jeudi 2 janvier 2025

Vladimir Caller. Dépecer la Syrie, un vieux projet

Les événements qui se déroulent en Syrie à une vitesse accélérée ont bouleversé la carte stratégique de l’Asie occidentale et ont aussi été si rapide que les émotions ont pris le dessus, empêchant la compréhension de l’événement lui-même. Ce qui a même fait oublier des faits aussi évidents que les massacres, égorgements, exécutions sommaires, emprisonnements, etc organisés depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui par une partie au moins des forces islamistes-takfiristes qui viennent de prendre le pouvoir à Damas grâce à l’appui de l’OTAN, d’Ankara et de Tel Aviv. Comme il a fait oublier le fait que l’armée syrienne constituée de conscrits aux soldes de 20 dollars par mois a tenu sans se débander quatorze ans face aux mercenaires d’en face, en partie venus d’une centaine de pays, et qui eux recevaient entre 1 000 et 2 000 dollars par mois. Bref, un rappel de quelques faits est nécessaire si nous voulons pouvoir analyser ce qui va se passer dans ce pays . Cet article nous a du coup paru faire un bon résumé assez clair de ce qu’on a oublié pendant ce funeste mois de décembre 2024 quand le massacre systématique de Gaza peut se poursuivre.

La Rédaction : Le blog de la-Pensée-libre

Dépecer la Syrie, un vieux projet
par Vladimir Caller

Les révoltes ont commencé en mars 2011 dans la ville du Deraa située au Sud-ouest, tout près de la frontière avec la Jordanie et Israël. Selon le récit, unanime et devenu sacré, du système médiatique, c’est à ce moment que le peuple de cette ville aurait manifesté pacifiquement contre Bachar el Assad pour ne réclamer que le droit d’accéder à la liberté et à la démocratie. Revendications qui n’auraient eu comme réponse de ce dernier qu’une répression brutale, suscitant ainsi des émeutes dans tout le pays et ce jusqu’à finir, treize ans plus tard, par son éviction du pouvoir le 8 décembre 2024.

Le général Anwar Al-Eshki est un général un peu particulier, si l’on peut jouer avec les mots. Saoudien, retraité, connu pour son activisme en faveur du rapprochement avec Israël, il préside le Centre d’études stratégiques sis à Djeddah. En 2011, il n’était pas à la retraite, loin de là, il était très actif autour du dossier syrien. Nous disions ‘particulier’, parce qu’ignorant ses ‘devoirs de réserve’, il raconte, dans une vidéo de trois minutes intitulée « Deraa Revolution was Armed to the Teeth from the Very Beginning » (La révolution de Deraa était armée jusqu'aux dents depuis le début) , l’importance de son apport à la préparation et la militarisation des manifestations « pacifiques » de la ville de Deraa.

Se vantant un peu de son rôle, le général Al-Eshki avoue que c'est lui qui dirigeait les opérations de fourniture d’armes aux militants anti-Assad en les cachant à la mosquée al-Omari en profitant du fait que son imam, Ahmad al-Sayasneh, était quasiment aveugle et ne pouvait pas remarquer ces activités si peu liturgiques ; il mentionne également que ces manifestations comptaient, déjà, avec le soutien de la Turquie. [1]

Le Journal International - Archives 

 

SYRIE. Qui veut la division du pays ?

La longue marche d’une agression

L’intérêt interventionniste étasunien dans la Syrie de Bachar el Assad date de bien avant 2011. Un rapport du secrétariat d’État étasunien faisait état en mai 2007 de ses regrets quant à la politique du gouvernement syrien. Le rapport précisait que bien qu'Assad fils eût une politique sensiblement différente de celle de son père, ce changement ne se manifestait pas là où, au goût des rapporteurs, il aurait dû se produire : « Le gouvernement a commencé à mettre en place des réformes économiques visant à libéraliser la plupart des marchés, mais les principaux secteurs de l'économie, notamment le raffinage, l'exploitation des ports, le transport aérien, la production d'électricité et la distribution d'eau, restent fermement contrôlés par le gouvernement [2].» Témoignant ainsi que la nouvelle politique d’ouverture avait des limites et que le régime syrien restait ferme face aux pressions de Washington.

Pressions qui découlaient des recommandations d’un autre rapport, cette fois du secrétariat à la Défense des États-Unis, et dont un des objectifs majeurs visait à « façonner les choix des pays situés aux carrefours stratégiques » [3] ; or difficile de trouver un pays plus concerné par ce choix que la Syrie « clouée » entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et, surtout, Israël. Et ce, avec le facteur aggravant qu’il s’agit d’un pays engagé dans le soutien historique à la Palestine. Un câble ‘top secret’ de l’ambassade étasunienne à Damas dévoilé par WikiLeaks, daté de mars 2006 (cinq ans avant Deraa !!!), révélait les agissements de la diplomatie yankee visant à déstabiliser Assad ; câble qui, par ailleurs, faisait état - en 2006 ! - de «la présence grandissante d’extrémistes islamistes en transit sur le territoire du pays ». Le document se présentait ainsi : « Ce câble résume notre évaluation des vulnérabilités d’Assad et suggère qu'il peut y avoir des actions et des signaux que le gouvernement des États-Unis peut envoyer pour bénéficier de ces vulnérabilités [...] Ces propositions devront être converties en actions concrètes et nous devons être prêts à agir rapidement pour tirer parti de l’inexpérience du président syrien ». [4].  Six jours après, la revue TIME publiait un document classifié de l'administration Bush faisant état de « réunions régulières avec des activistes de la diaspora syrienne aux États-Unis et en Europe et des contacts avec des opposants à l'intérieur du pays, dans le but d’organiser des campagnes anti-Assad [5]. »

Détruire une nation, pour empêcher sa réussite

Hélas pour les USA, l’inexpérience de l’alors jeune président syrien n’avait pas réussi à empêcher un certain succès de ses politiques d’ouverture. C’est ainsi qu’en octobre 2015, le rapport du Conseil d’administration du FMI, étudiant l’évolution du pays depuis l’arrivée de Bachar el Assad, reconnaissait « ...les bons résultats macro-économiques de la Syrie ces dernières années, comme en témoignent la croissance du PIB non pétrolier, le niveau confortable des réserves de change et la diminution de la dette publique. Ces résultats reflètent les efforts de réforme déployés par les autorités pour opérer une transition vers une économie davantage fondée sur le marché. » [6]

C’est alors que le projet étasunien changea de nature. Si malgré les pressions, le financement des opposants et d’autres genres de sabotages et d’obstacles, Damas résistait et progressait même, il ne s’agissait plus d’interdire un projet mais d’interdire sa réussite, par toute voie possible. Et ce avant qu’elle ne se confirme et devienne exemplaire.[7]

Le général David Petraeus, alors chef de la CIA l’avait bien compris et même anticipé lorsqu’en août 2012, il soumettait au président Obama un projet pour armer et former les opposants syriens. Proposition qui fut refusée par ce dernier, par ailleurs récent prix Nobel de la paix. Refus qui ne dura pas longtemps car, quelques mois après, le président américain signait le décret autorisant le soutien militaire des États-Unis à l’opposition syrienne et ce, selon le New York Times, suite aux « pressions exercées par des dirigeants étrangers, notamment le roi Abdallah II de Jordanie et le premier ministre israélien Netanyahou. » C’est ainsi que fut lancé « l'un des programmes d'action secrète les plus coûteux de l'histoire de la C.I.A. », toujours selon le NYT, (plus d’un milliard de dollars pour la seule opération anti-syrienne « Timber sycamore »). [8]

Bachar fils de son père, pourtant...

L’une des mystifications la plus grossière concernant le président syrien consiste à faire de lui une sorte de clône de son père Hafez el-Assad. Or, sur le plan politique, ils eurent une approche non seulement différente, mais même parfois ouvertement opposée. En effet, dès son arrivée au pouvoir, Bachar esquisse une rupture radicale avec les pratiques de son père : il libère plus de 600 détenus, des minorités entrent en nombre à l’administration, les sunnites deviennent majoritaires dans les postes de direction de l’armée. L’opinion se libère, les débats fleurissent, l’accès à internet devient libre. En même temps, des mesures visant à passer d’un socialisme étatique à une « économie sociale de marché » plus proche du modèle libéral mais sans y souscrire totalement sont lancées. Elles allaient avoir comme effet de favoriser l’émergence d’une nouvelle couche de la bourgeoisie syrienne favorable au projet national9. Le correspondant du journal Libération, Jean-Pierre Perrin, décrit bien l'ambiance : « Un printemps lumineux, puisqu'il avait libéré une parole captive depuis plus de trente ans et fait éclore dans tout le pays des dizaines de forums où l'on osait réclamer plus de démocratie, de liberté et l'avènement d'une société civile. » Et Perrin précise : « c'est bel et bien Bachar qui lui a donné son ampleur ». [10]. On parlait alors du « printemps de Damas ».

Mais tout s’arrête net avec l’arrivée de Bush fils à la présidence des USA, d’Ariel Sharon à la tête d’Israël et le retour sur le terrain des Frères musulmans, poussés par Erdogan. L’activisme violent contre Bachar ne fait que renforcer la vieille garde syrienne, nostalgique des manières expéditives du père Assad.

Décembre 2024, octobre 2013, février 1982

Maintenant Bachar n’est plus là, suite à la victoire de la coalition israélo-turco-étasunienne et de ses supplétifs locaux, en partie d’ailleurs composés de mercenaires venus de presqu’une centaine de pays. Ce pays avait déjà connu une situation semblable en 2013 lorsque le service Moyen-Orient de la Brookings Institution, très liée au Pentagone et au Département d’État, émettait un rapport sur le conflit syrien intitulé : « Sauver la Syrie : options en vue d'un changement de régime » précisant que « L’effondrement du régime aura des bénéfices considérables pour les États-Unis et ses alliés de sorte que si l'on veut protéger nos intérêts, Assad ne peut pas triompher ». Dans cette perspective, la Brookings suggérait un mode d’emploi par étapes : « Appliquer des sanctions et l'isolement diplomatique ; Armer l'opposition syrienne ; Mettre en œuvre des zones d'interdiction de vols (suivant l'expérience libyenne). » Et si tout ceci ne suffisait pas : « Organiser l'invasion du pays avec une armée dirigée par les États-Unis pour affronter directement le régime » [11]

En février 1982, la revue Kivounim de l'Organisation sioniste mondiale publiait l’article « Une stratégie pour Israël dans les années 80 » signé par Oded Yinon, un ancien du ministère israélien des Affaires étrangères. Dans ce texte, l’auteur plaidait pour une réorientation de la politique israélienne visant in fine le démantèlement des pays voisins, notamment de la Syrie, de l'Irak et de l'Égypte ; manière, selon lui, d’assurer le renforcement géopolitique d’Israël. Selon l’auteur, « À long terme, le Moyen-Orient ne pourra pas survivre tel quel (…) il n’est qu’un château de cartes fictif construit par la France et la Grande-Bretagne dans les années 1920. » Cela dit, ce désordre institutionnel et la configuration peu rationnelle des territoires, offrent aussi un cadre riche d'opportunités : « C’est une situation lourde de menaces, de dangers, mais aussi riche de possibilités. » Saisir ces chances serait donc la condition sine qua non pour garantir la survie d'Israël dans un environnement rendu hostile par la présence de l'URSS et du nationalisme palestinien.

Un environnement qu’il faudra remodeler en commençant par l'Irak, l'Égypte et la Syrie. Quant à cette dernière, Yinon ne perd pas de vue que ces particularités peuvent jouer en faveur de ses plans. « Les structures ethniques de la Syrie l’exposent à un démantèlement qui pourrait aboutir à la création d’un État chiite le long de la côte, d’un État sunnite dans la région d’Alep, d’un autre à Damas, et d’une entité druze peut-être sur notre Golan (…) La désintégration de la Syrie et de l'Irak sur la base de critères ethniques ou religieux doit être, à long terme, un but prioritaire pour Israël » [12]. Tout indique que monsieur Netanyahou a bien hérité des rêves malsains d’Oded Yinon et a réussi à y parvenir.

 

Notes :

1   https://www.youtube.com/watch?v=VKN-tP4s_uU
2 U.S. Relations With Syria.Bilateral Relations Fact Sheet, Bureau of Near Eastern Affairs, US State Background Note May 2007
3 Quadrennial Defense Review Report, Washington, D.C., February 6, 2006. Voir : Home Security Defense Library, https://www.hsdl.org/?abstract&did=459870.
4 “Influencing the Syrian Arab Republic Government” https://wikileaks.org/plusd/cables/06DAMASCUS5399_a.html
« Syria in Bush's Cross Hairs », http://content.time.com/time/world/article/0,8599,1571751,00.html
6  https://www.imf.org/en/News/Articles/2015/09/28/04/53/pn0907
7 C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela où Washington et l’opposition ultra de Machado ne supportent pas la « remontada » que connait ce pays depuis 2018 (voir là ce sujet notre article « Crise au Venezuela, le pourquoi et le comment, » Drapeau Rouge n°106, sept-oct)
8 https://www.nytimes.com/2017/08/02/world/middleeast/cia-syria-rebel-arm-train-trump.html
9 NDLR. Mais ces concessions faites au capitalisme ont aussi provoqué une polarisation sociale qui a précarisé les classes populaires dont certaines franges ont pu dès lors être atteintes par le discours et les œuvres sociales des milieux islamistes-takfiristes.
10 https://www.liberation.fr/evenement/2001/06/25/a-damas-le-printemps-a-dure-huit-mois_369057
11 « Saving Syria: Assessing Options for Regime Change », March 15, 2012, https://www.brookings.edu/research/saving-syria-assessing-options-for-regime-change/
12 Kivounim, février 1982. L’article fut repris en 2007 par la revue Confluences Méditerranée (n° 61), sous le titre « Une stratégie persévérante »: https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2007-2-page-149.htm
Source : https://la-pensee-libre.over-blog.com/2024/12/n-262-depecer-la-syrie-un-vieux-projet.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail

Par Vladimir Caller -Décembre 2024

Ce chroniqueur s’est intéressé à suivre les divers conflits contemporains et leur traitement médiatique. Tous ont connu toutes sortes de manipulations, de falsifications, de demi-vérités soigneusement dosées mais aucun, même celui du Viêt-Nam ou de la Yougoslavie, n'aura été aussi mensongèrement, aussi grossièrement traité que la longue guerre syrienne ; et ce depuis son début.

 

4 commentaires:

  1. Un article à lire aussi (il y en a d'autres sutout sur l'économie monétaire dans le menu):

    "Le plan Rockefeller/Rothschild pour détruire le Moyen-Orient"

    https://behindthenews.co.za/the-rockefeller-rothschild-plan-to-destroy-the-middle-east/

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  2. Rappelez-vous de l'explosion titanesque à Tartous le 15 décembre :

    https://halturnerradioshow.com/index.php/news-selections/world-news/frightening-explosion-in-tartus-syria-registered-mag-3-0-earthquake-on-local-seismic-monitors

    Explication ? Les Israéliens ont balancé une mini bombe atomique sur Tartous :
    https://x.com/Lailafatimeh/status/1872739489858371867?mx=2

    Machin

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    1. Et pourquoi ces ordures ont-elles fait ça ? Il n' y avait plus d' armée "ennemis" sur le territoire Syrien ! C' est vraiment de l' agression gratuite, digne d' Iroshima et Nagasaki . Cela en dit long sur les sociétés "démocratiques" occidentales, dont les tsahaliens sont membres !

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  3. le general tlass était immature mais le general freig était redoutable .
    suite a un attentat commis par les saoudiens , sionistes , us , uk , occident collectif , des hauts chef de l'armée et d'autres personnage syrien ont été tué et la riposte des services syriens a été redoutable , une explosion et le batard de chef des renseignement saoudiens crève .
    et en actuel les services syriens patriotes qui sont dans la clandestinité et la resistance savent se battre , l'avenir le montrera clairement qui sont les vrais patriotes syriens et leurs services secrets et forces speciale et d'élite .
    en 16 ans ils ont eu largement le temps de s'organiser pour savoir ce qui va survenir en 2024 et comment riposter , faire la guerilla et ect...

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