Un spectre hante l’Occident libéral : la montée
de « l’État- civilisation ». Alors que le pouvoir politique de
l’Amérique s’effrite et que son autorité morale s’effondre, les nouveaux
adversaires eurasiens ont adopté le modèle de l’État-citoyen pour se distinguer
d’un ordre libéral paralysé, qui va de crise en crise sans vraiment mourir, ni
donner naissance à un successeur viable. Résumant le modèle de
l’État-civilisation, le théoricien politique Adrian Pabst observe
qu’« en Chine et en Russie, les classes dominantes rejettent le libéralisme
occidental et l’expansion d’une société de marché mondiale. Elles définissent
leurs pays comme des civilisations distinctes, avec leurs propres valeurs
culturelles et institutions politiques uniques ». De la Chine à
l’Inde, de la Russie à la Turquie, les grandes et moyennes puissances d’Eurasie
tirent un soutien idéologique des empires pré-libéraux dont elles se réclament,
remodèlent leurs systèmes politiques non démocratiques et étatiques pour en
faire une source de force plutôt que de faiblesse, et défient le triomphalisme
libéral-démocrate de la fin du XXe siècle.
Le déclin de l’Amérique est impossible à dissocier de
l’ascension de la Chine, il est donc naturel que la rapide remontée de l’Empire
du Milieu vers sa primauté mondiale historique domine les discussions sur
l’État-civilisation. Bien que cette expression ait été popularisée
par l’écrivain britannique Martin Jacques, le théoricien politique Christopher
Coker a
observé dans son récent, et excellent, livre sur les civilisations et les
États que « le virage vers le confucianisme a commencé en 2005, lorsque
le président Hu Jintao a applaudi le concept confucéen d’harmonie sociale et a
demandé aux cadres du parti de construire une « société
harmonieuse »« . Ce n’est pourtant que sous le règne de son
successeur Xi que la Chine, en tant qu’État-civilisation rivale, a réellement
pénétré la conscience occidentale. L’avènement de Xi Jinping comme président
chinois en 2012 a propulsé l’idée d’ » État-civilisation » au
premier plan du discours politique », remarque
le spécialiste indien des relations internationales Ravi Dutt Bajpai, « car
Xi croit qu’une civilisation porte sur son dos l’âme d’un pays ou d’une nation ».
Cette éthique civilisationnelle émane de l’analyse
chinoise de l’avenir du pays. Dans son influent
livre de 2012, The China Wave : Rise of a Civilizational State, le théoricien
politique chinois Zhang Weiwei observe avec fierté que « la Chine est
désormais le seul pays au monde qui a fusionné la plus longue civilisation
continue du monde avec un immense État moderne… Le fait d’être la plus longue
civilisation continue du monde a permis aux traditions de la Chine d’évoluer,
de se développer et de s’adapter dans pratiquement toutes les branches des
connaissances et des pratiques humaines, telles que la gouvernance politique,
l’économie, l’éducation, l’art, la musique, la littérature, l’architecture,
l’armée, les sports, l’alimentation et la médecine. La nature originale,
continue et endogène de ces traditions est en effet rare et unique au
monde ». Contrairement à l’Occident en constante évolution, en quête
de progrès et réorganisant ses sociétés en fonction des modes intellectuelles
du moment, Weiwei observe que « la Chine s’inspire de ses traditions et
de ses sagesses anciennes », et que son retour à la prééminence en est
le résultat naturel.
C’est à ces traditions sacrées, un État centralisé
avec une histoire de 4.000 ans, une classe bureaucratique efficace adhérant aux
valeurs confucéennes et un
accent mis sur la stabilité et l’harmonie sociale plutôt que sur la liberté,
que les théoriciens chinois attribuent l’essor de leur État-civilisation,
désormais « apparemment imparable et irréversible ». Faisant
le point sur un Occident en déclin et un Moyen-Orient enlisé dans un chaos
sanglant, Weiwei remarque avec un détachement froid que « si l’ancien
empire romain ne s’était pas désintégré et avait pu se transformer en un État
moderne, alors l’Europe d’aujourd’hui pourrait aussi être un État
civilisationnel de taille moyenne ; si le monde islamique actuel, composé de
dizaines de pays, pouvait s’unifier sous un régime de gouvernement moderne, il
pourrait aussi être un État civilisationnel de plus d’un milliard d’habitants,
mais la possibilité de réaliser tous ces scénarios a disparu depuis longtemps
et, dans le monde actuel, la Chine est le seul pays où la civilisation continue,
la plus longue du monde, et un État moderne ont fusionnés en un seul. ”
Pourtant, l’attrait du modèle État-civilisation ne se
limite pas à la Chine. Sous Poutine, l’autre grand empire eurasien, la Russie,
a publiquement abandonné les projets de libéralisation centrés sur l’Europe des
années 1990 – une période d’effondrement économique et sociétal dramatique due
à l’adhésion aux politiques des théoriciens libéraux occidentaux – pour son
propre sonderweg culturel
c’est à dire le chemin spécial d’une civilisation uniquement russe centrée sur un État tout-puissant.
Dans un
discours prononcé en 2013 devant le Club Valdaï, Poutine a fait remarquer
que la Russie « a toujours évolué comme une civilisation d’État,
renforcée par le peuple russe, la langue russe, la culture russe, l’Église
orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles du pays. C’est
précisément le modèle d’État-civilisation qui a façonné notre politique
d’État ». Dans un discours prononcé en 2012 devant l’Assemblée
fédérale russe, Poutine a également affirmé que « nous devons valoriser
l’expérience unique que nous ont transmise nos ancêtres. Pendant des siècles,
la Russie s’est développée comme une nation multiethnique (depuis le tout
début), un État-civilisationnel lié par le peuple russe, la langue et la
culture russes qui nous sont propres, nous unissant et nous empêchant de nous
dissoudre dans ce monde diversifié ».
Il convient de noter que si la Russie est souvent considérée
par les commentateurs libéraux et les partisans de l’extrême droite, en
particulier les Américains, comme un terreau fertile pour le nationalisme blanc
soutenu par l’État, cette affirmation découle plus des obsessions raciales des
États-Unis que de l’idéologie réelle de l’État russe. En effet, pour Poutine,
c’est l’héritage de la Russie en tant qu’empire
polyglotte qui fait que l’État qu’il dirige est un État-civilisation
plutôt qu’une simple nation, soulignant explicitement que « l’autodéfinition du peuple russe
est celle d’une civilisation multiethnique ».
Dans un
essai révélateur de 2018, le conseiller de Poutine, Vladislav Surkov, qui a
été licencié en février dernier, a mis en avant cette hybridité, mi-européenne
et mi-asiatique, comme la caractéristique centrale de l’âme russe. « Notre
identité culturelle et géopolitique rappelle l’identité volatile de celui qui
est né dans une famille métisse », écrit Surkov. « Un métis,
un métissage, un type bizarre. La Russie est une nation métisse de l’Ouest et
de l’Est. Avec son statut d’État bicéphale, sa mentalité hybride, son
territoire intercontinental et son histoire bipolaire, elle est charismatique,
talentueuse, belle et solitaire. Tout comme un métis l’est ». Pour
Surkov, le destin de la Russie en tant que État-civilisation, comme celui de la
Byzance à laquelle elle a succédé, est celui d’une « civilisation qui a absorbé l’Orient et l’Occident.
Européenne et asiatique à la fois, et pour cette raison ni tout à fait
asiatique ni tout à fait européenne ».
Cette tension non résolue entre l’Est et l’Ouest,
l’Europe et l’Asie définit la position politique de l’autre État successeur de
Byzance et enfant à problèmes de l’Otan, la Turquie. Comme la Chine, un grand
empire prémoderne éclipsé par la montée de l’Occident vers sa domination
mondiale, la Turquie d’Erdogan dissimule désormais ses désirs revanchards sous
le somptueux manteau du passé ottoman, insultant l’Occident alors même
qu’Erdogan dépend de l’Amérique de Trump et de l’Allemagne de Merkel pour la
survie de son régime. Lorsque le nouvel imam de la nouvelle mosquée
Sainte-Sophie est monté en chaire le mois dernier, sabre
en main, pour proclamer la renaissance de la Turquie et maudire
la mémoire d’Ataturk, le modernisateur du pays qui l’a tourné vers
l’Europe, c’était pour souligner que l’avenir glorieux de la Turquie dépend de
la renaissance de son passé ottoman. La date de la cérémonie, le 97e
anniversaire du traité de
Sèvres qui a dissout l’Empire ottoman et l’a remplacé par la République
turque, était tout aussi symbolique. Tout comme Justinien, en entrant dans sa
nouvelle grande cathédrale, a fait remarquer qu’il avait dépassé Salomon,
Erdogan a dépassé Atatürk. L’ère de la supplication pour rejoindre l’Europe, en
tant que suppliant appauvri, est terminée ; l’ère
de la conquête est revenue.
Piégés dans les rêves post-historiques du libéralisme,
de nombreux observateurs occidentaux de l’agression croissante d’Erdogan ont
manqué ces indices symboliques, ou les ont rejetés comme une rhétorique vide,
un luxe dont ne peuvent bénéficier les anciens peuples sujets de la Turquie
dans les Balkans et au Moyen-Orient. Lorsqu’en mars, la Turquie a tenté de
forcer l’ouverture des frontières grecques avec des milliers de migrants
rassemblés depuis les bidonvilles d’Istanbul, le drone Bayraktar qui planait
au-dessus de la clôture frontalière contestée portait l’indicatif
1453, date de la chute de Constantinople, tout comme les navires de forage
qui menacent
constamment de violer la souveraineté grecque et chypriote portent les noms des
amiraux
et des corsaires
ottomans qui ont ravagé les côtes de la Grèce et de l’Europe.
L’intention de la Turquie, dont le ministre de
l’intérieur du pays, Suleyman Soylu, s’est vanté
lors de la crise frontalière, est de détruire l’Union européenne. « L’Europe
ne peut pas supporter cela, ne peut pas gérer cela », a-t-il affirmé. « Les
gouvernements en Europe vont changer, leurs économies vont se détériorer, leurs
marchés boursiers vont s’effondrer. » Dans un discours
ce mois-ci, au moment même où la marine turque menaçait la Grèce de guerre,
Soylu a exposé la vision civilisationnelle du nouvel ordre mondial de la
Turquie : « Sur cette voie », a-t-il dit à l’assemblée des
dignitaires militaires, « nous concevrons en embrassant le monde entier
avec notre civilisation, en tenant l’Ouest et l’Est d’une main, le Nord et le
Sud de l’autre, le Moyen-Orient et les Balkans d’une main, le Caucase et
l’Europe de l’autre ».
Dans les régions nouvellement annexées du nord de la
Syrie, les milices rebelles proxy turques, dominées par l’ethnie
turkmène, portent le nom de sultans ottomans, adoptent le sceau ottoman comme
logo et donnent des interviews
devant des cartes de l’Empire ottoman à son époque la plus étendue, tout en
expulsant les Kurdes et les chrétiens de la région. En Syrie comme en Libye et
en Irak, la vision expansionniste d’Erdogan cite explicitement l’Empire ottoman
comme légitimation de son chemin de conquête, traçant
les « frontières du cœur » d’Erdogan bien au-delà de la portée
de la Turquie moderne, de Thessalonique à l’Ouest à Mossoul à l’Est. Saisissant
la faiblesse partout où il la trouve, même le cœur de l’Europe libérale
elle-même se trouve dans le viseur de l’homme fort turc.
Lorsque ses ministres se sont vu interdire de s’adresser
à des foules de Turcs ethniques aux Pays-Bas et que ses partisans se sont
révoltés à La Haye, Erdogan a
traité le gouvernement néerlandais de « nazi » avant de dire aux turcs
d’Europe : « Ne faites pas trois, mais cinq enfants. Parce que vous
êtes l’avenir de l’Europe. Ce sera la meilleure réponse aux injustices dont
vous êtes victimes ». Alternant, avec toute l’incohérence passionnée
d’un étudiant de la SOAS,
entre l’expansionnisme islamique triomphaliste et les accusations de racisme et
d’islamophobie partout où sa volonté est contrariée, l’homme fort turc chante
son rôle de vedette dans le déclin du continent, se
vantant que « l’Europe paiera pour ce qu’ils ont fait. Si Dieu le
veut, la question de l’Union européenne sera à nouveau sur la table »,
et exultant que « alors qu’il y a un siècle, ils disaient que nous
étions « l’homme malade », maintenant ils sont « l’homme
malade » ». L’Europe est en train de s’effondrer ».
Comme pour les Pays-Bas, où il a exhorté les Turcs
d’Europe à surpasser démographiquement leurs hôtes indigènes, puis a traiter
les dirigeants européens de nazis lorsqu’ils protestent, le discours civilisationnel
d’Erdogan est en étrange
symbiose avec l’extrême droite occidentale, comme en témoigne de
façon particulièrement dramatique sa réaction à la fusillade de Christchurch
l’année dernière. Lorsque le tueur Brandon Tarrant a abattu 51 fidèles
musulmans dans la mosquée de Christchurch, c’était avec un fusil sur lequel il
avait griffonné les noms de diverses batailles européennes contre les Ottomans.
Dans son manifeste, Tarrant avait explicitement cité Erdogan comme « chef
de l’un des plus anciens ennemis de notre peuple » et avait menacé les
Turcs, qu’il décrivait comme des « soldats ethniques occupant
actuellement l’Europe », que « nous tuerons et chasserons
comme des cafards de nos terres. Nous venons pour Constantinople et nous
allons détruire toutes les mosquées et tous les minarets de la ville.
Sainte-Sophie sera libérée de ses minarets et Constantinople redeviendra une
ville chrétienne à part entière ». En réponse directe, Erdogan a
diffusé le massacre de Tarrant lors de ses rassemblements de campagne, à
l’horreur du gouvernement néo-zélandais, déclarant
quelques jours après les meurtres que « vous ne transformerez pas
Istanbul en Constantinople » et jurant que « Sainte-Sophie ne
sera plus un musée. Son statut va changer. Nous l’appellerons une
mosquée », une promesse qu’il a tenu le mois dernier, en menant les
fidèles à la prière lors de la deuxième conquête de la grande cathédrale.
Au grand dam des politiciens européens libéraux, comme
le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, dont le ministre des affaires
étrangères turc, Mevlut Çavuşoğlu, a
averti qu’il « entraînait l’Europe dans l’abîme » et que « les
guerres saintes commenceront bientôt en Europe », le parti AKP d’Erdogan se
délecte de la rhétorique du conflit des civilisations.
Intentionnellement ou non, Erdogan fait beaucoup pour entraîner les politiciens
centristes du continent vers la droite. Par ses actions, il alimente la peur et
la méfiance à l’égard de la minorité musulmane d’Europe, et récolte ensuite les
fruits de la réponse que son discours guerrier apporte au niveau national. Mais
comme pour beaucoup de ses fanfaronnades, les gains à court terme d’Erdogan
peuvent avoir des conséquences involontaires qui se répercuteront loin dans le
futur, à la fois pour la Turquie et pour l’Europe.
Les provocations
navales croissantes de la Turquie en Méditerranée suscitent une telle
colère de la part des politiciens européens, colère dirigée par Emmanuel
Macron, que le ministre des affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, a
récemment déclaré
avec exaspération au Parlement européen qu’en écoutant l’humeur des députés
européens réunis, « j’ai cru voir dans l’hémicycle que le pape Pie V
avait refait surface en appelant à la Sainte Alliance contre la Turquie et en
mobilisant les troupes de la chrétienté pour faire face à l’invasion
ottomane ». Il n’est pas difficile de prévoir que Macron, virant à
droite alors qu’il se dirige vers la saison électorale, fusionnera sa campagne contre
les Frères musulmans dans son pays avec une position européenne affirmée
contre la Turquie en politique étrangère. Une civilisation, tout comme un
groupe ethnique, se
définit autant par son opposition à un autre rival que par son contenu
culturel intrinsèque, et Erdogan et Macron ont peut-être trouvé en l’autre le
parfait équilibre pour leurs projets civilisationnels.
Il est en effet frappant que le soi-disant sauveur
libéral de l’Europe soit l’occidental qui ait le plus adopté la nouvelle langue
des États-civilisations : sans doute que cet ancien érudit de Hegel a discerné
le Weltgeist. L’année
dernière, lors d’un
discours qui a peu attiré l’attention, prononcé
devant une assemblée d’ambassadeurs de France, Macron a laissé entendre que la
Chine, la Russie et l’Inde n’étaient pas seulement des rivaux économiques, mais
« de véritables États-civilisation… qui ont non seulement perturbé
notre ordre international, assumé un rôle clé dans l’ordre économique, mais ont
également remodelé avec beaucoup de force l’ordre politique et la pensée politique
qui l’accompagne, avec beaucoup plus d’inspiration que nous ». Macron
a fait observer que « aujourd’hui ils ont beaucoup plus d’inspiration
politique que nous les Européens. Ils ont une approche logique du monde, ils
ont une véritable philosophie, une débrouillardise que nous avons, dans une
certaine mesure, perdue ».
Il a averti son auditoire que « nous savons
que les civilisations disparaissent ; les pays aussi. L’Europe va
disparaître », a salué les projets civilisationnels de la Russie et de
la Hongrie, qui « ont une vitalité culturelle et civilisationnelle
inspirante », et a déclaré que la mission de la France, son destin
historique, était de guider l’Europe dans un renouveau civilisationnel, en
forgeant un « récit et un imaginaire collectifs. C’est pourquoi je
crois très profondément que c’est notre projet et qu’il doit être entrepris
comme un projet de civilisation européenne ».
Il y a beaucoup de choses ici qui plairaient aux
conservateurs britanniques, certainement bien plus que les fantasmes de Grande
Bretagne Global que les néoconservateurs et les penseurs néolibéraux
s’obstinent à essayer de vendre au gouvernement Johnson. Écrivant
pour un public britannique dans le Guardian, l’année dernière, Macron a
fait remarquer que « les nationalistes sont malavisés lorsqu’ils
prétendent défendre notre identité en se retirant de l’UE, parce que c’est la
civilisation européenne qui nous unit, nous libère et nous protège ».
Au contraire, il a insisté sur le fait que « nous sommes à un moment
charnière pour notre continent, un moment où nous devons, ensemble, réinventer
politiquement et culturellement la forme de notre civilisation dans un monde en
mutation. Le temps est venu pour une renaissance européenne ».
Pourtant, pour la Grande-Bretagne, comme pour le reste de l’Europe, définir la
nature essentielle de cette civilisation est une question plus difficile que
pour la Chine ou la Russie.
Alors que les États civilisateurs émergents de
l’Eurasie se définissent contre l’Occident libéral, l’Occident et l’Europe
luttent pour définir leur propre nature et mettent davantage l’accent
intellectuel sur sa déconstruction que sur sa défense : un besoin qui, comme
l’impulsion à nier l’existence des civilisations en tant qu’entités ayant des
frontières, est lui-même ironiquement un marqueur unique de notre propre
civilisation. Peut-être qu’une civilisation n’est qu’un empire qui a survécu à
l’ère des États-nations, et même au-delà, et pourtant ce sont les
États-nations, taillés dans les décombres sanglants des empires passés, qui
définissent l’Europe moderne. Peut-être Guy Verhofstadt, le risible Brexiter,
avait-il raison après tout lorsqu’il observait
que « l’ordre mondial de demain n’est pas un ordre mondial basé sur des
États-nations ou des pays. C’est un ordre mondial qui repose sur des
empires ».
Mais alors, bien qu’il y ait de forts tabous
politiques contre le fait de le dire, nous vivons déjà comme les sujets d’un
empire américain, même si peu de gens voudraient prétendre que l’Amérique est
une civilisation ; moins de gens, en effet, que ceux qui considèrent l’hegemon
en difficulté comme une anti-civilisation, dissolvant les nombreuses cultures
européennes et autres dans le dur solvant du capital mondial. L’Occident
lui-même existe-t-il en tant qu’entité cohérente et limitée ? Comme le note
Coker, « Ni les Grecs ni les Européens du
XVIe siècle… ne se considéraient comme « occidentaux, un terme qui ne
remonte qu’à la fin du XVIIIe siècle ». Macron nous exhorte à ancrer notre sentiment
d’appartenance à une civilisation européenne spécifique dans le Siècle des
Lumières, mais cette perspective est loin d’être convaincante. Après tout, ce
sont les tendances universalistes contenues dans le libéralisme des Lumières
qui nous ont conduits dans cette impasse. Comme l’a fait
remarquer l’ancien ministre portugais des affaires étrangères, Bruno
Macaes, dans un récent et perspicace essai, ce sont précisément les aspirations globales du
libéralisme qui ont coupé l’Occident, et l’Europe en particulier, de ses
propres racines culturelles.
« Les sociétés occidentales ont sacrifié leurs
cultures spécifiques au profit d’un projet universel », note Macaes. « On ne peut
plus trouver dans ces sociétés la vieille tapisserie de traditions et de
coutumes ou une vision de la belle vie ». Notre foi naïve dans le fait
que le libéralisme, issu des traditions politiques et culturelles de l’Europe
du Nord, allait conquérir le monde, a maintenant été brisée pour de bon. Au
lieu de cela, ce sont les États-civilisation de l’Eurasie,
non libéraux, qui menacent de nous engloutir. Où cela nous mène-t-il
alors, et que devons-nous faire du libéralisme ? « Maintenant que nous
avons sacrifié nos propres traditions culturelles pour créer un cadre universel
pour toute la planète », demande Macaes, « sommes-nous censés
être les seuls à l’adopter ? »
En 1996, le théoricien politique Samuel P. Huntington
observait que « dans le monde émergeant des conflits ethniques et du
choc des civilisations, la croyance de l’Occident dans l’universalité de la
culture occidentale souffre de trois problèmes : Elle
est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. L’impérialisme est la
conséquence logique nécessaire de l’universalisme ».
Pourtant, Huntington, comme ses détracteurs, écrivait à une époque où la
prééminence américaine était incontestée. Les critiques de la thèse
civilisationnelle de Huntington, tout comme les critiques
académiques modernes du concept d’États-civilisation, soutiennent une
construction qui n’existe plus, celle d’un Occident tout-puissant qui rejette avec arrogance le
reste du monde de toute sa supériorité politique. Mais aujourd’hui,
c’est nous, en Occident, qui sommes en déclin et c’est dans les mythes
universels du libéralisme que nos puissants rivaux civilisationnels trouvent
les causes profondes de notre échec.
En tout cas, même au sein de l’empire américain,
l’effondrement de la puissance américaine à l’étranger et la défaveur
croissante avec laquelle la civilisation européenne est tenue aux États-Unis
mêmes ne sont pas de bon augure pour la survie à long terme d’une civilisation
occidentale cohérente. Si l’Occident, comme le libéralisme, n’est à ce stade
qu’une idéologie justifiant l’empire américain, nous serons alors contraints de
le remplacer assez vite par autre chose. C’est précisément ce problème de détermination
de ce que sera ce remplacement qui définira la politique de la Grande-Bretagne
et de l’Europe pour le reste de notre vie. Les idéologues libéraux
vieillissants de l’Europe, la génération de 1968 qui a dominé notre politique
pendant si longtemps, ne semblent pas avoir de réponses à ces questions ; en
fait, ils ne semblent même pas réaliser, encore maintenant, que ces questions
existent.
Ce n’est que lorsque nous voyons Macron lutter pour
rallier la civilisation européenne à l’âge des empires à venir, ou que nous
observons des hommes forts européens comme Viktor Orban, salué par de nombreux
conservateurs anglo-saxons comme le sauveur de la civilisation occidentale, se dresser
contre l’Occident avec toute la passion et la fureur d’un révolutionnaire
anticolonialiste, que nous entrevoyons un futur plus étrange et plus complexe
que ne le permet notre discours politique actuel. Lorsque nous voyons la
Pologne imposer
l’étude du latin à l’école afin d’inculquer aux élèves la compréhension des « racines
latines de notre civilisation », ou la jeune étoile montante de la
droite radicale néerlandaise, Thierry Baudet, affirmant
que nous vivons un « printemps européen », « en
contradiction avec le spectre politique qui domine l’Occident depuis la
Révolution française », qui va » changer la direction que
tous nos pays vont prendre dans les deux générations à venir « , nous
discernons, tout comme nous le faisons pour les manifestations Black Lives
Matter ou la propagation de la foi américaine en la justice sociale dans
nos rues et nos universités, les champs de bataille politiques de l’avenir
européen.
La critique la plus perspicace de la thèse
civilisationnelle de Huntington a toujours été que les confrontations les plus sanglantes se
déroulaient au sein des civilisations et non entre elles. Dans la
nouvelle ère des États-civilisation, le plus grand défi à notre harmonie
sociale vient peut-être non pas des adversaires au-delà de nos frontières
culturelles, mais de la bataille qui se déroule dans nos frontières pour
définir qui et quoi défendre.
Par Aris Roussinos – Le 6 août 2020 – Source Unherd
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