Faut-il s’attendre à une nouvelle guerre mondiale ? A force de
regarder le spectacle désolant des relations internationales
contemporaines, de telles idées viennent spontanément à l’esprit. Mais
sont-elles justifiées ? L’expert senior du Centre des recherches
militaro-politiques Mikhaïl Alexandrov répond aux questions d’Inna
Novikova, rédactrice-en-chef de Pravda.ru.
Mikhaïl Alexandrov. Pourquoi la Syrie est-elle tellement importante ?
Cela semble être un point où les grandes contradictions planétaires
s’interfèrent. Pour comprendre pourquoi aujourd’hui le conflit nucléaire
est possible entre la Russie et les Etats-Unis, il faut saisir
l’essence même de ce qui se passe en Syrie actuellement. A s’en tenir à
la logique d’un conflit local, il devient insensé d’anticiper une montée
aux extrêmes à cause d’une ville comme Alep. Mais en fait, il n’en est
rien, car il s’agit d’un abcès qui traduit le conflit global sous-jacent
entre les deux civilisations régissant le monde – orientale et
occidentale. Ce conflit ne date pas d’hier : il dure depuis plusieurs
siècles.
Voici venir maintenant le moment crucial où l’Occident s’est senti en
perte des forces et de vitesse un peu partout à travers le monde. La
multipolarité progresse, d’autres civilisation se renforcent :
islamique, chinoise, hindoue. Et avant toute autre chose, ces tendances
se révèlent dans l’économie. Alors pour soutenir ses positions
économiques et politiques, l’Occident ne peut faire recours qu’à un seul
outil – la force brute.
Qui alors peut contrer l’Occident sur le plan
militaire?Jusqu’aujourd’hui rien qu’un seul pays en est capable – la
Russie. Qui plus est, la civilisation russe est la seule à proposer
activement un agenda différent c’est-à-dire une alternative dans les
relations internationales. Ainsi, c’est l’avenir même de la civilisation
occidentale qui est en jeu. S’ils n’arrivent pas à obtenir la
suprématie militaro-politique globale, alors ils sont condamnés à perdre
la bataille économique ce qui entraînera évidemment la nécessité de
renoncer aux privilèges et préférences qu’ils s’étaient octroyées. Le
niveau de vie dans l’Occident va baisser considérablement et ils ne
seront plus en mesure d’influencer la prise des décisions au niveau
mondial. Se posera alors la question sur leur vrai rang et le vrai rôle
qu’ils sont appelés à jouer dans le monde contemporain.
La Russie ne peut absolument se faire à l’idée de l’aspiration de
l’Occident à dominer le monde. En principe, cette aspiration contredit
les intérêts de tout un chacun : ni en Afrique, ni en Amérique Latine,
ni ailleurs personne ne semble le vouloir. Mais la plupart a peur de
s’insurger parce qu’ils comprennent qu’ils seraient écrasés. L’Occident
fait étalage tout le temps des exécutions exemplaires : la mise à mort
de Milosevic, ou de Saddam Hussein, ou encore celle de Moammar Kadhafi.
Pourquoi la Russie est-elle intervenue alors aujourd’hui en Syrie ?
Je crois qu’il s’agit d’un acte de vengeance de la part de Poutine à
Obama pour ses exactions en Ukraine. Si les affaires allaient bon train
en Ukraine, nous aurions pu ne pas intercéder en faveur de la Syrie.
Mais Obama nous a lancé un défi : il a pénétré l’espace post-soviétique,
a ourdi un coup d’État et a mis au pouvoir un régime franchement
russophobe. Autrement dit, il a créé une situation qui menace
ouvertement notre sécurité nationale. L’Ukraine n’est pas la Géorgie –
c’est un territoire énorme où nous avons des intérêts substantiels.
Alors notre direction a compris : si aujourd’hui nous nous laissons
faire, si nous ne réagissons d’aucune manière, alors demain ils se
mettront à démanteler la Russie, à son tour. Une réponse s’en est suivie
: en Crimée, dans le Donbass et ensuite notre intervention en Syrie.
Alors maintenant nous l’emportons en Syrie ce qui signifie qu’il existe
une réelle possibilité d’arrêter nos «partenaires».
– Arrêter qui : DAESH ou les Américains ?
Mikhaïl Alexandrov. Quel est le vrai but de la soi-disant opposition
pro-américaine en Syrie ? Ils doivent renverser le régime d’Assad et
créer un régime sunnite pro-occidental qui serait supervisé par les
alliés des Etats-Unis, tels que l’Arabie Saoudite et le Qatar. C’est ces
pays justement qui sponsorisent l’opposition sunnite en Syrie. Après
quoi, le pays se transformera, à proprement parler, en allié de
l’Occident et en un vivier du terrorisme international. Il est à
comprendre que DAESH et al-Nusra (organisations interdites en Russie),
c’est des organismes créés par l’Occident, la CIA dans le but de
déstabiliser les régimes. Avant autre chose, le régime chiite, en Irak,
quand il s’est mis à progresser en direction de l’alliance avec l’Iran.
A leur tour, les Américains ont commis une erreur en résolvant, de
façon irresponsable, le problème du changement du pouvoir en Irak
post-husseinien et, de fait, y ayant mis aux commandes, la majorité
chiite unipolaire. Alors ce pouvoir a entamé, naturellement, le
rapprochement avec l’Iran qui est un pays chiite. En Syrie, les mêmes
chiites et les alaouites sont, eux aussi, au pouvoir. S’y est instauré
alors «un axe chiite», extrêmement dangereux pour l’Occident. Il l’est
parce que l’ensemble est présidé par l’Iran, un Etat souverain et
indépendant qui milite pour un système polycentrique dans les rapports
internationaux. L’Occident rêve d’«écraser» encore l’Iran.
En Irak, Les Etats-Unis ont créé DAESH pour enlever au gouvernement
local chiite la possibilité de contrôler tout le pays et aussi pour
faire pression sur ce gouvernement. C’est un peu comme s’ils disaient :
«Si vous n’allez pas coopérer avec nous, nous nous en irons, mais alors
DAESH se mettra à notre place et vous égorgera tous. Comme résultat,
DAESH «s’est incrusté» en plusieurs villes, y a fait provision d’armes
et ensuite s’est mis à faire la guerre en Syrie.
Il faut comprendre que DAESH, ou encore al-Nusra, ne sont que des
instruments de la politique internationale de l’Occident. Alors quand
certains de nos dirigeants proclament une sorte d’alliance avec
l’Occident pour lutter contre le terrorisme, c’est une carabistouille.
En fait, il s’agit d’un enjolivement diplomatique rendu public par notre
direction, mais d’aucuns ont feint de le prendre au sérieux. A vrai
dire, existe-t-il un moyen de collaborer avec ceux qui ont mis toutes
leurs ressources médiatiques, diplomatiques et politiques au service des
organisations terroristes, qui nous imposent un cessez-le-feu pour
ravitailler al-Nusra en munitions et denrées alimentaires ? Il nous
incombe tout bonnement d’achever l’opposition pro-occidentale à Alep et
mettre fin à tout ce babil.
– Vous avez dit que la Syrie est notre vengeance pour
l’Ukraine. Comment peut-on avoir ce genre de raisonnement ? Est-ce
judicieux ?
Mikhaïl Alexandrov. J’entendais, bien sûr, une «vengeance politique».
Cela veut dire qu’il s’agissait de renvoyer l’ascenseur et point que
notre président s’en est courroucé à titre personnel et a envoyé notre
armée en Syrie. Non, ce n’est absolument pas une offense personnelle. Il
s’agit d’une réponse stratégique sur l’échiquier dont le but est de
châtier l’Occident et endiguer ses ambitions en lui montrant qu’il ne
devait plus agir de la sorte, qu’il devait tenir compte de nos intérêts
respectifs sinon il lui en cuirait à la puissance 100 et pas qu’en
Syrie, mais dans bien d’autres régions du monde aussi.
– Je reviens vers l’une de vos déclarations que vous aviez
faites dans une interview : «La Russie doit être prête à mener une
guerre nucléaire et y vaincre». Est-il vraiment possible de remporter la
victoire dans un conflit nucléaire lorsque, selon vous, tout l’Occident
se dresserait contre nous ?
Mikhaïl Alexandrov. Je vous explicite mon idée… Les Etats-Unis sont
loin de nous et il leur est difficile de transférer une grande quantité
de troupes ici. Quand bien même ils le réussiraient, que pourraient
faire quelques 5.000 – 6.000 soldats débarqués en Sibérie? Ils y
crèveront dans deux semaines. En Europe, ceux qui veulent nous faire la
guerre ne sont pas tellement nombreux. Mais quoi, vous croyez vraiment
que la Bulgarie en rêve ? Il se peut bien que leur Boïko Borissov
(premier-ministre) le veut pour de bon, mais les autres Bulgares – j’en
doute fort. Voter c’est une chose, mais guerroyer c’en est une autre.
Les Tchèques, les Hongrois, les Slovaques – personne ne partira en
guerre. Peut-être bien les Allemands, les Polonais et les Roumains aussi
bien que certains pays du Benelux. A bien y regarder, il n’y a qu’une
partie peu signifiante du monde occidental qui peut nous faire la
guerre.
Alors il nous est parfaitement possible d’instaurer une parité quant à
la quantité de troupes engagées au combat même s’ils réussissent à
faire venir encore des troupes d’ailleurs. Mais c’est là que le facteur
des armes nucléaires tactiques entre en jeu. Nous avons une supériorité
dans ce domaine par rapport à l’Occident et nous pouvons détruire
immédiatement toutes leurs grandes bases militaires, grands centres de
production militaro-industrielle, centrales, ponts… Comme résultat,
toute leur infrastructure militaire sera désorganisée. Alors comment
pourraient-ils nous faire la guerre ? Vous croyez qu’ils viendraient
chez nous comme ça, à pied, en hiver ?
– Mais ils ont bien un système de défense anti-aérienne ! Ils ont un tas d’armes sophistiquées !
M. Alexandrov. Sornettes !
– Et que faites-vous du concept de la frappe instantanée globale ?
M. Alexandrov. Mais quelle frappe globale ?!! Mais Bon Dieu, c’est
d’une sottise ! Tout ça a été monté de toutes pièces par les experts
militaires cherchant à semer la pagaille dans la société ! Parce qu’en
fait, si on analyse bien les choses, les Américains n’ont pas d’armes
pour un tel coup global-éclair. Leurs missiles de croisière de type
conventionnel – «Tomahawks» – n’ont qu’une portée limitée de 1.500 km.
D’où vont-ils les lancer si vous prenez le soin de regarder une carte ?
Bon ! Ils peuvent encore atteindre les frontières de notre Etat. Mais,
en vertu du Traité sur les missiles de courte et moyenne portée, ils
n’ont pas le droit de les mettre en Ukraine aussi bien qu’en Pologne.
Ils peuvent, bien sûr, les disposer dans les bassins de la mer Baltique
et de la mer Noire, mais là-bas tout est dans le collimateur de nos
systèmes de défense maritime. Une frappe instantanée globale est du
domaine des contes de fées. On ne peut le monter au niveau actuel des
technologies dont disposent les Etats-Unis.
Les théoriciens militaires discutent, bien sûr, de la forme que peut
épouser un conflit militaire entre nous et l’Occident. C’est bien parce
que l’administration d’Obama se comporte de façon imprévisible. Mais les
militaires, quant à eux, raisonnent en termes concrets : ils ne
gravitent pas dans les sphères stratégiques. A titre d’exemple, d’aucuns
proposent de créer aujourd’hui une zone interdite de survol au-dessus
de la Syrie. Ainsi l’Occident pourrait abattre nos avions-intrus et nous
promettons de faire de même. Dans l’Occident, ils peuvent considérer
qu’ils auraient là-bas plus de bases sur le terrain et qu’ils pourraient
abattre tous nos avions. Mais nous n’allons pas nous laisser faire,
c’est clair ! Nous les attaquerions alors dans les pays Baltes où nous
avons une priorité stratégique. Un couple de nos divisions en viendra à
bout en une seule journée en neutralisant leur seule brigade.
– Mais notre concept ne prévoit pas de frappe nucléaire
préventive – juste une frappe en représailles. Quant aux Américains,
leur Livre Blanc comporte bien le concept d’une frappe nucléaire
préventive…
M. Alexandrov. Je vais vous mettre un peu les points sur les i… C’est
vrai que nous avions dorénavant un concept de frappe en représailles,
mais cela fut du temps du feu Brejnev quand nous avions une suprématie
militaire par rapport à l’Occident en Europe. Nous n’avions alors aucun
besoin de porter un tel coup les premiers. Aujourd’hui la situation a
changé du tout au tout parce que l’OTAN possède maintenant un potentiel
prédominant en Europe. Alors s’ils lancent une offensive, alors notre
concept préconise bel et bien le premier tir des armes nucléaires
tactiques. C’est écrit en lettres d’or dans notre Livre Blanc sur la
Défense.
Pour ce qui est de l’Occident, c’est bien ses stratèges qui ne
voudraient pas d’utilisation d’armes nucléaires tactiques, c’est
pourquoi ils nous appellent à y renoncer. Pour la même raison Obama
s’est mis à pérorer à la Brejnev de type «nous nous engageons à ne pas
utiliser les armes nucléaires en premiers»…
– Je ne sais pour Obama, mais pour ce qui est de vous, vous raisonnez bien comme Ronald Reagan…
M. Alexandrov. Affirmatif ! C’était bien les propos de l’OTAN de
naguère. Du temps de «la guerre froide», l’OTAN avait le concept d’une
réponse souple. Cette doctrine prévoyait qu’au cas où nos troupes
s’avanceraient en Europe Occidentale, les Occidentaux pourraient alors
avoir recours aux armes nucléaires tactiques. Alors, de fait, nous
n’avons fait qu’adapter leur concept à nos conditions locales. La roue a
tourné et nous nous retrouvons dans leur situation, comme dans un
miroir. C’est pourquoi ils n’ont aucune chance en cas d’une guerre en
Europe.
– Mais certains généraux américains persistent à affirmer que
la guerre avec la Russie sera rapide, mortifère et est
presqu’inévitable.
M. Alexandrov. Je demande à voir comment ils veulent réaliser tout ça
! Quelles sont leurs ressources ? Où leurs coups seraient-ils dirigés ?
Qu’ils nous expliquent comment ils veulent nous vaincre en deux
semaines ! Hitler a, lui aussi, escompté faire éclater l’Union
Soviétique en deux mois. Mais il avait au moins quelques arguments
rationnels. Il espérait que les habitants de l’URSS abhorraient à un tel
point le régime bolcheviste qu’au premier coup porté, il s ‘écroulerait
tout seul. Aujourd’hui c’est l’inverse : toute la nation a fait union
autour du président. Vous n’avez qu’à passer en revue son taux de
popularité à travers le pays. Ca joue surtout quand le président annonce
une initiative politique et qu’il agit avec fermeté comme ça a été le
cas en Crimée et en Syrie. Si, à titre d’exemple, il décide de renverser
le régime de Kiev, pour ses menées contre le Donbass, j’estime qu’il
n’en deviendrait qu’encore plus populaire.
– Des propos assourdissants sur la soi-disant occupation du
Donbass et de la Crimée par la Russie, sur les gens qui y sont opprimés
sont exprimés par la bouche des organismes internationaux du plus haut
niveau. S’agit-il là-aussi d’un phénomène de «fissure tectonique
civilisationnelle» ?
M. Alexandrov. Cela ne témoigne que du fait que nous avions eu tort
d’adhérer à ces organismes. A titre personnel, ça fait belle lurette que
je me suis prononcé pour le départ de la Russie de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) aussi bien que du Conseil de
l’Europe à proprement parler.
C’est de vrais organismes russophobes. Notre présence à leur sein
relève d’une sottise monumentale. Aujourd’hui nous sommes à couteaux
tirés avec l’Occident, mais, en principe, ça ne date pas d’hier. Les
réminiscences des idées pro-occidentales bourrées dans les crânes de nos
compatriotes par Gorbatchev et Eltsine nous empêchent d’avancer. En fin
de compte, déjà en 1812, les Français écrivaient que les Russes
mangeaient les enfants. Qu’ils continuent ! Nous nous en soucions comme
d’une guigne !
– Autrement dit, vous préféreriez que l’on se replie sur nous-mêmes ?
M. Alexandrov. Pourquoi se replier ? Il faut juste s’émanciper de
l’Occident. Par exemple, l’Inde n’est pas un membre de l’APCE ; et
l’Iran non plus ! A mon sens, l’Europe n’est qu’une notion géographique.
Nikolaï Danilevski a poussé le bouchon en affirmant qu’il ne s’agissait
point d’un concept civilisationnel. Il existe la civilisation
occidentale, soit ! Et il existe la civilisation orthodoxe ! Nous sommes
une civilisation orthodoxe et nous sommes différents, en maints points,
par rapport à la civilisation occidentale. Cela fut la conclusion de
tous nos grands philosophes.
Et ce n’est pas qu’un conflit entre l’orthodoxie et le catholicisme
comme deux branches du monde chrétien. Il y va du conflit entre la
civilisation orthodoxe dont le centre est incarné par la nation russe et
la civilisation occidentale – polycentrique, mais unie par les valeurs
en commun. Ce conflit civilisationnel est inéluctable. Il fut de tous
temps et il va se prolonger dans l’avenir. Mais quelle forme
épousera-t-il ? C’est là le problème !
Je ne comprends pas quel serait le résultat escompté si nous
participons au fonctionnement de maints organismes européens…
Comptons-nous gagner la civilisation occidentale ? Mais pour ce faire,
il faudrait que nous renoncions à notre propre essence
civilisationnelle, nous devrions les mimer, nous devrions reconnaître
les mariages homosexuels, le féminisme et tout le reste qui fait partie
de leurs «valeurs occidentales». Et pourquoi faire ? Nous avons notre
propre civilisation et nous devons en développer les principes. A ne
prendre que les Iraniens qui sont sensiblement en retard par rapport à
nous, qu’il s’agisse du domaine économique ou technico-scientifique, ou
encore les Chinois, ces peuples ne veulent pas adapter leurs
civilisations au creusent occidental. Alors pourquoi le ferions-nous ?
Sommes-nous les cancres réussis pour copier sur les autres ? En
revanche, ce qui est bien, c’est des échanges culturels, des recherches
scientifiques en commun, mais pourquoi devons-nous coopérer avec les
organismes où on nous passe régulièrement à tabac, ou bien, même si ce
n’est pas toujours le cas, où l’on nous fait la morale ?!
http://www.pravdafrance.com/news/defense/02-11-2016/1303788-DEFENSE-0/