La perspective
d’une souffrance humaine de masse, une réalité oubliée depuis l’époque de la
guerre du Vietnam, est exclue du cadre des stratèges militaires américains, a
écrit l’ancienne analyste du renseignement américain Elizabeth Murray en août
2012.
À la fin
de 2002, juste avant le lancement de la guerre américaine « choc et effroi »
contre l’Irak, j’ai été invitée à me joindre à une réunion d’analystes du
renseignement au U.S. Army War College de Carlisle, en Pennsylvanie,
pour participer à un exercice de « simulation de guerre » contre l’Irak. On
nous a assigné des rôles spécifiques et on nous a demandé de « jouer » divers
scénarios politiques et diplomatiques qui pourraient se dérouler à la suite
d’une attaque américaine contre l’Irak.
Un
Américain d’origine irakienne, grand et costaud, qui était présent en tant
qu’observateur et qui était assis à côté de moi le dernier jour, a fait une
remarque discrète : « Tous ces gens parlent de questions stratégiques,
politiques et militaires ; personne ici ne parle des centaines de milliers de personnes – mon
peuple – qui vont mourir. »
Ses
paroles m’ont paru profondément tragiques, et les larmes qui coulaient derrière ses lunettes noires
m’ont soudain fait honte d’être là, consciente de l’absence totale de considération pour les
Irakiens. J’ai eu du mal à trouver quelque chose à dire qui puisse
consoler cet homme, mais je me suis sentie perdue.
Aujourd’hui,
après toutes ces années, cet incident est revenu me hanter alors que nous
approchons du précipice d’une autre guerre meurtrière. Allons-nous encore nous
laisser aveugler ?
Alors
que les dirigeants israéliens se livrent à des
gesticulations frénétiques au sujet d’une possible attaque militaire contre
l’Iran, nous avons de nouveau des grands pontes, des experts et des
commentateurs qui spéculent sur la façon dont se déroulerait une offensive israélienne. Ils cherchent un sens
à la rhétorique incendiaire du ministre de la Défense, Ehud Barak [1] et du Premier ministre Benjamin
Netanyahou, et s’interrogent sur l’impact d’une guerre sur les intérêts
politiques, stratégiques et économiques de l’Occident.
Comme
pour les exercices de guerre auxquels j’ai participé à l’École supérieure de
guerre il y a dix ans, leur focalisation étroite sur les aspects stratégiques
et tactiques d’un conflit potentiellement grave évite commodément le fait que
nous parlions du meurtre et de la mutilation en masse de civils iraniens, ainsi
que de nombreux autres dans la région.
Attaque sur Bushehr : « La mort de
milliers de personnes ».
Dans un article
de réflexion sur ce sujet, la Professeure Marsha B. Cohen, spécialiste des
questions irano-israéliennes, note qu’un document de 114 pages commandé en 2009
par le Centre d’études internationales et stratégiques, «
Study on a Possible Israeli Strike on Iran’s Nuclear Development Facilities »
[étude sur une possible frappe israélienne sur les installations nucléaires
iraniennes, NdT], ne consacre que deux pages au sujet des pertes humaines
prévues (pp. 90-91).
L’étude
indique que « toute frappe sur le réacteur
nucléaire de Bushehr entraînera la mort immédiate de milliers de personnes
vivant sur le site ou à proximité, et des milliers de décès par cancer par la
suite, voire jusqu’à des centaines de milliers selon la densité de population
le long du nuage de contamination », ajoutant que « Bahreïn, le Qatar et les Émirats arabes unis seront
fortement touchés par les radionucléides. »
En
d’autres termes, le document reconnaît que, puisque la propagation des
radiations nucléaires ne s’arrête pas aux frontières nationales, les populations
civiles de toute la région, y compris celles des alliés des États-Unis, seront
forcées de subir les conséquences horribles de toute aventure militaire
israélienne en Iran.
Le
document répertorie l’éventail des souffrances et des décès humains dus aux
radiations selon le degré d’exposition, allant de 0-50 Roentgens – « aucun
effet évident, peut-être des changements sanguins mineurs » – jusqu’à 5.000
Roentgens – « incapacité presque immédiate ;
toutes les personnes exposées seront tuées dans la semaine qui suit ».
Une carte d’accompagnement de la région montre les configurations de vent
dominants, indiquant où le rayonnement est susceptible de dériver.
Sans
aborder plus avant la dimension humanitaire, la page suivante évoque les
différentes caractéristiques techniques des systèmes de missiles israéliens et
iraniens.
L’empathie humaine, victime d’une
culture guerrière ?
Comment
se fait-il que les responsables politiques américains comme les membres des
agences de renseignement et des groupes de réflexion qui les soutiennent
semblent avoir si peu de compassion pour les victimes de leurs décisions
politiques et militaires ? Sont-ils devenus trop éloignés de la souffrance,
alors qu’ils font la navette d’une réunion à l’autre dans leurs SUV et leurs
limousines ?
Le sujet
de la souffrance humaine est presque tabou au sein de ces élites, et n’est
généralement soulevé que lorsque la publicité négative des médias, ou la
perspective de celle-ci, les oblige à agir.
Les
grands médias encouragent-ils une culture de la guerre qui conditionne leurs
citoyens à ne pas penser à la souffrance humaine des citoyens étrangers ? Se
pourrait-il que nos médias contrôlés par les entreprises ne veuillent pas que
les Américains se soucient du fait que les corps des hommes, des femmes et des enfants en Iran
seront déchiquetés par les bombardements massifs, les attaques aériennes, ou se
détérioreront lentement et douloureusement à cause des maladies liées aux
radiations qui accompagneront l’exposition à l’uranium appauvri des bombes «
bunker buster » [Un bunker buster est une bombe conçue pour pénétrer des
cibles fortifiées ou des cibles enterrées en profondeur, NdT] ?
À quand
remonte la dernière fois que des images de morts et de blessés des guerres en
Irak, en Afghanistan ou au Pakistan ont été diffusées à la télévision ? Même
pour les Américains qui cherchent des sources dans les médias alternatifs, il y
a des chances que la diffusion par WikiLeaks de la vidéo désormais
célèbre des « meurtres collatéraux » ait été la première – et peut-être la
dernière – exposition à la brutalité et à la criminalité pure et simple de ces
guerres.
L’émission
allemande « Panorama » sur la vidéo « Meurtre collatéral » a présenté un excellent extrait
de la vidéo « Meurtre collatéral » qui a fait l’objet d’une fuite, mettant en
vedette le soldat américain Ethan McCord, qui est arrivé après le massacre et a
désobéi aux ordres en se précipitant sur l’un des enfants blessés pour qu’il
reçoive des soins médicaux.
Le fait
qu’un tel programme soit diffusé en Allemagne, où il a eu une résonance
particulièrement importante et intense, mais pas aux États-Unis, en dit long
sur l’autocensure qui règne aujourd’hui dans les
médias américains en ce qui concerne la mort et la destruction causées par les
guerres américaines.
Les
médias américains n’ont pas toujours été aussi réticents à montrer les réalités
sanglantes de la guerre. Lorsque la télévision américaine a diffusé des images
choquantes, aux heures de grande écoute, de soldats américains blessés et de
villageois terrifiés au Vietnam, les Américains ont réagi en formant un
mouvement anti-guerre massif qui a finalement forcé la fin du conflit en Asie
du Sud-Est.
Le grand
ponte néoconservateur Norman Podhoretz, qui soutenait vigoureusement la guerre
du Vietnam ainsi que les guerres en Irak et en Afghanistan, était dégoûté par
le retrait des États-Unis de l’Asie du Sud-Est et pensait qu’il était
nécessaire pour la société américaine de surmonter le « syndrome du Vietnam » –
à savoir ce qu’il appelait « les oppositions malsaines à l’utilisation des
forces militaires ».
(L’un
des principaux objectifs des relations publiques des administrations Reagan et
du 41e président Bush était de guérir le peuple américain de ce « syndrome du
Vietnam », un processus qui a progressé à travers les petites guerres des
années 1980, comme l’invasion de la Grenade, l’invasion d’importance moyenne du
Panama et la guerre du golfe Persique contre l’Irak, à plus grande échelle. Après
la fin du massacre de cette guerre au sol de 100 heures, le Président George
H.W. Bush a déclaré :
« Dieu merci, nous avons vaincu le Syndrome du Vietnam une fois pour toutes »).
Depuis
le lancement des guerres américaines en Afghanistan et en Irak après le 11
septembre 2001, les grands médias contrôlés par les entreprises [2] ont particulièrement bien réussi à écarter
les réalités de la guerre des écrans de télévision. Les directeurs de
l’information ont tenu compte des réclamations des faucons de guerre qui se
plaignaient d’une couverture « antipatriotique » de la guerre et ont pris des
mesures sévères pour censurer les images susceptibles de retourner l’opinion
publique contre elle.
Jusqu’à
récemment, cette censure sur les victimes de guerre comprenait l’interdiction
de diffuser des images de cercueils militaires arrivant à la base aérienne de
Dover [La base aérienne de Dover ou AFB Dover est une base de l’armée de l’air
américaine située à 3 km au sud-est de la ville de Dover, dans le Delaware,
NdT]. Ignorer les sombres réalités de la guerre a également permis sa
glorification par des programmes de télévision tels que « Stars Earn Stripes ».
L’absence
de voix favorables à la paix dans les médias grand public a également contribué
à isoler les Américains des réalités de la guerre, à alimenter des peurs
irrationnelles et à contribuer à la déshumanisation des victimes de la guerre
en tant qu’« Autre » sans visage.
La
valeur de la compassion pour nos semblables est souvent décrite comme une
faiblesse dans le discours des médias grand public – une évolution qui doit
donner une immense satisfaction à Podhoretz et à d’autres de son espèce qui se
sont insurgés contre les « oppositions malsaines » à la violence qui ont
contaminé les Américains après la guerre du Vietnam.
Alors
que les enjeux de la participation des États-Unis à une aventure militaire
israélienne imprudente et malavisée contre l’Iran augmentent, n’oublions pas
que ceux qui préconisent de telles guerres sont
presque toujours confortablement installés dans des lieux et des modes de vie
qui leur garantissent de ne jamais avoir à voir de leur vivant un champ de
bataille, un cadavre mutilé ou un enfant difforme.
Par Elizabeth Murray
E. Murray. a
été officier adjointe du renseignement national pour le Proche-Orient au sein
du Conseil national du renseignement avant de prendre sa retraite après une
carrière de 27 ans au sein du gouvernement américain, où elle s’est spécialisée
dans l’analyse politique et médiatique du Moyen-Orient. Elle est membre de
l’association Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS).
Source : www.les-crises.fr.
NOTES de H. Genséric
Les anciens agents des services secrets israéliens employés par Harvey
Weinstein
pour étouffer les accusations d’abus sexuels lui ont
été recommandés par l’ex-Premier ministre israélien, qui nie avoir été au
courant des intentions du producteur.
L’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak admet avoir mis Harvey Weinstein en
contact avec une agence privée de renseignement israélienne mais explique qu’il
ignorait à l’époque pourquoi le magnat de Hollywood souhaitait avoir recours à
leurs services.
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