Le 5 juillet dernier, Anis Guiga avait été arrêté par les forces de l'ordre en possession de canettes de bière. Le jeune tunisien a finalement écopé de trois mois de prison avec sursis pour "outrage public à la pudeur".
Comme
Anis Guiga, de nombreuses personnes ont été inquiétées par "la Justice"
pour des faits similaires, assurent certains avocats. Si des juges se
basent sur les articles 226 et 226 bis du Code pénal du code pénal
concernant l'outrage public à la pudeur et l'atteinte aux bonnes mœurs
et à la morale publique, d'autres motifs sont invoqués, notamment la
transgression de circulaires datant de 1986 et 1989 réglementant la
vente d’alcool pendant le mois de Ramadan, les fêtes religieuses et les
vendredis aux Tunisiens dits "musulmans". Ces circulaires ne sont pas
publiées !!
Les Tunisiens ont-ils le droit d'acheter ou de
consommer de l'alcool pendant le mois de Ramadan et les vendredis? Dans
la pratique, rien n'est moins sûr, et l'interprétation des lois reste
aléatoire.
Que dit la loi?
L'article 317 du Code pénal punit de quinze jours d'emprisonnement et d'une amende
ceux "qui servent des boissons alcooliques à des musulmans ou à des
personnes en état d'ivresse", ce texte qui date de 1913 n'est pas
spécifique aux périodes précitées.
Dans le même sens, la loi datant du 7 novembre 1959 et réglementant les "débits de boissons" a été modifiée en 1961 pour interdire de servir des boissons alcoolisées aux "musulmans".
Comment
peut-on vérifier l’appartenance religieuse d’un citoyen? Face à la
contradiction entre la Constitution qui consacre la "liberté de
conscience" et certaines dispositions législatives ou réglementaires, le
pouvoir exécutif et les juges gardent la main.
"Le citoyen tunisien est à la merci de leurs interprétations personnelles parfois rétrogrades et de l’excès de zèle des uns et des autres. La Constitution est ainsi ouvertement bradée dans ce qui semble être un déni de justice", fustige Oussama Hlal, un des avocats d'Anis Guiga.
Musulmans d'apparence
Dans
les faits, une distinction est établie entre les "musulmans"
d'apparence et les autres. Que ce soit dans les bars et les hôtels
durant le mois de Ramadan ou dans les points de vente les vendredis,
rares sont ceux qui ne demandent pas aux clients un permis d'acheter de
l'alcool, autrement dit: un passeport étranger et un nom qui ne sonne
pas musulman. Autrement, le contrôle au faciès prévaut.
"Lois à
respecter", "Etat musulman", "respect des valeurs" ou injonctions
policières, différentes raisons sont invoquées par les gérants d'hôtels
et de bars appliquant cette discrimination, sans pouvoir la justifier
légalement. Généralement, c'est la crainte d'une "descente de police"
qui fait foi.
Dans un hôtel au nord de la ville touristique de
Hammamet, des boissons alcoolisées sont servies en plein mois de
Ramadan, à condition d’être un touriste ou l’ami du propriétaire de
l’hôtel! Une autre condition pour les amis: être discret.
"Nous sommes conscients de l’ambigüité juridique et de la primauté de la Constitution mais tout ceci nous dépasse. Nous nous ne pouvons pas nous amuser à servir de l’alcool à tout le monde quand on a des policiers sur le dos!", se défend le propriétaire de l'hôtel sous couvert d'anonymat, dans une déclaration au Huffpost Tunisie.
Les
Tunisiens sont ainsi contraints de prôner l’abstinence ou de faire des
provisions. Un responsable commercial d’une grande surface à Tunis admet
un pic de la vente d’alcool avant et après Ramadan.
D'autres ont
recours au marché noir. “Je vends une bouteille de vodka à 60 dinars
pour les amis et au prix des grandes surfaces pour les autres, c’est un
commerce rentable pendant Ramadan”, explique Karim qui se transforme en
vendeur d’alcool durant cette période.
Selon l’écrivain et ancien
homme politique Abdelaziz Belkhodja, c'est à partir de la fin des
années soixante que la Tunisie aurait basculé. De la limitation des
points de vente des boissons alcoolisées aux circulaires interdisant la
vente aux musulmans, en passant par l'augmentation des taxes, "c'est
devenu un vrai problème".
“Encore une fois, nous avons fait le
contraire de ce qu'il fallait faire et aucun responsable ne tente
d'arranger les choses. Tous ont peur de ce sujet tabou. Cette politique
bâtarde de la Tunisie depuis un demi siècle nous a menés vers tous les
excès”, a-t-il déploré.
Un appareil "schizophrène" qui donne les pleins pouvoirs aux juges {de l'inquisition islamique}
Pour
M. Belkhodja, “face à la contradiction entre la Constitution et le
corpus législatif, mais aussi au sein même de la Constitution qui
consacre la liberté de conscience et la protection du sacré, la
prévalence de l’un ou de l’autre est tributaire du positionnement
politique du juge".
Dans le cas d'Anis Guiga, c'est l'accusation
d'outrage public à la pudeur qui a été retenue. Cette expression vague
englobe pour certains juges ou agents des forces de l’ordre le respect
des valeurs musulmanes.
TUNISTAN, Justice de Talibans |
“La
Constitution est d’application directe, pas besoin de lois pour qu’elle
soit effective. Une note du ministre de la Justice en direction des
magistrats leur rappelant de cesser d'invoquer le Code pénal et les
circulaires pour les questions relatives aux libertés individuelles,
mais de faire prévaloir la Constitution, aurait suffi à mettre fin à
cette mascarade", a-t-il précisé.
"Malheureusement, on préfère
fermer les yeux sous prétexte que la société tunisienne n’est pas encore
prête à affronter ces questions. Entretemps, on doit encore arracher
des libertés qui sont théoriquement acquises!", a regretté l'avocat.
Source : Rihab Boukhayatia
Titre original. Tunisiens: Quand des circulaires ont plus de poids que la Constitution
Titre original. Tunisiens: Quand des circulaires ont plus de poids que la Constitution