux être un artiste d’une certaine importance et mon ego
me dit que j’en suis un , alors il faut savoir faire des sacrifices.
La chose la plus importante à mes yeux aujourd’hui, c’est de changer la
texture de la forme artistique que je me suis choisie, la musique. Je
veux transformer la texture de ma musique, la conduire dans des régions
inexplorées, des endroits où personne ne m’attend. Et tant pis pour les
tubes et les chansons. Moi, ce que je veux, c’est travailler la matière
même de la musique et si on veut se lancer dans ce genre d’aventure,
mieux vaut s’attendre à des réactions hargneuses. Un jour, Brian Eno et
moi discutions avec un journaliste anglais et nous lui avons dit que
nous étions en train d’inventer une nouvelle école de la prétention (sourire)…
Ce jour-là, nous lui avons fourni des arguments clef en main : être
prétentieux devenait notre revendication. Parce que le mot que les gens
détestent le plus, c’est sans doute le mot “prétention”. Alors avec
Brian, nous nous sommes dit “Soyons prétentieux !” Proclamer ça, c’était
une manière de nous acheter une liberté. Après ça, plus personne ne
pouvait nous reprocher d’être prétentieux. “Oui, nous sommes
prétentieux, nous sommes même la faculté mondiale de la prétention ! Et
maintenant, débrouillez-vous avec ça !”
Malgré tout, existe-t-il une partie de ta personnalité qui reste insatisfaite, qui veut toujours la gloire ?
Je ne suis jamais totalement
heureux de ce qui se passe. Je suis toujours en train de me dire “Bon
sang, ce disque aurait dû se vendre beaucoup mieux !” J’ai toujours un
ego très fort… Mon plus grand plaisir dans la vie, c’est lorsque un
artiste contemporain dit que mon travail l’a influencé ou affecté.
Lorsque cela arrive, j’en suis vraiment ravi, bien sûr, comment ne pas
l’être ? J’aime savoir que les gens réagissent à mes disques, mais en
même temps je n’ai aucune attente. Si un disque marche, c’est
merveilleux, mais je suis également préparé à l’idée qu’il puisse ne pas
marcher, que mon travail soit de plus en plus perçu comme une
étrangeté.
Il est intéressant de comparer
ta démarche à celle de Trent Reznor. J’aime beaucoup son groupe Nine
Inch Nails, mais Reznor parle en permanence d’autodestruction, utilise
ce thème de manière récurrente alors que musicalement ce sont toujours
les mêmes techniques. Au fond, tu es beaucoup plus autodestructeur que
Reznor. Parce que toi, tu te remets toujours en question musicalement, détruisant systématiquement ce que tu as construit auparavant. Tu ne te laisses pas figer dans une forme unique.
Tu sais ce qui est intéressant
avec Reznor ? Maintenant que je le connais un peu mieux, je réalise
qu’il est le produit d’une petite ville d’Amérique, qu’il est prisonnier
du milieu dont il est extrait. Il aimerait sans doute se dépasser,
aller beaucoup plus loin, en particulier dans ses textes, mais il n’a
pas le vocabulaire adéquat. Ses moyens d’expression sont réduits, mais
je lui fais confiance pour mûrir. Peut-être que s’il voyage davantage,
lit davantage, son inspiration s’ouvrira.
Toi-même, tu t’es déjà senti limité, prisonnier de ce genre de situation ?
Etant européen, j’ai toujours eu
un accès facile à la culture. Tout était là, disponible : la culture et
la contre-culture. En grandissant, je sentais que Londres était une
véritable mine d’informations. Il se passait tellement de choses à
Londres et en moi, intimement. Du Living Theatre venu d’Amérique au
rock’n’roll, en passant par la culture la plus classique, c’était un
grand vivier duquel j’étais capable de tirer des tas de choses. Alors
que Trent Reznor vient d’une petite ville de l’Ohio où il n’a jamais dû
se passer grand-chose. Le seul accès à un semblant de culture qu’il
pouvait avoir, c’était la télé ou un concert de rock de temps en temps.
Il y a une vraie profondeur dans la perception de la vie que nous avons
en Europe, quelque chose qui n’existe pas en Amérique. Là-bas, il y a
une manière unique de voir les choses. Je ne dis pas que les gens ont
l’esprit étroit puisqu’on peut rencontrer des esprits très fins et
très profonds , mais ils sont très premier degré. Ça donne des gens
comme Sylvester Stallone ou Sharon Stone, des espèces de figures
mythiques imposantes, des gens qui résument tout à eux seuls. On dit
“Stallone” et tout le monde comprend ce que ça signifie.
C’est justement ce qui est
très fascinant avec les Américains : ils vivent tout à un seul niveau,
si bien qu’on a l’impression d’un immense théâtre.
Il y a très peu de nuances aux Etats-Unis. Par exemple, là-bas, quand on
est raciste, on l’est totalement. En Europe, il peut exister plusieurs
degrés de racisme, plus ou moins graves, mais là-bas les Noirs détestent
les Blancs (rires)… Alors qu’ici les Blancs peuvent être “un peu
dérangés” par les Noirs. En Europe, on pourrait même en arriver à
croire que le racisme n’existe pas : vous vous baladez dans Londres et
vous vous dites “Wouah ! Cette ville est géniale”, mais aux Etats-Unis,
le racisme vous saute au visage.
En un sens, le mode de fonctionnement européen est beaucoup plus pernicieux.
Oui, il n’y a rien de plus dangereux que la tolérance (sourire)… La tolérance est une chose affreuse.
Précisément, on me reproche
souvent mon manque de tolérance. On me prend pour une sorte de
terroriste, la fraction Hezbollah de la littérature.
Moi, je n’ai pas cette obsession
du jugement qu’ont ceux qui se proclament “tolérants”. Je ne veux pas
juger, je veux seulement avoir accès à un maximum de choses et d’idées.
La tolérance commune
correspond souvent à une mentalité du “tout se vaut”, alors qu’une
certaine intolérance peut être le signe d’un jugement assumé, d’un vrai
discernement.
Il y a longtemps, j’étais très attaché à ce côté outsider,
dans la marge, en guerre contre les conventions d’ailleurs, tous les
jeunes peuvent s’identifier à ce personnage-là. Simplement, je ne
voulais pas être comme les autres… Je ne connais pas très bien Morrissey
personnellement, mais les gens comme lui ont souvent une vision très
romantique de la vie dans la marge. Pour moi, cette vie-là, coupée du
monde, ne me semble plus romantique du tout. Mais les gens veulent
toujours tirer le maximum d’une situation : s’ils se trouvent contraints
de vivre dans la marge, ils prétendent qu’il y a de l’héroïsme
là-dedans, qu’il y a une certaine qualité dans leur vie.
Je pense que le romantisme,
c’est de confondre les symptômes d’un phénomène et son essence même.
Toute entreprise artistique réelle est une confrontation avec le chaos
et, quand on est confronté au chaos, il peut y avoir des effets
secondaires néfastes : la dépression, la dégradation physique, le
suicide. Mais le romantisme adolescent ne voit encore que la surface de
la chose et croit donc qu’en étant déprimé, mal foutu, voire mort, on
est un grand artiste.
Le plus souvent, les gens qui
sont dans cette situation ne pensent pas à l’avenir, au futur. Ils
détestent se projeter dans le temps, sont incapables de mettre les
choses en perspective.
Je suis l’exception.
Vraiment ? Quand on a 20 ans, on peut facilement céder à ce cliché qui dit “Oh, moi, je ne veux plus être de ce monde lorsque j’aurai 30 ans.” Et
puis après, on repousse la barre à l’âge de 40 ans, avec le même
aveuglement idiot. Mais lorsqu’on a 20 ans, on n’a aucune idée de ce
qu’un homme de 30 ans ressent et, à 30 ans, personne ne peut prétendre
savoir à quoi ressemble la cinquantaine. Aujourd’hui, je ressens très
fortement cette idée que j’ai un futur, mais lorsque j’étais jeune, je
ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez. Et j’ai compris
récemment qu’un des plus grands mystères de la vie, c’est justement de
ne pas pouvoir expliquer à mon fils ce que je ressens maintenant que
j’ai 50 ans. Je ne pourrais pas trouver les mots justes pour lui dire ce
que je ressens. Je peux seulement lui dire que cela ne ressemble à rien
de ce qu’il pourrait imaginer. Il faut seulement me faire confiance. Et
je peux vous dire que moi, à 50 ans, je me sens formidablement bien (rires)…
A 50 ans, je n’ai plus peur ni de la vieillesse ni de la mort. La
dernière ligne droite ne m’effraie pas : je la regarde en face et elle
ne me fait plus peur. La certitude absolue de ma mort est devenue une
idée presque rassurante, apaisante. Avant, c’était très confus, mais
maintenant tout est clair.
En fait, on nous fait croire que le temps est historique alors que le temps est un territoire. Nous ne sommes pas, comme le temps historique le stipule, un point qui parcourt ce territoire d’un pan à l’autre : nous sommes
ce territoire, son extension sans fin. C’est un territoire qui se
développe de tous les côtés et quand on vit son temps de cette façon, on
ne se soucie plus de sa fin.
Quand j’étais plus jeune, j’ai pu
croire par moments que je ne mourrais jamais c’était d’ailleurs une
idée très troublante, “Vais-je mourir ou suis-je immortel ?” Mais
maintenant, j’ai accepté le fait que la mort allait venir, qu’elle fait
partie de ma vie. Ma mort est une partie de ce que je suis. Ma mort est
extrêmement importante à mes yeux.
C’est pour ça que tu chantes My death de Brel.
Oui, la chanson fait partie de
mes concerts actuels. Je comprends maintenant parfaitement l’approche
que les moines zen au Japon ont de la mort : ils estiment qu’il faut utiliser sa mort.
La mort est une arme.
Absolument ! La mort devient une
entité qui est là pour être employée. Concrètement, cela signifie qu’on
peut décider que son c’ur va s’arrêter de battre un jour précis, un jour
choisi il y a des exemples concrets. Ou alors, on peut s’immoler avec
de l’essence si l’on veut faire de sa mort un acte démonstratif. La fin
de la vie peut alors constituer une sorte de commodité, quelque chose
que l’univers offre à l’homme. Et je trouve cette idée admirable, elle
me fait rêver parce qu’elle ouvre tellement de perspectives : vais-je
choisir telle ou telle mort, vais-je me laisser emporter passivement ?
Faire quelque chose de sa mort, quelle expérience glorieuse ! Ne laissez pas votre mort traîner dans un coin, inutilisée (rires)…
On vient d’en avoir un exemple
très concret avec Gilles Deleuze qui, pour ne pas se laisser dépérir, a
choisi de se défenestrer.
Oui, comme Mishima. Face à la
disparition de la beauté, on est son seul juge : c’est un problème
strictement personnel et je comprends qu’on puisse y répondre d’une
manière si personnelle. Et pour Mishima, c’était un problème majeur ! La déliquescence de l’âge.
Et toi qu’on compare souvent à une sorte de Dorian Gray éternel, que comptes-tu faire de ta mort ?
Je ne sais pas encore, mais cette mort, je l’enregistrerai ! (Il éclate de rire)…
Quoi, en studio ?
Oui, tout à fait, il faudra en avoir une trace sonore. Aldous Huxley a pris un acide vingt minutes avant de mourir, ce qui est un truc fan-tas-tique, non ? (Rires)…
Effectivement. D’ailleurs, je ferai la même chose !
Mais ce n’est pas un truc neuf.
En Orient, il n’y a pas si longtemps, les gens qui cessaient de
travailler se mettaient à l’opium et se la coulaient douce pendant des
années, se laissant porter par l’opium. Alors le geste d’Huxley
s’inscrit en vérité dans une grande tradition : celle d’un départ
accompagné par les stupéfiants… Depuis quelque temps, je me fous
totalement des histoires d’âge même si par le passé j’aimais beaucoup
cette idée de jouer avec ma plastique, d’en tirer parti. Aujourd’hui, ça
ne compte plus. Je ne peux pas être plus honnête : ce genre de
considération ne joue plus aucun rôle dans ma vie.
C’est curieux que tu raisonnes
de cette façon quand toutes les pop-stars sont tyrannisées par leur
apparence et leur vieillissement. C’est pour ça que j’ai choisi d’être
écrivain : moi, je n’ai pas besoin d’être beau… Pour moi, les écrivains
ont un rapport beaucoup plus riche au temps. Et tu sembles d’ailleurs
beaucoup plus proche de ce rapport au temps que de la façon qu’ont les
pop-stars d’en être esclaves.
Un chanteur pop peut très vite
passer pour un pantin, on lui reproche d’être beau, on ne le prend pas
au sérieux. On en revient à ce que nous disions sur le marketing, qui
peut vite véhiculer une image tronquée et réductrice c’est ce qui
m’est arrivé pendant longtemps. Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux
pour moi avoir l’allure et le tempérament de quelqu’un comme Van
Morrison, il serait peut-être plus facile pour le public de comprendre
que ce que je fais est sérieux et important pour moi. Il m’est arrivé de
me dire que je devrais faire moins de photos, que je ferais mieux de me
cacher un peu pour échapper à cette fichue dictature de la belle
gueule.
Quels sont tes projets dans ce domaine ? L’acceptation des rides ou le recours à la chirurgie esthétique ?
La seconde option, bien sûr (rires)…
Pour me faire rajouter des rides. Je connais une histoire fameuse sur
le poète W. H. Auden, une histoire racontée par David Hockney un grand
peintre et un type poilant. Auden avait un visage ravagé, complètement
fripé et un jour, il prenait le thé avec Hockney et un autre auteur,
Christopher Isherwood. Et là, Isherwood dit à Hockney “Mon Dieu, David, regarde un peu le visage d’Auden. Comment peut-il être aussi ridé ?” Et Hockney lui a répondu “C’est vrai. Et tu imagines à quoi doivent ressembler ses testicules…” (Rires)… J’avais trouvé ça assez drôle.
Est-ce qu’on a vérifié ?
Quoi, regarder les couilles de W. H. Auden ? (Rires)… Vous imaginez ça ?
Pour revenir au thème de la schizophrénie, crois-tu que ta vie sexuelle a été affectée par ce trait de ta personnalité ?
Lorsque j’ai commencé à avoir des
rapports amoureux, j’aimais le côté bohémien de la sexualité, cette
liberté qui existait de fait. Pour moi, c’est d’ailleurs ce qu’il faut
retenir des années 60. Cette idée d’une promiscuité totale sans aucune
discrimination me séduisait. Mais je me souviens aussi d’avoir considéré
le mot “bisexuel” en me demandant ce qu’il pouvait bien signifier. Moi,
j’avais des rapports sexuels avec les deux sexes, mais pour autant je
n’éprouvais pas le besoin de me ranger dans la catégorie “bisexuelle”.
Pour moi, tout ça, c’était surtout une question de convivialité (sourire)…
Disons que je me considérais comme quelqu’un de très convivial. Vous
savez, je vis sous l’emprise de la sexualité. J’étais un être
profondément sexuel.
Mais tu l’es toujours.
Oui, j’espère bien… Le sexe est
une chose merveilleuse. Pour moi, ça a toujours été une activité très
légère, très simple. Surtout dans les années 60, lorsque j’étais entouré
de tous ces gens sexuellement très actifs, tous ces gays et toutes ces
filles pas farouches. Le sexe était partout. Ce que je recherchais,
c’était avant tout l’expérimentation. Je voulais tout connaître : c’est
pour ça que j’ai pris toutes ces drogues, que je sortais énormément.
Tout cela entrait dans une logique de découverte permanente. Il fallait
sans cesse trouver de nouvelles voies, des avenues en marge du trafic
habituel, voire des ruelles sombres. Toutes les choses qu’il ne fallait
normalement pas faire étaient précisément celles qui m’attiraient.
Et maintenant ? Avec le mariage, tu as rejoint l’avenue principale.
Mehdi Belhaj Kacem |
J’ai connu tellement de bonheur
grâce au sexe. Après quoi, finalement, le besoin de monogamie est devenu
très fort. Et ma femme, Iman, ressentait probablement le même besoin.
Notre relation n’est donc pas exclusivement basée sur le sexe. Nous
savons l’un comme l’autre que le sexe ne peut suffire à bâtir la
relation que nous voulons bâtir. Elle a 40 ans, moi 50, et nous avons
tous les deux reconnu en l’autre le même besoin de stabilité. La
satisfaction qui nous unit est principalement mentale. Mais cela ne
s’est pas fait en quelques jours. J’ai évolué sur la longueur : il m’a
fallu toutes ces années pour être mûr pour ce genre de relation.
Londres, 14/02/1996
http://www.lesinrocks.com/1996/02/14/musique/david-bowie-et-mehdi-belhaj-kacem-pere-vice-11236439/