Depuis le tir de missiles iranien vers deux
bases US en Irak, ou “sur” deux bases US mais en prenant de soigneuses
précautions pour éviter des pertes chez les omniprésents G.I., le débat s’est
développé sur les véritables capacités iraniennes en matière de missiles, de
technologies, d’intégration des forces et des matériels. Ce débat a été
d’autant plus vif que l’on attendait une
autre sorte de riposte iranienne à l’assassinat de Soleimani :
beaucoup plus tardive et préparée, beaucoup plus puissante, par exemple quelque
chose qui se rapproche de la destruction d’une chaînon important de l’ensemble
des bases stratégiques US à l’étranger.
Pour juger objectivement des capacités iraniennes, il
a donc fallu surmonter la polémique politique qui a aussitôt caractérisé cette
action, parce que, à première vue, la réaction iranienne semblait dérisoire par rapport à
l’importance de l’assassinat d’un homme tel que Soleimani. En même temps était
débattue la question des raisons stratégiques et politiques, sinon des
contraintes techniques, qui avaient conduit les Iraniens à agir de la sorte.
Des jugements extrêmes ont été portés, alors que les
faits étaient rassemblés d’abord selon une démarche partisane. Les uns
ridiculisaient la réaction iranienne, arguant qu’elle témoignait de capacités
extrêmement réduites d’un pays surévalué, alors que l’argument contraire avait
beaucoup de difficultés à être étayé sur des faits et versaient assez
facilement vers des hypothèses parfois outrageusement dithyrambiques.
Nous avons attendu quelques jours avant de choisir,
parmi ceux que nous avons lus, un texte qui nous semble donner une image proche
d’être exacte, du point de vue tactique, technique, organisationnel et de
maîtrise des systèmes, donc qui nous donne une image assez proche de ce que
nous nommons “vérité-de-situation”,
– dans ce cas, des capacités des Iraniens.
Disons tout de suite que ce texte accepte la version
tactique proposée dès les premières heures de Elijah J. Magnier, amplifiée
ensuite par lui-même, et reprise par d’autres, comme une version
correspondant à la démarche des Iraniens : il s’est agi d’une démonstration in vivo et opérationnelle des capacités
offensives de destruction des Iraniens, et capacités absolument utiles en
fonction du nombre d’objectifs US fixes qui font d’excellentes cibles et dont
la destruction porterait un rude coup aux capacités militaires US dans la
région.
Le texte choisi est celui de “TTG”, sur le site Sic
Semper Tyrannis (SST) du colonel Lang, mis en ligne le 9
janvier 2020 (10 janvier pour nous). Pourquoi ce choix ? Lang et
son site SST, avec ses collaborateurs de base (dont “TTG”), représentent une
excellente synthèse d’une très bonne connaissance des matières
politico-stratégiques et technologiques de la guerre moderne, avec la dimension
psychologique qui importe, particulièrement dans cette région (Lang fut en
poste et Arabie pendant de nombreuses années). Tout cela se fait, autour de ce
site, “à l’école” de la DIA, service de renseignement beaucoup moins politique
que la CIA et beaucoup plus objectif et précis dans son travail ; et dans
une indépendance bien maîtrisée de toute pression du Système, avec une ligne
patriotique US qui s’oppose avec force à la corruption et aux actes illégaux et
cruels qui caractérisent la politique de Washington D.C.
Pour autant, et pour le cas présent, on ne peut dire
en aucun cas que Lang ou “TTG” soit partisan de l’Iran et qu’il favorise ce
pays dans son évaluation, loin de là. L’ensemble forme donc un état d’esprit
fort expérimenté et aussi indépendant qu’on peut l’être dans un tel domaine et
dans de telles conditions politiques.
Comme nous l’avons dit, c’est l’interprétation de
Magnier qui est reprise, celle d’une “démonstration”, mais avec de
nombreux détails techniques et opérationnels qui permettent de mieux mesurer et
de comprendre les capacités iraniennes. Certains détails sont glissés dans le
texte, souvent sous une forme suggérée, qui nous paraissent constituer le
résultat de confidences de sources que ces gens de SST ont conservées avec
certains milieux militaires, et principalement ceux de la DIA dont on dira
qu’elle est estimée en général, dans le monde glauque et corrompu du
renseignement US (au moins dix-sept agences), comme l’agence la plus honnête dans le sens d’être la moins
“politisée”, et la moins orientée dans ses évaluations selon ses intérêts
corporatistes.
Les principaux enseignements qui apparaissent ainsi à
la lecture du texte de “TTG” sont les suivants :
• d’une manière
générale, les capacités technologiques des Iraniens sont élevées,
assez proches des évaluations qui prêtent depuis quelques années de grands
progrès technologiques et infrastructurels à la puissance militaire de ce pays.
Il y a surtout la mention d’une réelle expérience et d’une réelle maîtrise de
soi dans le maniement opérationnel de systèmes aussi complexes que les missiles
(« Cela démontre une chose... L'Iran a une grande confiance dans ses
missiles. Vous ne lancez pas de missiles sur des centaines de kilomètres, avec
l'intention de manquer délibérément les troupes de votre ennemi, à moins que
vous n'ayez vraiment confiance dans le CEP de vos missiles ») ;
• les Iraniens semblent
avoir des réserves opérationnelles importantes, si l’on en juge par
le comportement des acteurs de cette action, ce qui est une garantie d’une
capacité de mener avec succès une de ces “guerres
hybrides” que les chefs américains détestent tant ;
• d’une façon générale, “TTG” semble estimer que les
gens du Pentagone tirent les mêmes conclusions que lui, que leurs craintes les
plus vives d’avoir en l’Iran un adversaire
extrêmement coriace, qu’ils ne sont nullement assurés de battre avec
les forces US disponibles dans la zone, que ces craintes sont rencontrées.
“TTG” parle même d’un “effet de dissuasion” obtenu par les Iraniens :
« Il n’est pas étonnant que les néoconservateurs du Pentagone et de la
Maison-Blanche aient décidé de ne pas se joindre à la danse de joie dans les
petites heures qui ont suivi la frappe iranienne. On devrait plutôt parler purement et
simplement d’un effet de dissuasion par la peur [causée par les
Iraniens] » ;
• la remarque la plus impressionnante de “TTG” ne
concerne pas les Iraniens mais les forces US, et précisément l’absence totale de défense anti-aérienne contre les tirs
de missiles. Non seulement aucun missile iranien n’a été détruit, mais
surtout aucun missile de défense AA n’a été tiré par les forces US, ce qui
laisserait supposer qu’une base aussi importante que celle d’Ayn al-Assad ne
dispose pas de défense anti-aérienne. “TTG” est extrêmement sévère :
« Il semble que CENTCOM n’ait aucune capacité d’interception de
missiles à la base aérienne d'Ayn al-Assad. Il s’agit d’un cas d’une grave
incompétence caractérisée. Un grand nombre
d’officiers, dont le chef de CENTCOM lui-même, devraient être relevés de leurs
fonctions pour cette incompétence flagrante. »
• Ce dernier point est particulièrement
inquiétant et rejoint la même impuissance défensive lors de l’attaque de la
raffinerie de l’ARAMCO (saoudienne mais complètement équipée militairement par
les USA). On parle des très
mauvaises performances du Patriot, qui sont
avérées sans aucun doute, mais dans certains cas il semble n’y avoir même pas
de Patriot. Il s’agit sans doute d’un effet du complexe de
supériorité suprémacisme-exceptionnalisme des USA et de l’indéfectibilité affectant
la psychologie américaniste, qui perdurent depuis des décennies malgré
l’empilement des déboires et des défaites (ou plutôt des non-victoires, comme
une incapacité d’accomplir l’acte de la victoire).
Si l’on suit cette évaluation, comme nous le
proposons, la “riposte” iranienne s’avèrerait
donc très payante en termes de communication et d’évaluation, particulièrement
auprès de la communauté de sécurité nationale aux USA, particulièrement dans sa
composante militaire. Les évaluations les plus pessimistes (du point de vue
américaniste) des capacités iraniennes tendent à être confirmées et une partie
importante de la bureaucratie militaire hostile aux engagements où la
supériorité US n’est pas écrasante va jouer un rôle de frein perturbateur. Ce
fait va peser considérablement sur la politique US, dans ses ambitions
aveuglément hégémoniques, notamment la faction neocon sans
doute menée par le secrétaire d’État Mike Pompeo. Les militaires vont accepter
de moins en moins d’être des soutiens de cette politique, sans parler d’en être
les artisans. En termes de communication stratégique, il est bien possible que
l’obtention d’un tel effet que “TTG” va jusqu’à qualifier de “dissuasif”
équilibre largement l’ampleur de la perte subie par l’Iran avec la mort du
général Soleimani.
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La frappe
Cela fait plus de 48 heures que l'Iran a lancé ses
missiles sur Ayn al-Assad et Erbil. Washington et Téhéran ont tous deux regardé
dans l'abîme et n'ont pas aimé ce qu'ils ont vu. Nous avons évité une véritable
guerre de frappes massives réciproques grâce à un peu d'habileté, beaucoup de
peur et une bonne dose de chance. Je suis triste de
dire que l'habileté était du côté de l’Iran, en particulier de la Force
aérospatiale de l’IRGC (Corps des gardiens de la révolution
islamique).
Il n'y a toujours pas de consensus occidental sur le
nombre de missiles tirés ou sur le type de missiles qui ont été tirés. Selon
divers rapports, la Force aérospatiale de l'IRGC a lancé entre dix et
vingt-deux missiles. La plupart de ces missiles étaient des SRBM (missiles
balistiques à courte portée) à propergol solide à un étage de type Fateh, soit
des Fateh-313 ou des Zolfaghar. Le Fateh-313 est devenu opérationnel en 2015 et
a une portée de 500 km. Il est réputé pour sa grande précision grâce aux
progrès réalisés par l'Iran dans les systèmes de guidage par satellite au cours
des quinze dernières années. Le Zolfaghar, développé à partir du Fateh-313, a
une portée allant jusqu'à 800 km et a été introduit en 2016. Ces deux SRBM ont
un CEP (erreur circulaire probable) estimé à 100 mètres. En plus des SRBM
Fateh-313 ou Zolfaghar, un plus petit nombre de SRBM Qiam-1 a été tiré,
probablement à Erbil. Le Qiam-1 est un SRBM à combustible liquide d'une portée
de 800 km, d'une charge utile de 750 kg et d'un CEP de 500 mètres. L'IRGC a
tiré des Zolfagar et des Qiam-1 dans la région de Deir ez-Zor en Syrie en juin
2017, ciblant des jihadistes IS. Tous ces SRBM sont à peu près équivalents au
SRBM russe Iskander.
Une CEP de 100 ou 500 mètres n'est pas une précision
absolue. Mais le Pentagone affirme que l'Iran a intentionnellement manqué les
troupes américaines sur les bases. Cela démontre une chose... L'Iran a une
grande confiance dans ses missiles. Vous ne lancez pas de missiles sur des centaines
de kilomètres, avec l'intention de manquer délibérément les troupes de votre
ennemi, à moins que vous n'ayez vraiment confiance dans le CEP de vos missiles.
L'étude de la DIA de l'année dernière sur la “puissance militaire iranienne”
avait ceci à dire sur la précision des forces de missiles iraniennes.
“L'utilisation d'une technologie de guidage améliorée
et la maniabilité pendant la phase terminale de vol permet à ces missiles
d'être utilisés plus efficacement contre des cibles plus petites, y compris des
installations militaires spécifiques et des navires en mer”, a déclaré la
Defense Intelligence Agency dans sa plus récente évaluation de l'armée
iranienne. “Ces améliorations pourraient réduire la précision de frappe de
certains missiles iraniens à quelques dizaines de mètres seulement, ce qui
pourrait nécessiter moins de missiles pour endommager ou détruire une cible
prévue et élargir les options de l'Iran en matière d'utilisation de
missiles”. (DIA)
Malgré cela, je doute sérieusement que l'IRGC ait fait
un effort particulier pour ne pas tuer ou blesser des Américains. Même si ce
n'était pas l'objectif premier de la frappe, ils n'auraient certainement pas
pleuré nos pertes. Toutefois, le brigadier-général Amir-Ali Hajizadeh,
commandant de la Force aérospatiale de l’IRGC , a déclaré aujourd'hui, lors
d'une conférence de presse, que “les frappes n'étaient pas destinées à causer
des pertes humaines. Nous avions l'intention de porter un coup à la machine
militaire de l'ennemi.” Il a également dit qu'il n'avait tiré que treize
missiles, mais qu'il en avait préparé plusieurs centaines pour le lancement. Il
n'était manifestement pas préoccupé par un certain niveau de pertes
américaines, ni par la possibilité de disposer de centaines de missiles. Il a
certainement attiré notre attention et avec seulement treize missiles a mis en
évidence les conséquences de la possibilité de prendre le train fou jusqu’en
enfer si c'est ce que nous voulions. Même le général Milley [Président du
Comité des chefs d’état-major US] a dit qu'il croyait que l'attaque était
destinée à montrer la capacité de destruction des Iraniens. Au moins, il a
compris ça.
J'ai été choqué que pas un seul missile iranien n'ait
été intercepté. Il semble que CENTCOM n’ait aucune capacité d’interception de
missiles à la base aérienne d'Ayn al-Assad. Il s’agit d’un cas d’une grave
incompétence caractérisée. Un grand nombre d’officiers, dont le chef de CENTCOM
lui-même, devraient être relevés de leurs fonctions pour cette incompétence
flagrante. Il n’est pas étonnant que les néoconservateurs du Pentagone et de la
Maison-Blanche aient décidé de ne pas se joindre à la danse de joie dans les petites
heures qui ont suivi la frappe iranienne. On devrait plutôt parler purement et
simplement d’un effet de dissuasion par la peur [obtenu par les Iraniens].
Nous n’en avons pas fini avec l’Iran. Comme l'a dit le
général Hajizadeh dans le briefing d'aujourd'hui, la frappe “a été le point de
départ d'une grande opération". Les Iraniens et leurs alliés régionaux
contrôlent le rythme des opérations à leur avantage. Ils vont maintenant nous
combattre selon leurs conditions pour poursuivre leur objectif immédiat de
retrait de nos forces et de suppression de notre influence en Irak et en Syrie.
Comme l'a dit le colonel Lang, nous devrions nous retirer de la Syrie, de
l'Irak et de l'Afghanistan et ne pas nous arrêter là. Nous devons aussi quitter
Israël, la Jordanie, l'Arabie saoudite et le Liban.
TTG
(Sic Semper Tyrannis)
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