Dans un
anglais quelque peu familier mais précis, Benjamin Norman – diplomate en charge
du dossier Proche et Moyen Orient à l’ambassade de Grande Bretagne à Washington
– rend compte dans un Télégramme diplomatique confidentiel (TD)1 du
12 janvier 2018 de la première réunion du « Petit groupe américain sur la Syrie
» (États-Unis, Grande Bretagne, France, Arabie saoudite et Jordanie), qui s’est
tenue à Washington le 11 janvier 2018.
Dans ce TD de
cinq pages, il dévoile le détail de la « stratégie occidentale » en Syrie :
partition du pays, sabotage de Sotchi, cadrage de la Turquie et instructions
adressées au représentant spécial de l’ONU Staffan de Mistura qui dirige les
négociations de Genève. Un Non Paper (de 8 pages) accompagne ce TD en
prévision de la deuxième réunion du « Petit Groupe ». Celle-ci s’est tenue à
Paris le 23 janvier dernier, essentiellement consacrée à l’usage des armes
chimiques et aux « consignes » adressées par le « Petit Groupe américain » à
Staffan de Mistura.
Assistaient
à cette réunion du 11 janvier à Washington Hugh Cleary (chef du Département
Proche et Moyen-Orient du Foreign Office) ; Jérôme Bonnafont (directeur ANMO/Afrique
du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay) ; David Satterfield (Secrétaire
d’Etat-adjoint américain chargé du Moyen-Orient) ; le Jordanien Nawaf Tell et
le saoudien Jamal al-Aqeel. L’Américain a ouvert la séance en précisant qu’une
deuxième réunion aurait lieu à Paris le 23 janvier.
David
Satterfield a confirmé que le président Trump avait décidé de maintenir une
importante présence militaire américaine en Syrie, malgré la victoire remportée
contre l’« Organisation Etat islamique » (Dae’ch) ; le coût de ce
maintien étant fixé à quatre milliards de dollars annuels. Il a précisé que
cette présence militaire américaine devait prévenir toute résurgence de Dae’ch,
mais surtout empêcher les « Iraniens de s’installer durablement et de s’imposer
dans la recherche d’une solution politique ». En troisième lieu, il a insisté
sur le fait que la première réunion du « Petit Groupe » devait aussi apporter
un « appui matériel et politique important à Staffan de Mistura pour «
consolider le processus de Genève ». L’ensemble des participants a accueilli
très positivement cette mise au point afin de « réaliser des progrès
substantiels en Syrie durant l’année 2018 » et de « répondre à la propagande
d’une victoire russe ». Ensuite, les participants ont insisté sur le « désir
russe d’aboutir à une solution politique » qu’il s’agissait d’utiliser pour
rendre « plus opérationnels » les objectifs du « Petit Groupe ».
CONSOLIDER LE
PROCESSUS DE GENÈVE
Les Etats-Unis
ont noté qu’ils ne participeraient plus aux réunions d’Astana, ayant réduit «
leur participation à un niveau très bas, pour souligner leur engagement envers
Genève » ; en des termes définitifs, il est décidé de « tirer un trait
conceptuel sur Astana pour revenir à Genève ». Ils ont ensuite estimé que
jusqu’à maintenant « Genève restait un échec, malgré les efforts de Staffan de
Mistura ». Ils se sont montrés très prudents quant à l’inclusion du
cessez-le-feu dans les discussions de Genève : « la vérité étant que nous
n’avons tout simplement pas la capacité d’empêcher le régime de grignoter les
poches de l’opposition restantes à Idlib et à l’Est de la Ghouta ».
Le TD fait état
de grands progrès « réalisés par l’opposition au cours des derniers mois », en
soulignant qu’elle « devra encore faire preuve d’une plus grande souplesse pour
s’assurer que le Régime ne quitterait pas Genève (…) alors que les Américains
n’apportent aucun soutien à l’hypothèse d’un gouvernement de transition tel que
le prévoit la résolution 2254 (du Conseil de sécurité des Nations unies) ». Le
texte ajoute qu’il « serait tout de même utile que l’opposition puisse cesser
d’agiter cette hypothèse à tout bout de champ… » Il a été aussi convenu que «
l’opposition devait faire preuve de plus de flexibilité et arrêter d’agiter
l’épouvantail d’un gouvernement de transition », les Américains ajoutant que,
sans changer d’objectif final quant à la partition de la Syrie et au départ de
Bachar al-Assad, il fallait d’abord « rester en mouvement en procédant à « une
manipulation prudente » de l’opposition.
Le représentant
français – Jérôme Bonnafont – a posé le problème d’une éventuelle participation
de Bachar al-Assad à de futures élections. David Satterfield a répondu que «
l’objectif était de créer les conditions et des institutions qui permettraient
des élections qu’Assad ne pourrait pas gagner ». Satterfield a ajouté « qu’il
n’y avait pas de raison ‘flagrante’ pour empêcher Assad d’être candidat ». Dans
ces conditions, il s’agissait surtout de tester les intentions de la Russie,
notamment pour qu’elle arrive « à ce que le Régime soit amené à discuter d’une
nouvelle Constitution, d’élections libres sous le contrôle des Nations unies et
de la création d’un environnement susceptible de favoriser ces deux processus
». Accord sans restriction de tous les membres de la réunion du « Petit Groupe
» pour « ne plus se satisfaire des propos mielleux de Lavrov, afin de mettre
Moscou sous pression ». Pour Satterfield, il s’agit d’amener les Russes à
lâcher Assad, « à travers des réunions du Conseil de sécurité et une large
campagne de communication publique », estimant que la ré-élection annoncée de
Vladimir Poutine fragilisait positivement la position russe…
SABOTER ET
INSTRUMENTALISER SOTCHI
L’une des
conclusions de cette première réunion du « Petit Groupe » est parfaitement
claire : « revigorer Genève pour que Sotchi devienne hors de propos » ; la
France réclamant plus de « transparence sur la position russe ». Mais il s’agit
encore de ne pas s’opposer « frontalement » à Sotchi « présentant l’avantage de
rassembler une part non négligeable de la société civile syrienne », pour en
ramener les « apports les plus positifs à Genève, afin de renouveler et
relancer ce format de Genève ».
Les Saoudiens
ont mis en garde contre un « risque de fragmentation des différents groupes de
l’opposition et demandé de l’aide afin de maintenir la cohésion de celle-ci ».
Satterfield a rétorqué que leurs représentants devraient « s’engager davantage
dans la recherche d’une solution politique plutôt que de profiter de salaires
mirifiques et de longs séjours dans des hôtels agréables ». La France a appuyé
cette remarque en insistant sur « la communication ». A cet égard, le TD
britannique dresse le commentaire suivant : « malheureusement, la Cinquième
République française n’a pas vocation à financer cet effort », les
représentants britanniques rappelant « que la communication de l’opposition a
été financée en premier lieu par… le Royaume-Uni ».
David
Satterfield a, ensuite, expliqué que l’opposition turque aux « Unités de
protection du peuple kurde (YPG) » empêchait les Kurdes de participer à Genève.
Tout en comprenant la position d’Ankara, il a souligné « qu’on ne pouvait pas
ignorer un groupe qui contrôlait le tiers de la Syrie (SIC) et qui avait pris
la plus grande part à la lutte contre Dae’ch ». Il a expliqué que « les
Américains cherchaient à établir un leadership multi-ethnique au nord-est de la
Syrie afin de diluer l’hégémonie de l’ YPG ». Par contre, il s’agissait
d’imposer les FDS (Forces démocratiques syriennes, majoritairement kurdes et
sous contrôle américain) dans le processus de Genève.
Commentaire de
l’auteur du TD : « je comprends que les Etats-Unis vont nommer William (Bill)
Roebuck, leur ex-ambassadeur à Bahreïn, comme représentant spécial des FDS. Je
vais suivre, mais cela vaut la peine de rappeler – selon les discussions
séparées que nous avons eues, par exemple avec Fiona Hill – que les relations
entre les Etats-Unis et la Turquie sont déjà mauvaises et ne risquent pas de
s’améliorer. Par conséquent, les Américains ne sont pas les mieux placés pour
faire – en solo – le gros boulot avec les FDS et Ankara ». L’objectif est
clairement défini : « amener Staffan de Mistura à accepter à Genève une structure
tripartite incorporant l’opposition, Assad et les FDS ».
Du reste, le
secrétaire d’Etat adjoint indique qu’un « Non-Paper – Reviving the Syrian
Political Track in Geneva– sera communiqué à Staffan de Mistura avant la
réunion du 23 janvier à Paris, « afin de mettre les Russes au pied du mur ». Ce
document comporte : « une Feuille de route politique, les éléments d’une
réforme constitutionnelle, la structure onusienne de supervision des élections
et les directives pour l’établissement d’un environnement pacifié ».
Pour leur part,
les Jordaniens ont qualifié la session du « Petit Groupe » de « la réunion publique
la plus secrète de tous les temps ». Et l’auteur du TD de conclure : « nous
devons, pour le moment, garder un groupe constitué uniquement des États-Unis,
de la Grande Bretagne, de la France, de l’Arabie saoudite et de la Jordanie.
Les prochains à être invités devraient être l’Égypte et l’Allemagne (pour qui
nous avons plaidé). La Turquie devrait également joindre le groupe, mais la
discussion avec elle risque d’être empoisonnée par les Kurdes, ce qui rendra
plus difficile la neutralisation d’Astana. Il n’y a donc pas urgence à intégrer
ces trois derniers pays ».
COMMENTAIRES
BELLICISTES
Les commentaires
en conclusion de ce TD sont fort éloquents en ce qui concerne l’avenir de la
stratégie occidentale en Syrie. Les trois conclusions essentielles soulignent :
1- « une vraie réaffirmation du leadership des États-Unis dans les coulisses… ».
2- La deuxième perspective consiste à « maintenir la pression sur la Russie, même si celle-ci ne parvient pas à convaincre Moscou de lâcher le régime comme nous l’espérions ». Sur ce plan, « nous devons continuer – ce que nous faisons déjà – à dénoncer l’horrible situation humanitaire ainsi que la complicité russe dans la campagne de bombardements de cibles civiles ».
3- Enfin, conclut l’auteur du TD, « les Américains m’ont dit combien ils avaient apprécié notre contribution et notre soutien ces derniers mois alors qu’ils étaient en train de finaliser leur stratégie ».
1- « une vraie réaffirmation du leadership des États-Unis dans les coulisses… ».
2- La deuxième perspective consiste à « maintenir la pression sur la Russie, même si celle-ci ne parvient pas à convaincre Moscou de lâcher le régime comme nous l’espérions ». Sur ce plan, « nous devons continuer – ce que nous faisons déjà – à dénoncer l’horrible situation humanitaire ainsi que la complicité russe dans la campagne de bombardements de cibles civiles ».
3- Enfin, conclut l’auteur du TD, « les Américains m’ont dit combien ils avaient apprécié notre contribution et notre soutien ces derniers mois alors qu’ils étaient en train de finaliser leur stratégie ».
XXX
Voilà qui
n’augure pas d’une prochaine sortie de crise en Syrie dans un contexte marquée
par quatre évolutions majeures des plus préoccupantes.
1) Les États-Unis ont
décidé de renforcer et de diversifier leur posture nucléaire. Le Pentagone
vient d’annoncer qu’il va développer des armes nucléaires tactiques
miniaturisées « pour s’adapter aux nouvelles menaces internationales ». Le
président iranien Hassan Rohani a répondu : « comment quelqu’un peut-il parler
de paix mondiale et en même temps annoncer qu’il développe de nouvelles armes
nucléaires destinées à ses principaux ennemis ? »
2) Les ministres
de la Défense de l’OTAN se sont entendus les 14 et 15 février derniers à
Bruxelles sur les grandes lignes d’une nouvelle refonte des structures de
commandement de l’Alliance Atlantique. Cette « adaptation – la plus grande
depuis la fin de la Guerre froide », selon le secrétaire général Jens
Stoltenberg, est proposée par les militaires américains. Elle vise à rendre
l’Alliance plus efficace en cas de crise de haute intensité. En clair, il
s’agit de « mieux dissuader et répondre aux nouvelles menaces venant de
certains États, au premier rang desquels la Russie ».
3) Aux
lendemains de la destruction d’un chasseur israélien dans l’espace aérien
syrien et, alors que la police israélienne demande l’inculpation du premier
ministre Benyamin Netanyahou pour corruption, Tel-Aviv accuse l’Iran de
s’implanter en Syrie et menace de multiplier ses opérations militaires. Ce
n’est pas la première fois que le premier ministre israélien – qui refuse de
démissionner – utilise les regains de tension régionale pour consolider son
pouvoir personnel et son alliance avec l’extrême-droite du pays.
4) Enfin, le
soutien militaire de Washington aux Kurdes de Syrie continue à provoquer l’Ire
d’Ankara. La crise de confiance est consommée et l’axe turco-américain est au
bord de la rupture. Deuxième contingent de l’OTAN, l’armée turque a dû
accompagner le tournant conservateur et anti-occidental après le putsch raté de
juillet 2016. Mission vient d’être donnée à un général aux tendances
conservatrices et islamistes de restructurer l’armée turque dégarnie par les
purges.
En définitive,
le TD britannique reflète parfaitement la stratégie occidentale en Syrie :
- saboter les efforts de paix de Sotchi,
- ajouter deux nouvelles guerres à la
crise syrienne : celle des Turcs contre les Kurdes et celles des Israéliens
contre l’Iran et le Hezbollah libanais.
« Les Américains n’ont jamais admis
leur défaite militaire en Syrie et ne veulent pas lâcher le morceau et surtout
leur objectif stratégique principal », commente un haut diplomate français, «
celui d’un démantèlement de la Syrie, du type de celui qui a été conduit en
Irak et en Libye. Leur volonté est d’armer les Kurdes pour contrôler les
régions pétrolières de l’Est syrien afin de pouvoir peser sur la reconstruction
politique et économique du pays ». La paix n’est donc pas pour demain.
Richard Labévière
1
Benjamin Norman/Foreign and Security Policy
– Middle East/British Embassy – 3100 Massachusetts Avenue, NW/Washington
DC/20008/USA. Phone : 202 588 6547/FTN :
8430 6547. Email : Benjamin.norman@fco.gov.uk
Source : Proche & Moyen-Orient, Richard Labévière, 19-02-2018