Aux premières réactions, parfois caricaturales, il est évident que les
frappes aériennes russes en Syrie, sur demande du Gouvernement syrien,
ont fait mouche. Dans tous les sens du terme. Politiquement et
militairement.
L'arrivée d'un nouvel acteur sur le terrain de la lutte contre le
terrorisme dérange. La coalition américaine avait l'exclusivité et il
était inconcevable qu'il puisse en être autrement. Hors d'une action
concertée avec les Etats Unis. Hors de leur bénédiction.
Lorsque hier, le ministre russe des affaires étrangères annonce au Conseil de sécurité de l'ONU,
que la Russie préside maintenant, que le Conseil de la Fédération a
donné son accord pour une intervention militaire en Syrie contre l'Etat
islamique, étrangement, les américains et les européens ne sautent pas
de joie.
Car ils ne veulent pas prendre le risque de soutenir le régime syrien.
Ils veulent le faire tomber. Et le but de la lutte annoncée contre
l'état islamique est dirigée contre Assad. Donc l'intervention russe
perturbe les plans. Et ne permet pas un autre sénario libyen. Malgré les
efforts médiatico-politiques pour mettre sur le même pied Assad et
l'Etat islamique.
Cela semble plutôt leur compliquer la tâche. Et pour cause, ils
refusent d'adopter une résolution prévoyant l'adoption de sanctions
contre l'Etat islamique, ce qui permettrait de bloquer le financement et
le soutien obtenu par cette organisation. Etrangement aussi, les
membres du Conseil de sécurité ne se dépêchent pas pour mettre cette
organisation sur la liste des organisations terroristes.
Alors forcément, lorsque la Russie bombarde les positions de l'Etat
islamique, en appuie des opérations au sol du Gouvernement légitime
syrien, la machine médiatique se met en marche. Et l'on apprend très
vite qu'il y a des victimes civiles. Il s'agit bien ici de victimes
civiles et non des "dégâts collatéraux" causés par la coalition
démocratique occidentale. Apprécions la différence.
Mais l'on apprécie également la célérité avec laquelle l'information est lancée et répercutée. Et pour cause, elle intervient 1 minute après que l'opération ait été lancée. Incroyable. Et elle est immédiatement reprise par l'ONU. L'ONU qui avoue, tout de même, ne pas pouvoir confirmer ces dires, car il ne se fonde que sur les médias et les ONG.
Et la source, identifiée, est d'une fiabilité indéfectible. Il s'agit de
la fameuse ONG composée d'une seule personne, vivant à Londres, ce Centre syrien de surveillance des droits de l'homme
tenu, dirigé, fondé et composé de ... Ossama Suleiman. Qui est parti
vivre en Angleterre en 2000 suite à ses activités d'opposition. Qui a
ouvert un magasin de vente de vêtements. Et a obtenu la nationalité
britannique.
Et immédiatement, il transmet l'information de la mort d'une trentaine de
civils suite aux frappes russes. Information reprise par l'agence
américaine d'information Reuters, par le site d'information russe RBK
etc. Des vidéos circulent sur Youtube. Tout est très vite organisé.
Or, ces informations sont démenties par la Russie. Le ministère de la
défense publie les vidéos tournées par les drones qui survolent la zone
de combat. Vidéo ici.
Tout d'abord, les frappes aériennes russes n'ont pas touché la région de
Homs, contrairement aux frappes de la coalition occidentale.
L'aviation russe
a effectué une vingtaine de vols et touché les huit cibles de l'Etat
islamique qui contiennent des réserves d'armes, du matériel militaire,
de l'essence etc. Mais les frappes ont eu lieu en zone motagneuse, loin des zones d'habitation.
En intervenant sur le terrain, même "sur invitation", la Russie a
mis, dans les faits, fin à la possibilité même d'un monde unipolaire,
américano-centré, comme il s'est imposé après la chute de l'Union
soviétique. Et ce renversement de situation va provoquer une réaction à
la mesure.
Tout d'abord, la guerre de l'information va fonctionner à plein régime.
Car les Etats Unis ne peuvent pas se permettre de laisser passer le
message d'une réussite militaire qu'ils ne contrôlent pas. Et déjà Kerry
d'affirmer hier qu'une coalition militaire avec Assad ne peut
fonctionner, que la solution ne peut être que politique et contre Assad
avec l'opposition. C'est ce que nous avons vu lorsque les Etats Unis ont
armé "l'opposition démocratique". Avec les résultats que l'on voit,
l'Etat islamique.
Ensuite, les positions européennes vont continuer à se raidir. Évidemment, car cela leur est "demandé". Mais également presque
naturellement: lorsque vous renoncez à vous même, il est insupportable
de voir réussir quelqu'un d'indépendant.
Autrement dit, le conflit est passé à un autre stade. La Russie a
démontré qu'elle s'est libérée des démons du passé, notamment de
l'Afghanistan. Elle assume pleinement son statut de puissance
internationale, et non régionale.
PS: L'on voit ici la différence entre la situation lorsqu'il est affirmé
que l'armée russe intervient, en Ukraine par exemple, et lorsque
l'armée russe intervient réellement, comme en Syrie.
PPS: D'autres réunions en Kerry et Lavrov ont lieu à New York. Donc le combat continue également sur le plan diplomatique.
Commentaire analytique
Huit cibles détruites
Et dans l’après-midi, le ministère russe de la Défense annonçait avoir réalisé plusieurs frappes sur des cibles des « dépôts d’armes et de munitions, de fuels, des centres de communication, du matériel militaire des terroristes de l’ISIS ». Une annonce faite sur twitter, sur facebook, sur youtube,
etc. en utilisant donc tous les canaux modernes des médias sociaux,
dans un exercice plutôt rare pour l’armée russe de ‘transparence’ (ou
propagande) militaire, assez proche en fait de celui que pratique
l’armée israélienne ou britannique. On apprendra un peu plus tard que ce
raid réalisé par le groupe d’aviation russe basé en Syrie a frappé « 8 cibles de l’ISIS, (…) situées dans une zone montagneuse », qui ont été « complètement détruites ».
La cible contestée
Américains
comme Français ont immédiatement émis des doutes sur la cible visée,
arguant qu’elle concernait davantage des groupes modérés hostiles à
Bachar el Assad que l’organisation de l’Etat islamique (ISIL/ISIS).
Difficile de cerner le vrai du faux. Quoi qu’il en soit, John Kerry, le
secrétaire d’Etat américain a indiqué, très vite, mercredi soir, devant
le conseil de sécurité de l’ONU puis devant la presse avoir des « préoccupations (quant) à la nature des objectifs, au type de cibles » visées par les Russes. Il y a « besoin de clarté ». L’organisation de l’Etat islamique (ISIL) devrait « de toute évidence être ciblée ». Mais, de façon « tout aussi évidente, ce n’est pas ce qui se passe ».
Une frappe très politique
Dans
un jeu où la propagande est intense de part et d’autre, l’essentiel
n’est pas vraiment là. Car cette frappe russe a, avant tout, un objectif
politique. Elle permet à la Russie de récupérer ses galons de force
avec qui il faut compter et discuter en Syrie, non pas juste parce
qu’elle a un siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies mais parce
qu’elle est sur place militairement et que son intervention ne peut se
discuter d’un point de vue juridique.
Un certain fondement juridique
D’un
point de vue du droit international, la position russe semble, en tout
cas, assez fondée… quelle que soit la cible visée. Car les militaires
russes interviennent à la demande du gouvernement légal de la Syrie (de
Bachar el Assad). Ce n’est peut-être pas très moral mais c’est imparable
! Ce que ne peuvent pas se revendiquer les occidentaux qui agissent en
marge de la légalité internationale. Au passage, la Russie s’impose
comme un partenaire obligé pour le régime de Damas, tout autant que
l’Iran.
Et une certaine continuité dans le soutien à Bachar
Cette
intervention a aussi une certaine logique dans la continuité. Soutenant
de façon non équivoque le régime de Bachar, Moscou a bloqué notamment
toute tentative de résolution du Conseil de sécurité à l’ONU contre ce
régime. Le gouvernement russe a, depuis le début de la crise, prédit que
les Occidentaux se trompaient en croyant que l’opposition syrienne
démocratique l’emporterait. L’ancien ambassadeur à l’OTAN, Dimitri
Rogozine, aujourd’hui vice-Premier ministre, avait averti, lors d’un
dernier point de presse à Bruxelles (en janvier 2012 !) que les
Européens se trompaient. Vous verrez – avait-il dit alors, arguant de la
bonne connaissance russe de la région par la Russie. « Ceux que vous soutenez sont des terroristes qui vont se retourner contre vous
» avertissait-il, en substance, dans un discours sans nuances, qui
détonnait en 2012 et parait presque raisonnable aujourd’hui… Faisant
référence à l’intervention en Libye, toute proche, il avertissait
également, sans ambages : plus jamais !
L’effet papillon de la frappe
Désormais,
effectivement, il va falloir se coordonner étroitement entre
militaires, entre Russes et Américains, et le reste de la coalition,
pour éviter tout risque de « collision ». Et de façon imparable, et
cynique, cette coordination se fera avec le régime de Bachar, les Russes
assurant le « point manquant » de la coordination entre la coalition et
le régime de Damas.
Une coordination étroite USA-Russie
John
Kerry le secrétaire d’Etat US, l’a reconnu hier à New-York, lors d’une
conférence de presse commune tenue à New-York avec Serguei Lavrov, le
ministre russe des Affaires étrangères, au sortir de la réunion du
Conseil de sécurité. « Nous avons convenu de l’impératif dès que
possible – peut-être même dès demain — d’avoir une discussion de
déconfliction de militaires à militaires, des réunions, des conférences —
tout ce qui peut être fait dès que possible. Car nous sommes d’accord
sur l’urgence de cette déconfliction » (*).
Une zone de déconfliction indirecte avec le régime de Bachar
Point confirmé par son homologue russe. « La
première instruction pour nous est de faire en sorte que les militaires
américains, la coalition menée par les Etats-Unis d’une part et les
militaires de la Fédération de Russie qui se livre maintenant à
certaines opérations en Syrie, à la demande du Gouvernement syrien,
entrent en contact et établissent des canaux de communication pour
éviter les incidents involontaires » a précisé Lavrov. « Et nous avons convenu que les militaires devraient entrer en contact les uns avec les autres très bientôt. » Le ministre russe lâchant d’ailleurs que cette décision assurait « le suivi de ce que nos présidents ont convenu lors de leur rencontre ici le 28 septembre » (sous entendu : les Américains étaient parfaitement au courant).
Pas vraiment un ami, mais déjà un partenaire
A
quelques heures d’une autre réunion fondamentale, sur l’Ukraine, à
Paris, en format Normandie, la discussion va changer de tournure. La
Russie n’est toujours pas vraiment un « ami » mais elle est un peu plus
un « partenaire ». Il y a un renversement des priorités au sein de
l’Union européenne aujourd’hui. Entre le risque russe en Ukraine et le
risque de l’Etat islamique en Syrie et en Irak, les grands pays
européens et les Etats-Unis ont choisi : c’est le front sud sur lequel
il importe de se concentrer pour l’instant.
Des conséquences au plan européen : Choisir entre s’affronter et coopérer
Au
sein de l’Union européenne, il y a là les signes d’une évolution
notable. Alors que tous les esprits étaient tournés depuis fin 2013 vers
l’Est – en oubliant le Sud – la réalité géopolitique est venue rappeler
qu’entre deux risques, il faut choisir le moindre. La doctrine
européenne de dire que le front est et le front sud ont la même valeur
et doivent susciter le même engagement politique n’est aujourd’hui plus
tenable. Tout simplement car les deux risques ne sont pas de la même
intensité.
Deux risques à l’Est et au Sud qui ne sont plus de même intensité
A
l’Est, il y a une rébellion soutenue par la Russie, et contenue dans
une certaine sphère géographique, assez limitée somme toute, qui n’a pas
d’intention ni les moyens de déborder de sa zone de combat (sans
l’appui de Moscou). Au sud, il y a une rébellion, qui s’étend sur le
territoire de deux Etats, dispose d’un trésor de guerre notable et de
troupes autrement plus nombreuses et qui a une volonté de contrôler
plusieurs territoires voire de frapper le territoire européen. Ce n’est
pas tout à fait la même chose.
… et ne peuvent plus être combattus de la même manière
Ensuite,
car les Européens n’ont pas les moyens de tenir deux fronts en même
temps. Enfin car on ne peut pas désigner d’un côté la Russie comme un
horrible ennemi qu’il faut combattre et, de l’autre, lui faire des
courbettes pour obtenir sinon sa coopération, au moins sa bienveillante
neutralité, sur la Libye, la Syrie, le Sahel, etc.
Un renversement géopolitique au sein de l’UE
Pour
la plupart des pays d’Europe de l’Est qui n’ont pas vu que la menace
syrienne, comme la symbolique politique de la vague des réfugiés, ce
renversement a des conséquences géopolitiques beaucoup plus
fondamentales sur leur voisinage qu’ils ne pouvaient l’estimer au
premier abord. Ils ne participent à aucune enceinte de discussion et de
résorption des principaux conflits en cours. Sur l’Ukraine, c’est en
format E2+2 (Allemagne, France, Russie et Ukraine). Sur l’Iran, c’est en
format E3+3 (Allemagne, France, Royaume-Uni, Chine, Russie et
Etats-Unis). Sur la Syrie, on pourrait adopter un format similaire. Sur
le Proche-Orient, c’est le Quartet. etc.
Un hors jeu politique et militaire des pays de l’Est
En
bloquant tout partage de la solidarité dans l’accueil des réfugiés, de
façon souvent agressive et avec des arguments souvent « borderline »,
ils se sont mis hors jeu politiquement mais surtout moralement. En ne
participant que du bout des doigts aux opérations au Sahel comme en
Irak, ils sont hors jeu militairement. Ils auront donc beaucoup de mal —
sauf nouvelle (grande) offensive russe à l’Est — à réimposer la
priorité « Front Est » à l’agenda. Ce qu’ils avaient réussi à faire
depuis plusieurs mois. La frappe russe sur la Syrie, comme ses
conséquences, entre Washington et Moscou tout d’abord, au plan
international ensuite, a réduit à néant leur importance.
Kaczyński, combien de divisions ?
Il
faudra examiner dans les premiers mois si ce fait est simplement
conjoncturel ou structurel. Mais il parait certain que leur rente de
situation, acquise depuis 2004 et 2007 et les deux élargissements
successifs vers l’Est de l’Europe, est en passe de se terminer. Se poser
la question : l’Est « combien de divisions ? », c’est déjà quasiment y
répondre. Les pays de l’Est reviennent, en fait, à leur étiage normal,
ni plus ni moins : celui de petits pays, ne disposant pas vraiment d’une
surface diplomatique et militaire, pour peser durablement, sans un
soutien (soit de l’Union européenne, soit des Etats-Unis), qui ne pèse
qu’à peine 20% du système décisionnel européen (2). Et même si le PiS
(Droit & Justice), de Kaczyński, qui entend gouverner la Pologne
demain s’il gagne les élections (3) soutient le contraire, et entend
restaurer comme il le dit « le phare » de la Pologne, celui-ci risque de
ne pas éclairer bien loin…
(1) Transcript du département d’Etat US traduit par nos soins
(2)
Selon le système de double majorité, ce poids devrait diminuer de façon
lente mais constante dans les dix prochaines années, vu la stagnation
voire la diminution constante de la population de ces pays, alors que la
population des autres pays européens (ouest, nord et sud) est en
croissance plus dynamique (interne ou/et du fait de l’immigration).
(3) Les élections législatives sont prévues le 25 octobre. Le PiS a déjà gagné avec Andrzej Duda les élections présidentielles