« La
Russie doit choisir entre s’effondrer ou se relever sur de nouvelles
bases – et elle doit faire ce choix aujourd’hui même. »
La
Russie entre en 2016 inquiète, mais espère le meilleur. Selon le centre
de sondage Levada, les Russes sont 55 % à juger l’année écoulée plus
difficile pour eux et leurs familles que la précédente (contre 39 % en
2014). Et ils sont 46 % à espérer que 2016 sera meilleure que 2015.
Les
économistes n’en sont pourtant pas convaincus. Le ministre de
l’économie Alexeï Oulioukaïev estime que la récession peut être longue
et que les Russes devront apprendre à consommer moins et à économiser
plus. Anton Silouanov, ministre des finances, n’exclut pas une nouvelle
crise, « comparable à celle de 1998 ». Enfin, le Premier ministre Dmitri
Medvedev a demandé à son parti, Russie Unie, de ne surtout pas promettre d’« avenir radieux » aux électeurs. Car, visiblement, il ne le sera pas.
Les
dépenses publiques prévues au budget 2016 seront réduites de 10 %.
Aucun secteur ne sera épargné, et chacun des ministères doit présenter,
dans les jours à venir, des propositions sur les articles à couper. Pour
renflouer ses caisses, l’État russe s’apprête à vendre certains de ses
actifs, ce qui devrait lui rapporter, selon le ministère des finances,
1 000 milliards de roubles en 2016 et 2017. Cela suffira-t-il à combler
les trous du budget, calculé sur un baril de pétrole à 82 dollars, alors
que le cours a aujourd’hui chuté à 31 dollars ? Le doute subsiste.
Alors
que l’or noir perd tous les jours un peu plus de sa valeur, l’économie
russe perd du poids ; hier encore, elle frappait par sa vitalité et
promettait des merveilles. Actuellement, elle fait pâle figure, et l’on
commence à craindre pour sa santé. L’heure de la vérité a sonné, et l’on
sait aujourd’hui que la belle robe et les bijoux qui, récemment encore,
nous aveuglaient, n’étaient qu’un leurre. Le bal est terminé. Le
carrosse est redevenu citrouille, et la parure n’est plus que lambeaux.
La Russie apparaît sans fard : faible et fragile.
Telle une
aristocrate insouciante, elle a vécu des années durant sur sa rente.
Mais aujourd’hui, une fois ses comptes vidés, elle se rend compte avec
stupéfaction qu’elle ne sait pas faire grand-chose de ses mains. Qu’au
lieu d’apprendre un métier capable de lui assurer un avenir, elle a
dilapidé son argent en beaux chiffons – bons aujourd’hui à laver le sol.
Au
cours des quinze dernières années, la Russie a fait extrêmement peu
d’efforts pour développer son industrie et ses infrastructures. Iakov
Mirkine, économiste éminent de l’Académie des sciences, explique que les
Russes fabriquent aujourd’hui, par an, une veste pour soixante hommes,
un manteau pour douze femmes et un sac pour dix personnes. Ils ne
produisent qu’environ 200 machines-outils sur métal par mois, soit à
peine quelques pourcents de ce que leur économie exige. Et seulement un
tramway et quatre trolleybus par mois, pour un pays comptant plus de
1 000 villes.
Avec ses 140 millions d’habitants et ses immenses
ressources naturelles, la Russie a tout pour devenir une puissance
industrielle de premier plan. Mais au lieu de cela, elle continue
d’échanger ses ressources naturelles contre des biens de consommation,
de l’équipement et des technologies venant principalement d’Union
européenne (46 % de ses échanges commerciaux extérieurs).
Et pire
qu’une bêtise, cette réalité est le fruit d’un choix : une grande partie
des responsables politiques et des experts économiques nationaux
restent convaincus – et ce depuis 1991 – que le pays n’a pas besoin de
développer son industrie, que, dans des conditions de libre circulation
des marchandises, la Russie pourra toujours acheter ce qu’il lui faut
sur le marché mondial.
Nul besoin d’investir dans la production
d’équipements, par exemple : quoi qu’il arrive, les Russes n’égaleront
jamais les Allemands en la matière – contentons-nous de leur vendre un
peu de gaz et d’acheter leurs excellentes machines-outils.
Mais quelle ne fut pas la surprise des dirigeants russes, en 2014, quand ils se sont retrouvés confrontés à la dure réalité des sanctions :
ils ne pouvaient plus acheter grand-chose, ni même l’équipement pour
extraire les ressources de leur sol. Le piège s’est refermé. Le marché
est libre, certes – mais pas pour tout le monde, leur a-t-on expliqué.
Mais ce n’est pas ce qu’on nous avait dit !, ont-ils protesté. Qui vous
obligeait à nous croire ?, leur a-t-on répondu. Et, indéniablement, la
Russie est la seule responsable de ses malheurs.
Elle aurait pu
mieux faire, pourtant, mais il lui aurait fallu un autre passé et
d’autres élites politiques, économiques et intellectuelles. Des hommes
et des femmes rêvant d’autre chose que de briller dans les salons
londoniens ou d’acquérir une villa sur la Côte d’Azur. Des responsables
politiques qui n’envoient pas leurs enfants étudier aux États-Unis et
leurs parents se faire soigner en Allemagne, mais préfèrent bâtir ici,
chez eux, les meilleurs systèmes d’éducation et de santé du monde. Des
hommes d’affaires qui ne confient pas leur fortune aux banques
chypriotes et n’achètent pas les plus grands clubs de sport planétaires
mais investissent dans le développement de leur pays et lient avec lui
son avenir.
Ils sont encore trop nombreux, ces Russes qui
regrettent de ne pas être nés ailleurs, qui considèrent leur patrie
comme une zone de transit, un territoire dont il faut tirer toutes ses
richesses et puis l’abandonner, le laisser à tous ces pauvres qui n’ont
pas su se faire une place autour de la mangeoire ni voler leur part du
gâteau. Avant de s’exiler, le moment venu, sous d’autres cieux.
Et
si tant de Russes pensent ainsi, c’est parce qu’au fond d’eux, ils se
sentent terriblement pauvres. Ayant grandi dans ce monastère artificiel
qu’était l’Union soviétique, ils ont appris à placer le confort matériel
au-dessus de tout. Ils ont certainement couru les magasins vides en
quête d’une paire de chaussures pas trop laide, le plus souvent en vain.
Désespérés, ils ont dû se faire des amis pour se faire envoyer des
vêtements de l’étranger ; leurs parents ont sans aucun doute fait la
queue, la nuit, pour acheter une paire de bottes italiennes ou une
armoire fabriquée en RDA. Et leurs enfants, profondément frustrés par ce
désir inassouvi d’armoire, continuent de s’en acheter une dixième, une
centième, sans pouvoir s’arrêter.
Mais la Russie leur a assez
donné. Elle a besoin d’autre chose, désormais : notamment d’hommes et de
femmes qui la considèrent comme leur maison, l’héritage de leurs
ancêtres. Une maison en piètre état, certes, nécessitant de gros travaux
de rénovation. Une maison mal située géographiquement : autour, les
hivers sont rudes, la neige bloque régulièrement la porte d’entrée, et
il faut, tous les matins, ressortir sa pelle pour se frayer un chemin
dans la cour ensevelie.
Une maison qui ne compte plus les pièces
fermées aux clés perdues ni les placards remplis de cadavres – tous ces
morts qui attendent d’être identifiés, pleurés, enterrés. Une maison
encombrée de vieux objets dont les propriétaires ont disparu à jamais.
Ces objets doivent être inventoriés et la maison doit être rangée,
nettoyée, lavée de sa poussière séculaire. Les escaliers menant aux
étages supérieurs, branlants ou détruits, doivent être rebâtis – pour
retrouver le lien entre les jeunes et les vieux, les riches et les
pauvres, toutes les générations qui ont peuplé la maison depuis sa
fondation.
Certes, la Russie n’est pas l’endroit le plus agréable à
vivre – la planète regorge de lieux au climat plus clément, au passé
moins lourd et à l’avenir plus certain. Mais la Russie est la maison des
Russes – ils n’en ont pas d’autre. Et tôt ou tard, il faudra bien
qu’ils s’en occupent pour de vrai. La Russie doit choisir entre
s’effondrer ou se relever sur de nouvelles bases – et elle doit faire ce
choix aujourd’hui même.
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