Durant la nuit du 4 juillet 1954, la ville de San Antonio, Texas, a
été secouée par le viol et le meurtre d’une fillette de 3 ans. L’homme
accusé de ces crimes était Jimmy Shaver, un aviateur de la base aérienne
voisine de Lackland, sans casier judiciaire. Shaver a prétendu avoir
perdu la mémoire de ces événements.
La victime, Chere Jo Horton, 3 ans, avait disparu vers minuit à
l’extérieur de la base aérienne, où ses parents l’avaient laissée sur un
parking devant un bar ; elle jouait avec son frère tandis qu’ils y
prenaient un verre. Quand ils ont remarqué sa disparition, ils ont formé
une équipe de recherche.
En moins d’une heure, le groupe est tombé sur une voiture garée près
d’une gravière ; les sous-vêtements de Chere étaient suspendus à l’une
des portes de la voiture. Shaver est apparu dans l’obscurité. Il était
torse nu, couvert de sang et de griffures. N’essayant pas de s’échapper,
il a laissé l’équipe de recherche l’accompagner jusqu’au bord de
l’autoroute. Les spectateurs l’ont décrit comme « hébété » et dans un
état de « transe ».
« Qu’est-ce qui se passe ici ? » a-t-il demandé. Il n’avait pas l’air
ivre, mais il ne savait pas où il était, comment il était arrivé là, ni
de qui était le sang partout sur lui. Pendant ce temps, l’équipe de
recherche a trouvé le corps d’Horton dans la gravière. Son cou était
brisé, ses jambes avaient été écartées et elle avait été violée.
Les agents ont arrêté Shaver. À 29 ans, il s’était remarié récemment,
avait deux enfants et aucun antécédent de violence. Il avait été dans
le même bar où Horton avait été enlevée mais il était parti avec un ami,
qui avait dit à la police qu’aucun des deux n’était ivre, même si
Shaver avait l’air défoncé. Avant que les adjoints ne puissent emmener
Shaver à la prison du comté, un agent d’un autre commissariat est arrivé
avec l’ordre de la police militaire de le mettre en détention
provisoire.
Vers quatre heures du matin, un commandant de l’armée de l’air a
interrogé Shaver et deux médecins l’ont examiné, convenant qu’il n’était
pas ivre. L’un d’eux a déclaré plus tard qu’il « n’était probablement
pas normal… qu’il était très calme extérieurement, ce à quoi je ne
m’attendais pas dans ces circonstances ». Il a été relâché et remis à la
prison du comté, et mis en examen pour viol et meurtre.
Les enquêteurs ont interrogé Shaver toute la matinée. Quand sa femme
est venue lui rendre visite, il ne l’a pas reconnue. Il a fait sa
première déclaration à 10 h 30, catégorique sur le fait qu’un autre
homme était responsable : Il pouvait évoquer l’image d’un inconnu avec
des cheveux blonds et des tatouages. Cependant, après que le commandant
de l’armée de l’air fut revenu à la prison, Shaver a signé une deuxième
déclaration endossant l’entière responsabilité. Bien qu’il ne se souvînt
toujours de rien, avait-il conclu, il avait certainement dû le faire.
Deux mois plus tard, en septembre, les souvenirs de Shaver n’étaient
toujours pas revenus. Le commandant de l’hôpital de la base, le Col
Robert S. Bray, a ordonné qu’une évaluation psychiatrique soit effectuée
par le Dr Louis Jolyon West, chef des services psychiatriques de la
base aérienne. Il appartenait à West de décider si Shaver était
légalement sain d’esprit au moment du meurtre.
Shaver passa les deux semaines suivantes sous la supervision de West.
Ils sont retournés sur les lieux du crime, essayant de lui rafraîchir
la mémoire. Plus tard, West a hypnotisé Shaver et lui a fait une
injection de penthotal sodique, ou « sérum de vérité », pour voir s’il
pouvait se débarrasser de son amnésie.
Pendant que Shaver était sous hypnose, selon les témoignages, il
s’est souvenu des événements de cette nuit-là. Il a avoué avoir tué
Horton. Elle avait fait ressortir les souvenirs refoulés de sa cousine, «
Beth Rainboat », qui l’avait agressé sexuellement dans son enfance.
Shaver avait commencé à boire à la maison cette nuit-là quand il « eut
des visions de Dieu, qui lui chuchotait à l’oreille de chercher et tuer
la méchante Beth ».
Pendant que Shaver était sous hypnose, il a avoué avoir tué la jeune fille. Au procès, il a maintenu son innocence.
Au procès, West n’a fait qu’un effort minime pour disculper Shaver.
L’aviateur a été reconnu coupable. Bien qu’une cour d’appel ait par la
suite statué qu’il avait eu un procès inéquitable, il a été de nouveau
condamné lors du nouveau procès. En 1958, le jour de son 33e anniversaire, il a été exécuté par la chaise électrique. Il a maintenu son innocence jusqu’au bout.
Le procès, qui reposait sur le témoignage de Shaver, aurait pu se
terminer différemment si le jury avait été au courant du passé de West.
D’après des documents des archives de West qui ont récemment fait
surface, le psychiatre avait certains des liens les plus clairs et les
plus néfastes de tous les scientifiques avec le projet MKUltra de la
CIA. Les dossiers West – en particulier sa correspondance avec Sidney
Gottlieb, l’expert en poisons de longue date de la CIA – ont jeté un
nouvel éclairage sur l’un des projets les plus infâmes de l’histoire de
l’agence. Probablement composé de plus de 149 sous-projets et d’au moins
185 chercheurs travaillant dans des institutions à travers l’Amérique et le Canada, MKUltra a été, comme l’a dit le New York Times,
« un effort secret de vingt-cinq ans et de vingt-cinq millions de
dollars de la CIA pour apprendre comment contrôler l’esprit humain ».
Ses expériences ont violé les lois internationales, sans parler de la
charte de l’agence, qui interdit toute activité sur le territoire
national.
Lors du procès, West a soutenu que Shaver avait souffert d’une crise
de folie temporaire la nuit du meurtre de Chere Jo Horton, mais il a
soutenu que Shaver était « tout à fait sain d’esprit maintenant ». Dans
la salle d’audience, Shaver n’en avait pas l’air. Un article de journal a
dit qu’il s’était « assis pendant les séances exténuantes comme un
homme en transe », ne disant rien, ne se levant jamais pour s’étirer ou
fumer, alors qu’il était connu pour être un gros fumeur.
Une grande partie de l’entretien de West avec Shaver sous sérum de
vérité a été lue dans le procès verbal de la Cour. Le médecin avait
utilisé des questions suggestives pour guider vers le crime un Shaver
envoûté. « Raconte-moi quand tu t’es déshabillé, Jimmy », disait-il. La
transcription de l’entrevue, qui a survécu dans les journaux de West,
montrait également West essayant de prouver que Shaver avait réprimé ses
souvenirs : « Jimmy, tu te souviens quand quelque chose comme ça s’est
déjà produit ? » Ou : « Après l’avoir déshabillée, qu’as-tu fait ? »
« Je ne l’ai jamais déshabillée », a dit Shaver.
L’entrevue a été divisée en trois tiers, et le tiers du milieu
n’avait pas été enregistré. Quand la transcription a été prise, il était
écrit : « Shaver pleure. Il a été confronté à tous les faits à
plusieurs reprises. »
West a demandé : « Tu te souviens de tout, n’est-ce pas, Jimmy ? »
« Oui, monsieur », a répondu Shaver.
Bien que les avocats aient examiné les antécédents médicaux de
Shaver, on a peu parlé de l’hôpital de la base où les lettres archivées
de West indiquent qu’il avait mené ses expériences MKUltra. Shaver avait
souffert de migraines si invalidantes qu’il trempait sa tête dans un
seau d’eau glacée quand il sentait qu’une migraine arrivait. Son état
était suffisamment grave pour que l’Air Force l’ait recommandé pour un
programme expérimental de deux ans. Le médecin qui avait tenté de le
recruter n’était pas mentionné dans les dossiers judiciaires ou les
transcriptions.
À la barre, West a dit qu’il n’avait jamais eu le temps de voir si
Shaver avait été traité dans le cadre du programme expérimental. Les
responsables de Lackland m’ont dit qu’il n’y avait aucune trace de lui
dans leur registre central des patients. Mais, curieusement, selon
l’archiviste de la base, tous les dossiers des patients de 1954 avaient
été conservés, à une exception près : le fichier des noms de famille
commençant par « Sa » à « St » avait disparu.
Dr Louis Jolyon West à San Francisco, en 1976. |
La fascination professionnelle de West pour le LSD était pratiquement
aussi vieille que la drogue elle-même. Pendant plusieurs décennies, il a
fait partie d’une élite de scientifiques qui l’ont utilisé dans des
recherches top-secrètes. Le diéthylamide de l’acide lysergique a été
synthétisé en 1938 par des chimistes de Sandoz Industries en Suisse,
mais ce n’est qu’en 1947 qu’il a été introduit comme médicament. Dans
les années 50, lorsque la CIA a commencé à faire des expériences sur des
humains, c’était une nouvelle substance. Albert Hofmann, le
scientifique suisse qui avait découvert ses qualités hallucinogènes en
1943, l’avait décrite comme une « drogue sacrée » qui ferait faire un
grand pas vers « l’expérience mystique d’une réalité profonde et globale
».
Dans les années 50, avant même que les hippies n’adoptent la drogue, «
très peu de gens prenaient du LSD sans que quelqu’un ne soit un
« maître du voyage » », m’a dit Charles Fischer, un chercheur sur les
drogues. La suggestibilité due au LSD s’apparentait à celle de l’hypnose
; West avait étudié les deux en tandem. « On peut dire à quelqu’un de
faire du mal à quelqu’un, mais on appelle ça autrement », explique M.
Fischer. « Martelez le clou dans le bois, et le bois, peut-être, est un
être humain. »
West semble avoir utilisé généreusement des produits chimiques dans
sa pratique médicale, et ses méthodes ont laissé une marque indélébile
sur les psychiatres qui ont travaillé avec lui. L’un d’entre eux,
Gilbert Rose, a été tellement déconcerté par l’affaire Shaver qu’il a écrit une pièce à ce sujet.
« En 50 ans de carrière, ce fut le moment le plus dramatique de ma
vie – quand il s’est frappé le visage et s’est souvenu d’avoir tué la
fillette », a dit Rose en 2002 au sujet de l’entretien de Shaver sous
sérum de vérité. Mais Rose a été choquée quand je lui ai dit que West
avait hypnotisé Shaver en plus de lui donner du penthotal sodique.
L’hypnose, dit-il, ne faisait pas partie du protocole de l’entretien.
Il n’avait jamais su comment West avait découvert l’affaire tout de suite.
« Nous avons été impliqués dès le premier jour », se souvient Rose. «
Jolly m’a téléphoné le matin du meurtre. Il a pris l’initiative. »
West a affirmé qu’il était dans la salle d’audience le jour où Shaver
a été condamné à mort. C’est à cette époque qu’il est devenu
farouchement opposé à la peine capitale. Savait-il que ses expériences
auraient pu mener à l’exécution d’un innocent et à la mort d’un enfant ?
Si sa correspondance avec le chef de la CIA de MKUltra Gottlieb – un an
seulement avant le crime – avait été présentée au procès, le résultat
aurait-il été le même ?
Dès qu’ils y ont eu accès, les scientifiques du gouvernement ont vu
le LSD comme une drogue miracle potentielle dans la guerre froide. La
recherche américaine véritable sur le LSD a commencé peu après la fin de
la Seconde Guerre mondiale, lorsque les services de renseignements
américains ont appris que l’URSS était en train d’élaborer un programme
pour influencer le comportement humain par la drogue et l’hypnose. Les
États-Unis croyaient que les Soviétiques pouvaient extraire des
informations de personnes à leur insu, les programmer à faire de faux
aveux, et peut-être les persuader de tuer sur ordre.
En 1949, la CIA, alors à ses débuts, a lancé le Projet Bluebird, un
programme de contrôle de l’esprit qui testait des drogues sur des
citoyens américains – la plupart dans des pénitenciers fédéraux ou sur
des bases militaires – qui ne connaissaient même pas la batterie de
procédures qu’ils avaient subies, et avaient encore moins donné leur
consentement.
Leurs abus ont trouvé une justification supplémentaire en 1952,
lorsque, en Corée, des pilotes américains capturés ont admis à la radio
nationale qu’ils avaient vaporisé des armes biologiques illégales dans
la campagne coréenne. C’était un aveu si inadmissible que la CIA a fait
porter le blâme sur les communistes : Les prisonniers de guerre ont dû
subir un « lavage de cerveau ». Le mot, traduction littérale du chinois «
xi nao », n’est apparu en anglais qu’en 1950. Il exprimait une série de
craintes qui s’étaient installées dans l’Amérique de l’après-guerre :
qu’une nouvelle classe de produits chimiques puisse recâbler et
automatiser l’esprit humain.
« On peut dire à quelqu’un de faire du mal à quelqu’un, mais on
appelle ça autrement », explique M. Fischer. « Martelez le clou dans le
bois, et le bois, peut-être, est un être humain. »
Lorsque les prisonniers de guerre américains sont revenus, l’armée a
fait appel à une équipe de scientifiques pour les « déprogrammer ».
Parmi ces scientifiques se trouvait West. Né à Brooklyn en 1924, il
s’était enrôlé dans l’armée de l’air pendant la Seconde Guerre mondiale,
avant de devenir colonel. Ses amis l’appelaient « Jolly » pour son
deuxième prénom, sa taille impressionnante et sa personnalité imposante.
Quand il est sorti, il a fait des recherches sur les méthodes de
contrôle du comportement humain à l’Université Cornell. Il prétendra
plus tard avoir étudié 83 prisonniers de guerre, dont 56 avaient été
contraints de faire de faux aveux. Ses collègues et lui ont été
félicités pour avoir réintégré les prisonniers de guerre dans la société
occidentale et, ce qui est peut-être plus important encore, pour leur
avoir fait renoncer à leurs affirmations d’avoir utilisé des armes
biologiques.
Le succès de West avec les prisonniers de guerre lui a permis
d’accéder aux échelons supérieurs de la communauté du renseignement.
Gottlieb, l’expert en poisons qui dirigeait la division chimique du
personnel des services techniques de la CIA, ainsi que Richard Helms,
chef des opérations de la Direction des projets de la CIA, avaient
convaincu Allen Dulles, alors directeur de l’agence, que les opérations
de contrôle mental étaient lr. Au départ, l’agence ne voulait
qu’empêcher un lavage de cerveau potentiel de la part des Soviétiques.
Mais le programme défensif est devenu offensif. L’Opération Oiseau bleu
s’est transformée en Opération Artichaut, à la recherche d’un sérum de
vérité universel.
Dans un discours prononcé à l’université de Princeton, Dulles a
averti que les espions communistes pouvaient transformer l’esprit
américain en « un phonographe jouant un disque mis sur sillon par un
génie extérieur ». Quelques jours à peine après ces remarques, le 13
avril 1953, il lança officiellement le projet MKUltra.
On sait peu de choses sur le programme. Après le Watergate, Helms
(qui était alors directeur de la CIA) ordonna à Gottlieb de détruire
tous les documents de MKUltra ; en janvier 1973, le personnel des
Services techniques déchiqueta d’innombrables documents décrivant
l’utilisation des hallucinogènes.
Au milieu des années 1970, après que le Times eut révélé
l’existence de MKUltra en première page, le gouvernement a lancé trois
enquêtes distinctes, toutes entravées par la destruction par la CIA de
ses dossiers : la Commission du vice-président Nelson Rockefeller sur
les activités de la CIA aux États-Unis (1975) ; le Comité sénatorial
spécial du sénateur Frank Church chargé d’étudier les opérations
gouvernementales en matière de renseignement (1975-1976) ; et les
sénateurs Edward Kennedy et Daniel Inouye lors des audiences conjointes
du Comité spécial du Sénat sur le projet MKUltra, programme de recherche
de le CIA en modification comportementale (1977). Lorsque les dossiers
étaient disponibles, ils étaient caviardés ; lorsque des témoins étaient
convoqués pour témoigner devant le Congrès, ils avaient des oublis.
Nous savons que l’objectif principal du projet était « d’influencer
le comportement humain ». Sous son égide se trouvaient au moins 149
sous-projets, dont bon nombre comportaient des recherches sur des
participants non avisés. Gottlieb, dont l’aptitude et l’amoralité lui
ont valu le surnom de « Sorcier noir », a développé des gadgets tout
droit sortis d’histoires de science-fiction de bas étage : des bombes
puantes à fort potentiel, des touillettes imprégnées de drogues, des
coquillages explosifs, un dentifrice empoisonné. Après avoir persuadé
une société pharmaceutique d’Indianapolis de reproduire la formule
suisse du LSD, la CIA disposait d’un approvisionnement intérieur
illimité de sa nouvelle drogue favorite. L’agence espérait produire des
coursiers capables d’intégrer des messages cachés dans leur cerveau,
d’implanter de faux souvenirs et d’enlever les vrais chez les gens à
leur insu, de convertir des groupes à des idéologies opposées, et plus
encore. L’objectif le plus grandiose était la création d’assassins
programmés par hypnose.
Le travail le plus délicat a été effectué loin de Langley – confié à
des scientifiques dans des universités, des hôpitaux, des prisons et des
bases militaires partout aux États-Unis et au Canada. La CIA a donné à
ces scientifiques des pseudonymes, leur a acheminé de l’argent et leur a
appris comment dissimuler leurs recherches aux regards indiscrets, y
compris ceux de leurs sujets non avertis.
Leur travail englobait tout, de la stimulation électronique du
cerveau à la privation sensorielle en passant par la « douleur induite »
et la « psychose ». Ils ont cherché des moyens de provoquer des crises
cardiaques, des contractions sévères et d’intenses algies vasculaires de
la face. Si les médicaments ne faisaient pas l’affaire, ils essayaient
de maîtriser la perception extra-sensorielle, les vibrations
ultrasoniques et l’empoisonnement aux radiations. Un projet a tenté
d’exploiter la puissance des champs magnétiques.
MKUltra était si bien classifié que lorsque John McCone succéda à
Dulles comme directeur de la CIA à la fin de 1961, il ne fut informé de
son existence qu’en 1963. Moins d’une demi-douzaine de hauts gradés de
l’agence en ont eu connaissance à tout moment au cours de ses 20 ans
d’existence.
Les lettres commençaient à mi-parcours, sans prologue ni
préliminaires. La premier était datée du 11 juin 1953, à peine deux mois
après le début de MKUltra, lorsque West était chef du service
psychiatrique à la base aérienne de Lackland.
Qui seraient les cobayes ? West a énuméré quatre groupes : les
aviateurs de base, les volontaires, les patients et les « autres, y
compris peut-être les prisonniers dans la prison locale ».
S’adressant à Gottlieb sous le nom de « S.G. », West a décrit les
expériences qu’il proposait d’effectuer en utilisant une combinaison de
médicaments psychotropes et d’hypnose. Il a commencé par un plan visant à
découvrir « dans quelle mesure l’information peut être extraite de
sujets vraisemblablement réticents (par l’hypnose seule ou en
combinaison avec certaines drogues), éventuellement avec amnésie
ultérieure pour l’interrogation et/ou la modification du souvenir du
sujet de l’information qu’il connaissait auparavant ». Un autre point
proposait d’affiner « les techniques permettant d’implanter de fausses
informations dans des sujets particuliers… ou d’induire chez eux des
troubles mentaux spécifiques ». Il espérait créer des « coursiers » qui
porteraient « un message long et complexe » ancré secrètement dans leur
esprit, et étudier « l’induction d’états de transe par les drogues ». Sa
liste correspondait parfaitement aux objectifs de MKUltra.
« Inutile de le dire », a ajouté M. West, les expériences « doivent
être mises à l’épreuve dans des essais pratiques sur le terrain ». A
cette fin, il a demandé à Gottlieb « une sorte de carte blanche ».
Qui seraient les cobayes ? Il a énuméré quatre groupes : les
aviateurs de base, les volontaires, les patients, et « les autres, y
compris peut-être les prisonniers de la prison locale ». Seuls les
volontaires seraient rémunérés. Les autres pourraient être réticents et,
bien que cela n’ait pas été précisé, non avertis. Il serait plus facile
de préserver son secret s’il « induisait des troubles mentaux
spécifiques » chez les personnes qui en souffraient déjà. « Certains
patients ayant besoin d’hypnose en thérapie ou souffrant de troubles
dissociatifs (transes, fugues, amnésies, etc.) pourraient se prêter à
nos expériences ». Les enquêtes officielles sur MKUltra n’ont donné que
peu d’informations sur ses sujets, mais la lettre de West laisse
entendre que le programme a donné des résultats très positifs.
La réponse de Gottlieb est venue sur du papier à en-tête de «
Chemrophyl Associates », une société de façade qu’il utilisait pour
correspondre avec les sous-traitants de MKUltra. « Mon bon ami »,
écrivait-il, « je me demandais si votre compréhension apparemment rapide
et complète de nos problèmes pouvait être bien réelle. … vous avez en
effet développé une image admirablement précise de ce que nous
recherchons exactement. J’en suis profondément reconnaissant. »
Gottlieb a salué sa nouvelle recrue : « Nous avons gagné beaucoup d’atouts dans la relation que nous développons avec vous. »
West a retourné le compliment « Cela me rend très heureux de réaliser
que vous me considérez comme un ‘atout’ », a-t-il répondu. « Il n’y a
sûrement pas d’entreprise plus vitale à notre époque. »
En 1954, à peu près au même moment où le meurtre de Chere Jo Horton
avait eu lieu, West a commencé à partager son temps entre Lackland et la
faculté de médecine de l’Université de l’Oklahoma, où il allait diriger
le département de psychiatrie.
West avait dit à son employeur potentiel que ses fonctions à Lackland
étaient « purement cliniques » et qu’il « ne faisait aucune recherche,
classifiée ou non » – et il avait demandé au conseil d’administration de
l’Université de l’Oklahoma la permission d’accepter des fonds du
Geschickter Fund for Medical Research, qu’il appelait « une fondation de
recherche privée sans but lucratif ». En fait, comme la CIA l’a reconnu
plus tard, Geschickter était une autre des inventions de Gottlieb, une
organisation fictive qui lui a permis d’agir.
En 1956, West a rapporté à la CIA que les expériences qu’il avait
commencées en 1953 avaient enfin porté fruit. Dans un article de 1956
intitulé « The Psychophysiological Studies of Hypnosis and
Suggestibility » [Études psychophysiologiques sur l’hypnose et la
suggestibilité, NdT], il affirme avoir réalisé l’impossible : Il avait
su remplacer les « vrais souvenirs » par des « faux » chez les êtres
humains à leur insu. Sans détailler d’incidents spécifiques, il l’a
exprimé en termes profanes : « Il s’est avéré possible de prendre le
souvenir d’un événement précis dans la vie d’un individu et, par
suggestion hypnotique, de provoquer le rappel conscient subséquent que
cet événement n’a jamais eu lieu, mais qu’un autre événement (fictif)
s’est effectivement produit ». Il l’avait fait, prétendait-il, en
administrant de « nouveaux médicaments » efficaces pour « accélérer
l’induction de l’état hypnotique et approfondir la transe qui peut être
produite chez certains sujets ».
Aux Archives de la Sécurité Nationale à Washington, j’ai trouvé la
version de « The Psychophysiological Studies of Hypnosis and
Suggestibility » que la CIA a remise aux sénateurs Kennedy et Inouye en
1977. Le nom et l’affiliation de West ont été censurés, comme prévu.
Mais la version de la CIA était aussi plus courte, et édulcorée en
comparaison. Le document de West comptait 14 pages. Celui-ci en avait
cinq, y compris une page de couverture. Le plus flagrant, c’est qu’il
n’est pas fait mention de la victoire triomphale de l’Occident, le
remplacement de « la mémoire d’un événement précis dans la vie d’un
individu » par un « événement fictif ».
Un passage, qui n’est pas dans le texte original de West, affirme que
la CIA n’a jamais utilisé le LSD dans des études : « Les effets du LSD
[LSD et d’autres drogues] sur la production, le maintien et les
manifestations des états dissociés n’ont jamais été étudiés ».
West, bien sûr, avait étudié ces effets pendant des années. Mais
lorsqu’il s’est agi donner des détails sur ses découvertes concernant
l’implantation de souvenirs et le contrôle des pensées, même dans le
document que l’on trouve dans ses propres dossiers, il a donné peu de
précisions. Il semble avoir été dans une phase rudimentaire de ses
recherches. L’acide, écrivait-il, rendait les gens plus difficiles à
hypnotiser ; il valait mieux associer l’hypnose à de longues périodes
d’isolement et de manque de sommeil. En utilisant une suggestion
hypnotique, dit-il, « on peut dire à une personne qu’il s’est passé une
année et qu’au cours de cette année de nombreux changements ont eu lieu…
de sorte qu’il est maintenant acceptable pour lui de discuter de sujets
qu’il ne voulait pas aborder auparavant… Un individu qui se dit
déterminé à vouloir faire une chose révélera que, en secret, il désire
exactement le contraire. »
La CIA avait-elle trafiqué le document original de West pour induire
le comité sénatorial en erreur ? Et si c’est le cas, pourquoi l’agence
se serait-elle donné tant de mal pour cacher des résultats expérimentaux
qui n’ont finalement pas été aussi révélateurs ? Les représentants de
l’Agence ont prétendu que le programme avait été un échec colossal, ce
qui avait mené à des manchettes moqueuses comme « The Gang That Couldn’t
Spray Straight » [La bande incapable d’utiliser un spray correctement,
NdT]. Peut-être que l’agence voulait que le monde entier présume que
MKUltra était un fiasco, et oublier tout cela.
Le sceau officiel de la CIA en 1974. |
LA CIA semble avoir démantelé MKUltra au milieu des années 60, selon
les témoignages du Congrès et les dossiers financiers qui ont survécu,
mais les recherches financées par le gouvernement de Jolly West se sont
poursuivies à un rythme soutenu. À la fin de l’automne 1966, West arrive
à San Francisco pour étudier les hippies et le LSD. Grand, large et les
cheveux en brosse, avec un look tout américain en accord avec son passé
militaire, il a bricolé une nouvelle garde-robe et s’est mis à sauter
des coupes de cheveux. Il a obtenu une subvention du gouvernement et a
pris une année sabbatique d’un an de l’Université de l’Oklahoma,
officiellement pour trouver un poste de chercheur à Stanford, bien que
cette école n’ait eu aucune trace de sa participation à un programme
là-bas.
Lorsqu’il est arrivé à Haight-Ashbury, West était le seul
scientifique au monde à avoir prédit l’émergence de « sectes LSD »
potentiellement violentes, comme la famille de Charles Manson. Dans un
manuel de psychiatrie de 1967, West avait rédigé un chapitre intitulé «
Hallucinogènes », avertissant les étudiants qu’une « substance
remarquable » s’infiltrait dans les campus universitaires et les villes.
Le LSD était connu pour rendre les utilisateurs « exceptionnellement
sensibles et émotionnellement instables ». Elle s’adressait à des
enfants en rupture qui désiraient ardemment « partager une activité
interdite dans un groupe pour leur donner un sentiment d’appartenance ».
L’acide, écrivait-il, rendait les gens plus difficiles à
hypnotiser ; il valait mieux associer l’hypnose à de longues périodes
d’isolement et de manque de sommeil.
Un autre de ses articles, « Dangers de l’hypnose » de 1965, prévoyait
la recrudescence de groupes dangereux dirigés par des « fous » qui
hypnotisaient leurs adeptes pour les pousser à une criminalité violente.
Il a cité deux cas : un double meurtre à Copenhague commis par un homme
hypno-programmé, et un « délit militaire » induit expérimentalement
dans une base de l’armée américaine non divulguée. (Il n’est pas du tout
certain que ce dernier faisait référence au meurtre de Chere Jo Horton
par Shaver.)
Il avait également supervisé une étude à Oklahoma City, dans laquelle
il avait engagé des informateurs pour infiltrer des gangs d’adolescents
et provoquer « un changement fondamental » dans « des questions
morales, religieuses ou politiques fondamentales ». Le titre du projet
était « Mass Conversion » et il avait été financé par Gottlieb.
Dans le quartier du Haight [Berceau du mouvement de contre-culture
des années 1960, à San Francisco, NdT] Haight-Ashbury attire une foule
éclectique dans une ambiance animée qui s’inspire de la célèbre
atmosphère hippie, West s’est arrangé pour utiliser une maison
victorienne en ruine sur Frederick Street, où il a installé ce qu’il a
décrit comme un « laboratoire déguisé en un lieu de planque hippie ». La
« planque » a ouvert ses portes en juin 1967, à l’aube de l’été de
l’amour. Il a installé six étudiants diplômés dans la « planque », leur
disant de « s’habiller comme des hippies » et d’« attirer » les gosses
itinérants dans l’appartement. Les passants étaient invités à faire ce
qu’ils voulaient et à rester aussi longtemps qu’ils le voulaient, à
condition que cela ne les dérangeait pas que les étudiants diplômés
prennent des notes sur leur comportement.
D’après les dossiers de West, son « crash pad » a été financé par le
Foundations Fund for Research in Psychiatry, Inc. qui a également
financé un certain nombre de ses autres projets, à travers les décennies
et les institutions. Gordon Deckert, le successeur de West à la chaire
de l’Université de l’Oklahoma, m’a dit qu’il avait trouvé des documents
dans le bureau de West qui révélaient que le Fonds des fondations était
une façade pour la CIA.
Cela n’aurait pas été le premier « laboratoire déguisé » de l’agence à
San Francisco. Quelques années plus tôt, l’opération au titre
évocateur, Operation Midnight Climax [opération orgasme de minuit, NdT]
avait vu des agents de la CIA ouvrir au moins trois refuges de la région
de Bay Area déguisés en bordels haut de gamme, équipés de miroirs sans
tain et de photographies bizarres. Un espion nommé George Hunter White
et ses collègues ont engagé des prostituées pour attirer des clients
potentiels dans les foyers, où on leur servait des cocktails contenant
de l’acide. L’objectif était de voir si le LSD, associé au sexe, pouvait
être utilisé pour obtenir des informations sensibles des hommes. White
écrivit plus tard à son agent de la CIA : « J’étais un petit
missionnaire, en fait un hérétique, mais j’ai travaillé de tout cœur
dans les vignes parce que c’était très, très amusant. »
Mais dans le gîte de Haight-Ashbury, les motifs de West étaient
vagues. Personne ne semblait bien comprendre l’objectif du projet, pas
même les personnes qui y participaient. Les étudiants diplômés embauchés
pour le laboratoire « crash pad » de West ont été chargés de tenir un
journal intime de leur travail. Dans des moments d’inattention, presque
tous ces étudiants ont admis que quelque chose ne tournait pas rond. Ils
ne savaient pas ce qu’ils étaient censés faire, ni pourquoi West était
là. Et souvent, il n’était pas là.
L’un des journaux intimes des dossiers de West appartenait à une
étudiante diplômée en psychologie de Stanford qui vivait à l’appartement
cet été-là. L’expérience s’est déroulée sans but au point d’être sans
valeur, écrit-elle. Quand les « crashers » sont arrivés, « personne ne
se souciait de savoir ce qu’il en était [d’eux] ». Le plus souvent, les
hippies ne se présentaient pas du tout, car beaucoup d’entre eux ont
apparemment considéré l’endroit avec méfiance. « Qu’est-ce que Jolly
fout, c’est comme un zoo », s’est indigné l’étudiante. « Il nous étudie
nous ou eux ? »
Quand West a fait une de ses rares apparitions, il était habillé
comme un « hippie stupide » ; parfois il amenait des amis à la maison.
Leur attitude générale, écrit-elle, « était que c’était une bonne
occasion de s’amuser. … Ils passaient beaucoup de temps défoncés ». «
J’ai l’impression que personne n’est honnête et sincère et que tout cela
est une mise en scène gigantesque », a-t-elle ajouté. … « Qu’est-ce
qu’il essaie de prouver ? Il s’intéresse aux drogues, c’est clair. Quoi
d’autre ? »
En décembre 1974, MKUltra est finalement apparu à la lumière dans une
formidable explosion de manchettes et d’intrigues. Seymour Hersh l’a
rapporté à la une du Times : « Énorme opération de la CIA contre
les forces pacifistes ». Les trois enquêtes gouvernementales qui ont
suivi – la Commission Rockefeller, la commission Church et les audiences
du Comité spécial Kennedy-Inouye – ont porté sur les activités
intérieures illégales de divers services de renseignement fédéraux, y
compris les écoutes téléphoniques, l’ouverture du courrier et les tests
non consentis de drogues sur des citoyens américains
Le rapport final de la commission Church a dévoilé une évaluation
interne de 1957 de MKUltra par l’inspecteur général de la CIA. « Des
précautions doivent être prises », avertissait le document, « pour
dissimuler ces activités au public américain en général. Le fait de
savoir que l’agence se livre à des activités contraires à l’éthique et
illicites aurait de graves répercussions ». Une étude effectuée en 1963
par l’inspecteur général l’a exprimé de façon encore plus grave : « Une
dernière phase de test des produits MKUltra met en danger les droits et
les intérêts des citoyens américains. »
La commission Church a conclu que MKUltra avait causé la mort d’au
moins deux citoyens américains. L’un était un patient psychiatrique à
qui on avait injecté un dérivé synthétique de mescaline. L’autre était
Frank Olson, un scientifique sous contrat militaire qui avait été sans
le savoir drogué au LSD dans un petit rassemblement d’agents dans les
bois du Maryland sous la direction de Gottlieb lui-même. Olson tomba
ensuite dans une dépression irréparable qui l’amena à se jeter par la
fenêtre d’un hôtel de New York où des agents l’avaient emmené pour un «
traitement ». (La poursuite de l’enquête du fils d’Olson, Eric –
dramatisée par Errol Morris dans la série « Wormwood »
– suggère fortement que la CIA s’est arrangée pour que les agents
simulent son suicide, le jetant par la fenêtre car ils craignaient qu’il
ne dénonce MKUltra et l’utilisation des armes biologiques par les
militaires pendant la guerre de Corée).
L’hôtel Statler à New York, N.Y. où Frank Olson "s’est tué" par défenestration |
La nouvelle de la mort d’Olson a choqué une nation déjà ébranlée par
le Watergate, et maintenant moins encline que jamais à faire confiance à
ses institutions. Le gouvernement a tenté d’apaiser la controverse en
adoptant de nouveaux règlements sur l’expérimentation humaine. La
destruction par Gottlieb des dossiers de MKUltra a fait l’objet d’une
enquête du ministère de la Justice en 1976, mais, selon le Times,
elle a été « discrètement abandonnée ». Gottlieb n’avait témoigné
devant le Sénat en 1977 qu’à la condition de bénéficier de l’immunité
pénale.
Le Sénat a exigé la création d’un programme fédéral pour localiser
les victimes des expériences de MKUltra et poursuivre les accusations
criminelles contre leurs auteurs. Ce programme n’a jamais fonctionné.
Les archives qui ont survécu ont fait état de 80 institutions, dont 44
universités et collèges, et 185 chercheurs, dont Louis Jolyon West. Le Times
a identifié West comme l’un des moins d’une douzaine de scientifiques
soupçonnés d’avoir secrètement participé à MKUltra sous couverture
universitaire.
Pourtant, pas un seul des chercheurs n’a fait, à quelque moment que
ce soit, l’objet d’une enquête fédérale, pas plus que les victimes n’ont
été tenues au courant. En dépit de l’indignation de leaders du Congrès
et plus de trois ans de manchettes sur les brutalités du programme,
personne – ni le « sorcier noir » Sidney Gottlieb, ni le haut
fonctionnaire de la CIA Richard Helms, ni Jolly West – n’a fait l’objet
de sanctions juridiques.
Source : The Intercept
Via www.les-crises.fr.
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