L’incroyable publicité accordée au livre de Bernard Rougier sur les territoires soi-disant « islamisés » de la République est inversement proportionnelle à sa rigueur méthodologique. Il s’agit d’un projet bien plus idéologique que scientifique.
Depuis les premières affaires liées au voile islamique au collège de Creil en octobre 1989, la France est devenue championne européenne, voire mondiale, d’un nouveau sport national : la « chasse à l’islamiste ».
Chacun est sommé d’y participer dans une atmosphère hautement compétitive où il s’agit de faire montre d’un zèle plus grand que celui de ses concurrents en la matière, particulièrement nombreux dans le paysage audiovisuel et le milieu politique. Toute réticence ou recul par rapport à cette chasse aux sorcières est immédiatement taxé de « déni », d’attitude de « bisounours », d’« islamogauchisme », voire de « complicité » avec les djihadistes.
Le milieu universitaire, qui s’en voudrait de ne pas crier avec les loups et de propager des peurs largement infondées, n’est pas épargné, comme l’a récemment montré le cas de Bernard Rougier, le dernier en date, que l’on connaissait jusque-là pour ses travaux universitaires de grande qualité, en particulier ceux sur le Liban, et dont l’hallucinant forcing médiatique de ces derniers mois pour présenter le livre qu’il a édité sur les « territoires conquis de l’islamisme » a laissé pantois même les plus blasés par ce genre d’exercices.
En quelques semaines, on a donc assisté à un marathon époustouflant, des studios d’Europe 1, de LCI, RFI, BFMTV, Bourdin direct, France Culture, Sud-Radio et RMC, aux colonnes du Figaro, du Point, de Marianne et de L’Obs. Sans jamais aucun contradicteur en face, seulement des hôtes et éditorialistes en mode groupies conquis d’avance, souvent heureux de pouvoir enfin justifier leurs propres préjugés et paranoïa en se servant d’un universitaire.
Il est évident que la seule raison de l’ubiquité médiatique du professeur est que les têtes parlantes (plus que pensantes) du paysage audiovisuel français savaient pertinemment qu’il dirait ce qu’ils voulaient entendre et répéterait leurs grossiers clichés sur les « quartiers », les « populations immigrées », les « islamistes », « l’islam politique », les « salafistes » et la vieille rengaine des « territoires perdus de la République » avec lesquels ils assomment et abrutissent la France depuis des années.
Sur ce point, ils n’ont pas été déçus, et leur invité s’est révélé être ce qu’ils appellent « un bon client ».
La doxa alarmiste de « l’islamisation de la France »
Car à l’écouter, il n’y a sur le fonds quasiment aucune différence entre ce discours primairement et vulgairement anti-« islamiste » et celui de tous les islamophobes de France, y compris ceux qui s’ignorent, des grands médias aux politiciens va-t-en-guerre à la Manuel Valls, des réactionnaires tendance Figaro aux laïcards du Printemps Républicain, à savoir, tous les hystériques qui voient du djihadiste derrière chaque hijab, chaque qamis et chaque barbe un peu trop touffue.
Telle est bien la « formation discursive », comme dirait le philosophe Michel Foucault, que Rougier, suivant en cela son mentor Gilles Kepel, a choisi d’intégrer et de pousser encore plus avant. La France, l’islam et les musulmans s’en seraient bien passés, surtout en période post-attentats de Christchurch.
Que nous apprend donc cet ouvrage « implacable », comme le titrait Marianne ? En gros, ce que l’on a partout rabâché du soir au matin depuis déjà trois décennies.
La « conquête islamiste » des « quartiers et banlieues » est en marche. Les dangereux « islamistes » avec leurs « réseaux organisés » commandités depuis l’étranger (les habituels suspects : Arabie saoudite, Maroc, Turquie, etc.) ont « maillé ces territoires perdus » et mis leurs populations en coupe réglée ou tentent de le faire, imposant une islamisation « globalisante » et totalisante, « en rupture avec la République », à des habitants littéralement emprisonnés culturellement et religieusement dans leurs banlieues.
Selon Rougier, leur seul choix serait soit de se résigner à vivre, apeurés, dans ces « écosystèmes islamistes » totalitaires, soit de partir. Ce faisant, ces groupes « radicalisés » et séparatistes se seraient livré à une OPA sur l’islam de France et, de plus en plus, sur l’islam mondial – entreprise qui représente selon l’auteur une véritable menace existentielle pour à la fois l’islam, ces populations et la République elle-même.
Les solutions ? « Casser ces écosystèmes », déclare « courageusement » son auteur, révélant derrière la façade d’un travail « scientifique » une triste opération idéologique et répressive de plus contre des formes d’islam qui déplaisent car un peu trop rigoristes et « prosélytes » à son goût, assortie d’appels du pied au gouvernement à aller remettre de la loi et de l’ordre dans ces zones ensauvagées.
On le voit, on ne fait pas exactement dans la finesse, la nuance et la subtilité, ni sur les plateaux, ni dans le livre.
Autre classique de ce discours désormais si rôdé qu’on pourrait le réciter en dormant, l’auteur justifie son entreprise par la noble et unique volonté de « libérer ces populations musulmanes de l’emprise islamiste ». En d’autres termes, faire le tri entre les bons et les mauvais musulmans, entre les bonnes et les mauvaises doctrines islamiques, autre spécialité française.
On passe ici carrément à la posture « mission civilisatrice » avec un paternalisme « libérateur », grossièrement binaire et manichéen, d’un type proprement colonial pleinement assumé : celui des auto-proclamés Sauveurs-du-Gentil-et-Normal-Musulman-Français-Opprimé-par-le-Dangereux-Islamiste-Piloté-par-les-Méchants-Saoudiens.
Posture ironique, car dans le contexte actuel parano-hystérique, un tel discours frelaté ne pourra qu’avoir des conséquences nocives et dommageables sur des populations et quartiers déjà soumis à une véritable surveillance d’État, à commencer par une stigmatisation et une suspicion accrue qui, en guise de libération, ne fera que les tenir tous, « islamistes » ou pas, encore plus à l’écart de la société.
Contre-productif et complice de l’extrême droite
Plus gravement, les thèses grossières de Bernard Rougier apportent un vernis pseudo-scientifique et une légitimité universitaire à tout le discours conspirationniste sur « l’islamisation de la France », avec ses sous-débats, mythes et clichés mensongers des « zones de non-droit », de l’ « hydre islamiste » et autres « Eurabia ».
Qu’ils le veuillent ou non, Rougier, Kepel et consorts s’insèrent et s’intègrent parfaitement, sans couture ni accroc, dans cette nébuleuse discursive nauséabonde, entre laïcardisme de gauche à la Marianne et islamophobie version Valeurs actuelles.
À peine aperçoit-on un voile de trop au coin de la rue ou – suprême horreur – une boucherie halal, une librairie islamique et une mosquée dans le même quartier que, tels la chroniqueuse ex-journaliste à Charlie Hebdo Zineb El Rhazoui ou le journaliste Mohamed Sifaoui, on nous assure que la « conquête islamiste est en marche », la patrie et l’islam en danger – et ceux qui ne le voient pas sont « dans le déni ».
Voilà pourquoi ces « territoires islamisés » font un carton : non pas par la qualité de ce travail – aucune donnée statistique, aucune quantification du phénomène étudié, bibliographie indigente, etc. –, non pas par l’exactitude de thèses caricaturales et de pseudo « preuves » souvent ridicules (le copain qui conseille à son ami de ne pas se doucher nu dans les douches du club de sport), mais tout simplement parce que son auteur répète en boucle la doxa que l’on nous assène depuis maintenant des décennies, à base d’exagérations sur un soi-disant « péril islamiste » et une « menace djihadiste » existentielle pour nos pays, ce que ces phénomènes ne sont nullement.
Chose que même un Marc Sageman, ancien de la CIA et l’un des pères fondateurs des Terrorism Studies depuis vingt ans, reconnaît désormais.
Il n’est donc pas surprenant que nombre d’universitaires de haute volée ont exprimé leur opposition à ces thèses et descriptions primitives, dont ils ont déjà révélé les nombreuses failles tant idéologiques que scientifiques, les dangers politiques (traitement des musulmans encore plus sécuritaire qu’il ne l’est déjà) et les préjugés qui nourrissent cet ouvrage de A à Z.
Et ce non pas pour polémiquer mais au nom de l’intégrité scientifique et universitaire, et en tant que chercheurs spécialisés sur ces mêmes sujets.
Marc Sageman, dont le statut est quasiment mythique dans la recherche sur le terrorisme et le djihadisme, et Farhad Khosrokhavar, sans doute le meilleur et le plus prolifique des chercheurs français en radicalisation, ont eux-mêmes signé la tribune collective contre cet ouvrage, tout comme une brochette conséquente de directeurs de recherche au CNRS et spécialistes de l’islam, ce qui en dit déjà long sur la qualité douteuse du livre et de son sérieux « scientifique ».
Une suspicion jetée sur toutes les pratiques religieuses
Ce livre et le discours de son auteur médiatisé semblent aussi vouloir battre Dounia Bouzar, fondatrice et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam, et le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner sur le terrain des « signes annonciateurs de radicalisation et de djihadisme ».
On se souvient des graphiques bouzariens pour le site gouvernemental anti-djihadiste et ses grossières listes fourre-tout de « signaux d’alerte », qui n’auraient mérité que le ridicule (cette baguette de pain si franchouillarde barrée d’une croix « interdite » !) si tout cela n’était pas tragique et ne conduisait directement, au minimum, à la surveillance de masse de tous les musulmans par l’État puis, désormais, par la sinistre et orwellienne « société de vigilance » que Macron appelle de ses vœux, écoles, hôpitaux, lieux de travail, lieux de loisirs, familles et voisins y compris.
Dans ce domaine, Rougier, en parfait adepte de la (non-)pensée de groupe, ne fait qu’aggraver les choses. À l’écouter, tout et n’importe quoi, y compris et surtout les pratiques religieuses les plus banales et routinières en islam, constituent déjà les signes suspects que l’on entre en « territoire islamiste conquis ».
Ses propos montrent donc bien qu’il pratique un amalgame forcené par lequel les signes et pratiques islamiques les plus ordinaires deviennent les preuves visibles de la « prise de pouvoir » de ces quartiers par un « islam politique » lui-même présenté comme une menace de premier ordre, les signes suspects d’une « radicalisation » en marche vers le djihadisme.
Un discours authentiquement islamophobe, malgré les dénégations de l’auteur.
Des adeptes de la « conveyor belt »
Car depuis des années, ce petit groupe de chercheurs qui monopolise les médias véhicule, sans d’ailleurs jamais l’expliciter, le modèle explicatif du djihadisme, désormais largement obsolète, dit de la « conveyor belt » (la courroie de transmission), ou encore « théorie du sas », des « paliers », de l’« entonnoir » (« radicalisation funnel »), de la « pente glissante » (« slippery slope ») ou des « vases communicants ».
À savoir que ces idéologies religieuses, y compris le salafisme quiétiste, sont une, sinon la, cause majeure du djihadisme, auquel elles mèneraient plus ou moins directement. Là, nous assène Kepel et ses fidèles depuis des années, se situerait le « terreau du djihadisme » et c’est pour cela que l’action gouvernementale qu’ils appellent de leurs vœux doit aussi « s’attaquer » à ces doctrines, institutions et pratiques religieuses (et donc forcément à leurs fidèles).
Selon cette pensée rudimentaire, « l’extrémisme » islamique non violent, comme l’est selon eux le salafisme quiétiste, serait toujours plus ou moins la première étape de l’extrémisme terroriste violent, un « point de passage », un « sas », une « antichambre », « l’envers de l’extrémisme violent » comme l’affirment aussi certains chercheurs américains tendance Homeland Security.
Or, double problème, cette « théorie » est invalidée tant par la simple logique que par les statistiques et la recherche de pointe sur les causes du terrorisme.
Par la simple logique : si le salafisme était la cause majeure du djihadisme, ou même simplement une cause significative parmi d’autres, alors la carte et la temporalité du djihadisme dans le monde devraient forcément plus ou moins coïncider avec celles du salafisme.
Or il n’en est rien, et tant la géographie du « djihadisme 3.0 » que sa chronologie (hautement intermittente) ne sauraient différer davantage de celles du salafisme.
Géographiquement, il est ainsi concentré sur une petite dizaine de zones où surviennent la quasi-totalité (autour de 90 %) de ces attentats et qui ne correspondent aucunement à la carte du ou des salafismes.
Par exemple, il y a peu ou pas d’attentats en Arabie saoudite, mais il y en a énormément en Irak et Syrie, alors que ce devrait être l’inverse selon Kepel. Car si, comme il le rabâche, le « salafisme » était une cause importante du djihadisme, l’Arabie saoudite – où la majorité des centres de déradicalisation sont dirigés par des... salafistes – devrait logiquement être à feu et à sang.
On aimerait entendre nos deux compères expliquer ces étranges divergences entre leurs propos et les données empiriques et nous expliquer pourquoi 99 % (donc la quasi-totalité) de tous les décès liés au terrorisme surviennent non pas dans les pays à culture religieuse majoritairement « salafiste » mais dans des pays en guerre ou sous un régime politique dictatorial et violent.
Comme l’a démontré Robert Pape au sein de son Chicago Project on Security and Threats, l’Irak a connu les premiers attentats-suicides de toute son histoire après l’invasion américaine de mars 2003, ciblant l’occupant étranger.
Il faudrait demander à nos experts de plateaux télé pourquoi ils ne mentionnent jamais le moindre de ces faits, qu’en grands spécialistes de la chose ils doivent portant connaître.
Enfin, leur modèle, désormais relayé par quasiment tous les grands médias, non seulement n’a jamais été démontré y compris par ceux qui le promeuvent, mais est désormais rejeté par la grande majorité des chercheurs spécialisés sur ces questions.
Quant à ses effets politiques, ils se sont révélés hautement nuisibles pour l’ensemble des musulmans, vu que tout croyant ayant une pratique religieuse un tant soit peu « rigoriste » se voit suspecter d’être un futur ou potentiel djihadiste.
Peu de chercheurs sérieux continuent à véhiculer ces notions de « sas », « antichambre » ou « terreau ». Les grands noms des Terrorism Studies, dont Jessica Stern, Robert Pape, Richard Jackson ou Marc Sageman, les ont essentiellement invalidées. Et ce avec une abondance de données empiriques et d’accès prolongé aux terroristes de toutes sortes dont Rougier et Kepel, avec leurs moyens fort limités (ce qu’ils reconnaissent volontiers) et leurs cadres conceptuels obtus, sont bien incapables.
Chose grave pour ceux qui se présentent comme des universitaires à la démarche « scientifique », Kepel, Rougier et leurs disciples évacuent systématiquement de leurs discours et travaux toutes les preuves contraires à leurs modèles et thèses.
En cela, ils se livrent à outrance à la pratique dite du « cherry-picking » consistant à ne sélectionner exclusivement que les faits susceptibles d’aider des « conclusions » décidées à l’avance en omettant délibérément (car ils ne peuvent ignorer ces preuves et cette volumineuse recherche contraires) tout ce qui les complique, problématise ou contredit.
Belle éthique et méthodologie universitaires. Car que dirait-on d’un chercheur en biologie ou médecine qui ignorerait ou tairait tout ce qui contredit ses hypothèses et invalide ses conclusions ?
Par Alain Gabon, professeur agrégé d'études françaises et directeur du département de langues et littératures étrangères de l'Université Virginia Wesleyan à Virginia Beach, aux États-Unis. Un de ses essais est disponible en français sur le site de la fondation Cordoba UK.
Source: Middle East Eye
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires hors sujet, ou comportant des attaques personnelles ou des insultes seront supprimés. Les auteurs des écrits publiés en sont les seuls responsables. Leur contenu n'engage pas la responsabilité de ce blog ou de Hannibal Genséric.