dimanche 19 janvier 2020

Les USA livrent une bataille homérique pour stopper l’intégration eurasienne


Pourquoi le général Qassem Soleimani a-t-il été assassiné ? Pourquoi les USA refusent-ils catégoriquement de partir de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan ?
Il est impossible de comprendre leur stratégie sans la situer dans le contexte de la montée de la Chine [1], de ses ambitions géo-économiques en Eurasie et de la perte d’influence majeure des USA dans la région, et à terme sur tout le continent eurasien, de Lisbonne jusqu’au Pacifique, qui s’ensuivra si la Chine continue de jouer les locomotives de développement régional – et ce, sans même mentionner que Pékin compte aussi développer l’Afrique et connecter ainsi les économies des trois continents de l’entité supercontinentale afro-eurasienne.

Les années folles du XXIe siècle ont commencé en fanfare avec l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani.
Mais un autre big bang nous attend tout au long de la décennie : les innombrables déclinaisons du Nouveau Grand Jeu en Eurasie, qui oppose les États-Unis à la Russie, à la Chine et à l’Iran, les trois principales locomotives de l’intégration eurasienne.
Chaque changement de donne en géopolitique et en géo-économie, au cours de la prochaine décennie, devra être analysé en relation avec ce conflit épique.
L’État profond et certains secteurs cruciaux de la classe dirigeante américaine sont absolument terrifiés par le fait que la Chine dépasse déjà la « nation indispensable » sur le plan économique et que la Russie l’a dépassée sur le plan militaire. Le Pentagone désigne officiellement les trois grands centres eurasiens comme des « menaces ».
Des techniques de guerre hybride – assortis d’une diabolisation intégrée 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 – vont proliférer dans le but de contenir la « menace » chinoise, « l’agression » russe et le « parrainage du terrorisme » par l’Iran. Le mythe du « libre échange » continuera à se noyer sous une avalanche de sanctions illégales, définies par euphémisme comme de nouvelles « règles » commerciales.
Pourtant, cela ne suffira en aucun cas à faire dérailler le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine. Pour dégager le sens profond de ce partenariat, nous devons comprendre que Pékin le définit comme le passage à une « nouvelle ère ». Cela implique une planification stratégique à long terme – la date-clé étant 2049, le centenaire de la Nouvelle Chine.
L’horizon des multiples projets de l’Initiative Belt & Road – c’est-à-dire les nouvelles Routes de la soie pilotées par la Chine – est en effet les années 2040, lorsque Pékin espère qu’il aura pleinement tissé un nouveau paradigme multipolaire de nations souveraines/partenaires à travers l’Eurasie et au-delà, toutes reliées par un labyrinthe de ceintures et de routes interconnectées.
Le projet russe – la Grande Eurasie – est en quelque sorte le miroir de l’initiative Belt & Road et sera intégré à celle-ci. La Belt & Road, l’Union économique eurasienne, l’Organisation de coopération de Shanghai et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures convergent toutes vers la même vision.
Realpolitik
Cette « nouvelle ère », telle que définie par les Chinois, repose donc largement sur une étroite coordination entre la Russie et la Chine, dans tous les secteurs. La politique « Made in China 2025 » comprend tout un éventail de percées technologiques et scientifiques. En même temps, la Russie s’est imposée comme une ressource technologique sans pareille pour des armes et des systèmes que les Chinois ne peuvent toujours pas égaler.
Lors du dernier sommet des BRICS à Brasilia, le Président Xi Jinping a déclaré à Vladimir Poutine que « la situation internationale actuelle, caractérisée par une instabilité et une incertitude croissantes, incite la Chine et la Russie à établir une coordination stratégique plus étroite ». La réponse de Poutine : « Dans la situation actuelle, les deux parties devraient continuer à maintenir une communication stratégique étroite. »
La Russie montre à la Chine comment l’Occident respecte la puissance de la realpolitik sous toutes ses formes, et Pékin commence enfin à utiliser la sienne. Le résultat est qu’après cinq siècles de domination occidentale – qui, soit dit en passant, avaient conduit au déclin des anciennes Routes de la soie – le Heartland revient, avec un grand succès, affirmer sa prééminence.
La « double hélice » est la description de la structure d’une molécule d’ADN, ici employée pour illustrer les relations entre la Russie et la Chine pour la nouvelle Route de la soie, NdT. 
Sur un plan personnel, mes voyages de ces deux dernières années, de l’Asie occidentale [l’Asie occidentale ou du Sud-Ouest est ce que nous appelons généralement le Moyen-Orient, NdT] à l’Asie centrale, et mes conversations de ces deux derniers mois avec des analystes à Noursoultan, à Moscou et en Italie m’ont permis d’approfondir les complexités de ce que les esprits aiguisés définissent comme la Double Hélice. Nous sommes tous conscients des immenses défis qui nous attendent – tout en parvenant à peine à suivre en temps réel l’étonnante résurrection du Heartland.
En termes de « soft power », le rôle de premier plan de la diplomatie russe va devenir encore plus important – soutenue par un ministère de la Défense dirigé par Sergueï Choïgou, un Touvain de Sibérie, et un bras du renseignement capable d’établir un dialogue constructif avec tout le monde : Inde/Pakistan, Corée du Nord/du Sud, Iran/Arabie Saoudite, Afghanistan.
Cet appareil permet d’aplanir des problèmes géopolitiques (complexes) d’une manière qui échappe encore à Pékin.
Parallèlement, la quasi-totalité de la région Asie-Pacifique – de la Méditerranée orientale à l’océan Indien – prend désormais pleinement en considération la Russie et la Chine comme contrepoids à la surenchère navale et financière des États-Unis.
Les enjeux en Asie du Sud-Ouest
L’assassinat ciblé de Soleimani, malgré toutes ses retombées à long terme, n’est qu’un coup sur l’échiquier de l’Asie du Sud-Ouest. Ce qui est finalement en jeu, c’est un prix macro géo-économique : un pont terrestre du Golfe persique à la Méditerranée orientale.
L’été dernier, une trilatérale Iran-Irak-Syrie a établi que « le but des négociations est d’activer le corridor de fret et de transport Iran-Irak-Syrie, dans le cadre d’un plan plus large de relance de la Route de la soie ».
Il ne peut pas y avoir de corridor de connectivité plus stratégique, plus capable de s’interconnecter simultanément avec le Corridor international de transport Nord-Sud ; la connexion Iran-Asie centrale-Chine jusqu’au Pacifique, et de Lattaquié vers la Méditerranée et l’Atlantique.
Ce qui se profile à l’horizon est, en fait, un sous-secteur de la Belt & Road en Asie du Sud-Ouest. L’Iran est une plateforme-clé de la Belt & Road ; la Chine sera fortement impliquée dans la reconstruction de la Syrie ; et Pékin-Bagdad ont signé de multiples accords et mis en place un fonds de reconstruction irako-chinois (un revenu de 300.000 barils de pétrole par jour sera échangé contre des crédits chinois pour des entreprises chinoises qui reconstruiront les infrastructures irakiennes).
Un rapide coup d’œil sur la carte révèle le « secret » du refus des États-Unis de plier bagages et de quitter l’Irak, comme l’exige le Parlement et le Premier ministre irakiens : empêcher l’émergence de ce corridor par tous les moyens possibles. Surtout quand nous voyons que toutes les routes construites par la Chine à travers l’Asie centrale – j’ai voyagé sur nombre d’entre elles en novembre et décembre – relient finalement la Chine à l’Iran.
Résurrection de la Route de la soie : Annoncée par le président chinois Xi Jinping, l’Initiative de la Route de la soie, également connue sous le nom d’Initiative Belt & Road, projette d’investir dans des infrastructures, notamment des voies ferrées, des centrales électriques, des gazoducs, des oléoducs, des voies de transport de fret, des ports, etc, en Asie centrale, de l’Ouest et du Sud aussi bien qu’en Afrique et en Europe. En jaune, la ceinture économique de la Route de la soie terrestre. En gris, la nouvelle Route de la soie maritime. Et ce schéma n’est qu’une esquisse ! Ndt. Crédit image : Daily Sabah

L’objectif final : unir Shanghai à la Méditerranée orientale – par voie terrestre, à travers le Heartland.
Autant le port de Gwadar en mer d’Oman est une plate-forme essentielle du corridor économique Chine-Pakistan, et fait partie de la stratégie chinoise à plusieurs volets pour « fuir Malacca », autant l’Inde a également courtisé l’Iran pour égaler Gwadar via le port de Chabahar, dans le golfe d’Oman.
Donc, l’Inde veut relier l’Afghanistan et l’Asie centrale via l’Iran autant que Pékin veut relier la mer d’Oman au Xinjiang via le corridor économique Chine-Pakistan.
Pourtant, les investissements de l’Inde à Chabahar pourraient ne rien donner, New Delhi réfléchissant toujours à la possibilité de participer activement à la stratégie « indo-pacifique » des États-Unis, ce qui impliquerait d’abandonner Téhéran.
L’exercice naval conjoint Russie-Chine-Iran de la fin décembre, qui a commencé exactement à Chabahar, a été un réveil opportun pour New Delhi. L’Inde ne peut tout simplement pas se permettre d’ignorer l’Iran et de finir par perdre sa principale plate-forme de connectivité, Chabahar.
Le fait est incontournable : tout le monde a besoin d’une connectivité avec l’Iran. Pour des raisons géographiques évidentes, depuis l’empire persan, c’est le passage privilégié de toutes les routes commerciales d’Asie centrale.
De plus, pour la Chine, l’Iran est une question de sécurité nationale. La Chine est fortement investie dans l’industrie énergétique iranienne. Tous les échanges bilatéraux se feront en yuan ou dans un panier de devises contournant le dollar américain.
Les néocons américains, quant à eux, rêvent toujours de ce que le régime de Cheney visait au cours de la dernière décennie : un changement de régime en Iran conduisant à la domination américaine sur la mer Caspienne comme tremplin vers l’Asie centrale, à un pas seulement du Xinjiang et de l’instrumentalisation du sentiment anti-chinois. Cela pourrait être considéré comme une nouvelle Route de la soie à l’envers, conçue pour entraver la vision chinoise.
Bataille homérique
Un nouveau livre, The Impact of China’s Belt and Road Initiative (L’impact de l’Initiative Belt & Road chinoise), de Jeremy Garlick de l’Université d’économie de Prague, a le mérite d’admettre que « comprendre » la Belt & Road « est extrêmement difficile ».
Il s’agit d’une tentative extrêmement sérieuse de théorisation de l’immense complexité de la Belt & Road – surtout si l’on considère l’approche souple et syncrétique de la Chine en matière d’élaboration de politiques, qui est assez déconcertante pour des Occidentaux. Pour atteindre son but, Garlick s’intéresse au paradigme de l’évolution sociale selon Tang Shiping, puis se plonge dans l’hégémonie néo-gramscienne et dissèque le concept de « mercantilisme offensif » – tout cela dans le cadre d’un effort « d’éclectisme complexe ».
Le contraste avec la diabolisation obtuse de la Belt & Road par les « analystes » américains est flagrant. Le livre aborde en détail la nature multidimensionnelle du transrégionalisme de la Belt & Road comme un processus organique et évolutif.
Les responsables politiques de l’Empire ne se donneront pas la peine de comprendre comment et pourquoi la Belt & Road est en train d’établir un nouveau paradigme mondial. Le sommet de l’OTAN à Londres le mois dernier a donné quelques indications à cet effet. L’OTAN a adopté sans critique trois priorités américaines : une politique encore plus agressive envers la Russie ; l’endiguement de la Chine (y compris par la surveillance militaire) ; et la militarisation de l’espace – une retombée de la doctrine de la « Full Spectrum Dominance » (« Domination sur l’intégralité du spectre ») de 2002.
L’OTAN sera donc entraînée dans la stratégie « Indo-Pacifique » – ce qui signifie l’endiguement de la Chine. Et comme l’OTAN est le bras armé de l’UE, cela implique que les États-Unis s’ingéreront dans la façon dont l’Europe fait des affaires avec la Chine – à tous les niveaux.
Le colonel de l’armée américaine à la retraite Lawrence Wilkerson, chef d’état-major de Colin Powell de 2001 à 2005, est allé droit au but : « L’Amérique existe aujourd’hui pour faire la guerre. Comment interpréter autrement 19 années consécutives de guerre sans aucune fin en vue ? Cela fait partie de ce que nous sommes. Cela fait partie de ce qu’est l’Empire américain. Nous allons mentir, tricher et voler, comme le fait Pompeo en ce moment, comme le fait Trump en ce moment, comme le fait Esper en ce moment … et comme le font une foule d’autres membres de mon parti politique, les Républicains, en ce moment. Nous allons mentir, tricher et voler pour faire ce qu’il faut pour perpétuer ce complexe militaire. C’est la vérité. Et c’est le plus douloureux là-dedans. »
Moscou, Pékin et Téhéran sont pleinement conscients des enjeux. Diplomates et analystes travaillent sur la tendance, pour le trio, à élaborer un effort concerté pour se protéger mutuellement de toutes les formes de guerre hybride – sanctions comprises – lancées contre chacun d’eux.
Pour les États-Unis, il s’agit en effet d’une bataille existentielle – contre l’ensemble du processus d’intégration de l’Eurasie, les nouvelles Routes de la soie, le partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, les armes hypersoniques russes mêlées à une diplomatie souple, le profond dégoût et la révolte contre les politiques américaines dans tout le Sud mondial, l’effondrement presque inévitable du dollar américain. Ce qui est certain, c’est que l’Empire ne va pas partir tranquillement dans la nuit.  
Nous devrions tous être prêts pour la grande bataille.
Par Pepe Escobar
Paru sur Asia Times sous le titre Battle of the Ages to stop Eurasian integration
Traduction et note d’introduction Entelekheia



[1] La Chine est la première puissance économique depuis une demi-décennie


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