« ...C’est
le Grand Marchandage de Poutine : la Russie assumera une
certaine responsabilité définie pour la sécurité d’Israël, mais pas si Israël
entreprend des guerres de choix contre l’Iran et le Hezbollah, ou s’il perturbe
délibérément la stabilité dans le nord – y compris en Irak. Et plus jamais de
bombardements gratuits dans le nord, destinés à perturber la stabilité. Mais si
Israël veut une guerre avec l’Iran, alors la Russie se tiendra à
l’écart.... »
« Israël enfourche un grand
cheval » écrit Alex Fishman (le correspondant vétéran de la défense
israélien) dans le quotidien hébraïque Yedioth Ahronoth le mois dernier,
« et s’approche à pas de géant d’une ‘guerre de choix’. Sans mâcher
ses mots, c’est une guerre commencée au Liban. » Dans son article, Fishman
note : « La dissuasion classique consiste à menacer un ennemi de ne
pas vous nuire sur votre territoire, mais ici, Israël exige que l’ennemi
s’abstienne de faire quelque chose sur son propre territoire, sinon Israël va
lui nuire. Du point de vue historique et de la perspective de la légitimité
internationale, les chances que cette menace soit reconnue comme valide,
conduisant à la cessation des activités ennemies sur leur propre territoire,
sont minces. »
Ben Caspit a également évoqué la perspective d’une « guerre de
choix » tandis que – comme l’explique le professeur Idan Landau dans
un blog israélien – un éditorial de Haaretz notait :
« Le gouvernement israélien doit donc à ses citoyens une
explication précise, pertinente et convaincante quant au fait qu’une usine de
missiles au Liban a changé l’équilibre stratégique au point de
nécessiter d’aller en guerre. Il doit présenter au public israélien
des évaluations sur le nombre attendu de victimes, les dommages causés aux
infrastructures civiles et le coût économique de la guerre, par rapport au
danger que représente la construction de l’usine de missiles. »
Nous vivons des temps dangereux au Moyen-Orient aujourd’hui – à la fois
dans l’immédiat et à moyen terme.
La semaine dernière a vu le premier changeur de donne qui a presque
plongé la région dans la guerre : la chute d’un des avions les plus
sophistiqués d’Israël – un F16i. Mais comme le note Amos Harel à cette occasion :
« Le président russe Vladimir Poutine a mis fin à la confrontation
entre Israël et l’Iran en Syrie – et les deux parties ont accepté sa décision
(…) Samedi après-midi, après la deuxième vague de bombardements (…) des
officiels israéliens tenaient toujours une ligne militante, et il semblait
que Jérusalem envisageait d’autres actions militaires. Les discussions à ce
sujet ont pris fin peu de temps après un appel téléphonique entre Poutine et le
Premier ministre Benjamin Netanyahu. » (caractères gras ajoutés).
Et cette dernière déclaration représentait le deuxième changeur
de donne : dans le bon vieux temps, comme disait Martin Indyk, c’est vers les États-Unis
qu’Israël se serait tourné par réflexe, mais pas cette fois-ci. Israël a
demandé au président Poutine d’être médiateur. Il semble qu’Israël estime que
M. Poutine est maintenant le « pouvoir indispensable ». Et en termes
d’espace aérien dans le nord, il l’est. Comme Ronen Bergman l’a écrit dans le New York Times :
premièrement « Israël ne pourra plus agir en Syrie sans limites » et
deuxièmement, « si personne ne le sait encore, la Russie est la puissance
dominante dans la région. »
Alors, de quoi s’agit-il ? Pour commencer, il ne s’agit pas d’un drone
qui pourrait (ou non) avoir pénétré dans ce qu’Israël appelle Israël, ou ce que
la Syrie considère comme un « Golan occupé ». Laissez-nous ignorer
tout cela : ou, pensez-y comme à l’effet papillon dans la
théorie du chaos, dont la petite impulsion change le monde, si vous préférez.
En fin de compte cependant, ces divers avertissements d’une guerre imminente
ont précipité le succès de l’État syrien à vaincre l’insurrection
djihadiste montée contre lui. Ce résultat a modifié l’équilibre des pouvoirs au
niveau régional − et nous assistons à la réaction des États face à cette
défaite stratégique.
Israël, ayant soutenu le camp des perdants, veut limiter ses pertes. Il
craint les changements qui se produisent dans le nord de la région : le
Premier ministre Netanyahou a demandé à plusieurs reprises au président Poutine
de garantir que l’Iran et le Hezbollah ne puissent tirer aucun avantage
stratégique de la victoire de la Syrie au détriment d’Israël. Mais il semble
clair que Poutine n’a donné aucune garantie. Il a déclaré à Netanyahou que
tout en reconnaissant et en prenant acte des intérêts de sécurité d’Israël, la
Russie avait aussi ses intérêts – et a également souligné que l’Iran était un
« partenaire stratégique » de la Russie.
Dans la pratique, il n’y a pas de présence effective de l’Iran ou du
Hezbollah dans les environs immédiats d’Israël – et en effet, l’Iran et le
Hezbollah ont en grande partie réduit leurs forces en Syrie dans son ensemble.
Mais, il semble que Netanyahou voulait plus. Et pour faire pression sur la
Russie afin qu’elle garantisse une future Syrie libre de toute présence chiite,
Israël a bombardé la Syrie presque chaque semaine et a émis une série de
menaces de guerre contre le Liban (sous prétexte que l’Iran y construisait des
usines de missiles sophistiqués), disant en fait au président Poutine, que
s’il ne donne pas de garanties fermes vis-à-vis d’une Syrie libérée de l’Iran
et du Hezbollah, il perturbera les deux pays.
Eh bien, ce qui s’est passé, c’est qu’Israël a perdu un F16 : abattu
de manière inattendue par les défenses aériennes syriennes. Le message est le
suivant :
« La stabilité en Syrie et au Liban est dans l’intérêt russe.
Alors que nous reconnaissons les intérêts de la sécurité d’Israël, il ne faut
pas plaisanter avec les nôtres. Si vous voulez une guerre avec
l’Iran c’est votre affaire, et la Russie ne sera pas impliquée. Mais
n’oubliez pas que l’Iran est, et reste, notre partenaire stratégique. »
C’est le Grand Marchandage de Poutine : la Russie assumera
une certaine responsabilité définie pour la sécurité d’Israël, mais pas si
Israël entreprend des guerres de choix contre l’Iran et le Hezbollah, ou s’il
perturbe délibérément la stabilité dans le nord – y compris en Irak. Et plus
jamais de bombardements gratuits dans le nord, destinés à perturber la
stabilité. Mais si Israël veut une guerre avec l’Iran, alors la Russie se
tiendra à l’écart.
Israël a maintenant goûté au bâton du président Poutine : votre
supériorité aérienne dans le nord vient d’être entamée par les défenses
aériennes syriennes. Vous, Israël, perdriez complètement cette supériorité
si nos défenses aériennes S400 étaient activées : « Pensez-y. »
En cas de doute, considérez cette déclaration en 2017, par le chef d’état-major des
Forces aérospatiales russes, le général de division Sergueï Mechtcheriakov. Il
avait déclaré :
« Aujourd’hui, un système de défense aérienne unifié et intégré a été
mis en place en Syrie. Nous avons assuré l’interconnexion technique et
informationnelle des systèmes de reconnaissance aérienne russe et syrien.
Toutes les informations sur la situation dans les airs provenant des stations
radars syriennes sont transmises aux points de contrôle du groupement de forces
russes. »
Deux choses découlent de ceci :
Premièrement la Russie savait exactement ce qui se passait quand le F16
israélien a rencontré un tir de barrage de missiles de la part de la défense
aérienne syrienne. Comme Alex Fishman, doyen des correspondants de la
défense israélienne, l’a noté (en hébreu) dans le quotidien Yediot
Ahoronot le 11 février :
« Un des avions [israéliens] a été touché par les deux barrages de 27
missiles sol-air syriens (…) ce qui est une grande réussite pour l’armée
syrienne, et embarrassant pour l’IAF, puisque les systèmes de guerre
électronique qui enveloppent l’avion étaient supposés avoir fourni une
protection contre un barrage de missiles (…) L’IAF va devoir mener une enquête
approfondie de renseignement technique pour déterminer si les Syriens sont en
possession de systèmes capables de contourner les systèmes israéliens d’alerte
et de brouillage. Les Syriens ont-ils développé une nouvelle technique que
l’IAF ignore ? Il a été signalé que les pilotes n’ont pas averti par
contact radio qu’un missile ennemi les avait ciblés. En principe, ils étaient
censés le signaler, ils étaient peut-être préoccupés, mais il y avait aussi la
possibilité plus grave qu’ils ignoraient que le missile les avait dans le
collimateur. Cela m’amène à la question de savoir pourquoi ils ne le savaient
pas, et ils ont seulement réalisé la gravité du dommage après qu’ils aient été
frappés et forcés à refluer. »
Deuxièmement l’affirmation d’Israël prétendant que la Syrie a ensuite été
punie par Israël avec la destruction de 50% de son système de défense aérienne
devrait être prise avec de grosses pincettes. Rappelez-vous que Mechtcheriakov
a dit qu’il s’agissait d’un système russo-syrien intégré et unifié,
c’est-à-dire qu’il était surmonté d’un drapeau russe – et cette
revendication israélienne initiale a maintenant été rétropédalée par le porte-parole de l’IDF.
Enfin, Poutine, à la suite de la chute des F16, a demandé à Israël de
cesser de déstabiliser la Syrie. Il n’a rien dit à propos des drones syriens
qui patrouillaient la frontière sud (une pratique syrienne régulière pour
surveiller les groupes d’insurgés dans le sud). Le message est clair :
Israël obtient des garanties de sécurité limitées de la Russie, mais perd sa
liberté d’action. Sans la domination aérienne – que la Russie a déjà effacée –
la prétendsupue ériorité sur ses États arabes voisins, qu’Israël a depuis
longtemps enfouie dans sa psyché collective, verra les ailes d’Israël coupées.
Un tel marchandage peut-il être digéré culturellement en Israël ? Nous
devons attendre de voir si les dirigeants d’Israël acceptent qu’ils ne
jouissent plus de la supériorité aérienne sur le Liban ou la Syrie ; ou
si, comme les commentateurs israéliens nous avertissent dans nos citations
introductives, les dirigeants politiques israéliens opteront pour une guerre de
choix, dans le but d’éviter la perte finale par Israël de sa domination du
ciel. Il y a, bien sûr, l’autre option de se précipiter à Washington, afin d’essayer de
convaincre l’Amérique d’adopter l’idée de l’expulsion de l’Iran de la Syrie –
mais nous pensons que Poutine a déjà tranquillement cadré Trump à l’avance
avec son plan. Qui sait ?
Alors, une guerre préventive pour essayer de récupérer la supériorité
aérienne israélienne serait-elle faisable ou réaliste du point de vue des
Forces de défense israéliennes ? C’est un point discutable. Un tiers des
Israéliens sont culturellement et ethniquement russes, et beaucoup admirent le
président Poutine. Ainsi, Israël pourrait-il compter, dans de telles circonstances,
sur le fait que la Russie n’utilise pas ses propres missiles de défense
aérienne hautement sophistiqués S400, stationnés en Syrie, pour protéger les
militaires russes stationnés dans ce pays ?
Et les tensions israélo-syro-libanaises, en elles-mêmes, n’épuisent
pas les risques actuels d’emballement associés à la Syrie. Le même
week-end, la Turquie a perdu un hélicoptère et ses deux équipages, abattus par
les forces kurdes à Afrin. Le sentiment en Turquie contre les YPG et le PKK
s’enflamme ; le nationalisme et le nouvel ottomanisme sont en hausse et
l’Amérique est présentée avec colère comme « l’ennemi stratégique » de la Turquie. Le
président Erdogan affirme vigoureusement que les forces turques évacueront
toutes les forces YPG / PKK d’Afrin jusqu’à l’Euphrate, mais un
général américain dit que les troupes américaines ne bougeront pas pour laisser
passer les troupes d’Erdogan, à mi-chemin à Manbij. Qui va baisser les
yeux le premier ? Et, cette escalade peut-elle continuer sans une rupture
majeure des relations turco-américaines ? Erdogan a déjà noté que le
budget américain de la défense pour 2019 comprend une allocation de 550
millions de dollars pour les YPG. Que signifie exactement cette disposition de
l’Amérique ?
De même, une direction militaire américaine, soucieuse de jouer un remake
de la guerre du Vietnam – mais cette fois victorieuse pour montrer que le
résultat du Vietnam était une défaite non méritée pour les forces américaines –
peut-elle accepter de se retirer de son occupation agressive de la Syrie, à
l’est de l’Euphrate et perdre ainsi sa crédibilité ? Surtout lorsque le
rétablissement de la crédibilité et de l’influence militaires américaines est
le mantra même des généraux de la Maison Blanche (et de Trump) ? Ou, la
poursuite américaine de recherche de crédibilité militaire
dégénèrera-t-elle en un jeu de poule mouillée, entre les forces américaines et
les forces armées syriennes – ou avec la Russie elle-même, qui considère
l’occupation américaine comme perturbante pour la stabilité régionale ?
La vue d’ensemble de la concurrence entre les États pour l’avenir de
la Syrie (et de la région) est ouverte et visible. Mais qui se cache derrière
ces autres provocations qui auraient pu également conduire à une escalade, et
assez facilement entraîner la région dans un conflit ? Qui a fourni le missile sol-air portatif qui a fait
tomber le chasseur russe SU25 − épisode qui s’est terminé avec le pilote
entouré de djihadistes, préférant courageusement se tuer avec sa propre grenade
plutôt que d’être capturé vivant ? Qui a aidé le groupe d’insurgés,
qui a tiré le Manpad ? Qui a armé les Kurdes d’Afrin avec des armes
antichar sophistiquées – qui ont détruit une vingtaine de chars turcs ?
Qui a fourni les millions de dollars pour financer les tunnels et les bunkers
construits par les Kurdes d’Afrin, et qui a payé pour l’équipement de
sa force armée ?
Et qui était derrière l’essaim de drones armés envoyés attaquer la
principale base aérienne russe à Hmeimim ? Les drones [1] ont été conçus pour
ressembler, de l’extérieur, à une simple fabrication artisanale qu’une force
insurgée pourrait bricoler elle-même, mais depuis que les Russes, avec
des mesures électroniques, ont réussi à en prendre le contrôle et à en
faire atterrir six, ils ont pu constater qu’à l’intérieur, ils
étaient tout à fait différents : ils contenaient des contre-mesures
électroniques sophistiquées et des systèmes de guidage GPS. En bref, l’aspect
extérieur rustique était un camouflage de leur véritable sophistication,
ce qui représentait probablement l’œuvre d’une agence d’État. Qui ?
Pourquoi ? Est-ce que quelqu’un espérait que la Russie et la Turquie se
prendraient à la gorge ?
Nous ne le savons pas. Mais il est évident que la Syrie est le creuset de
puissantes forces destructrices qui pourraient, par inadvertance ou
involontairement, enflammer la Syrie et, potentiellement, le Moyen-Orient. Et
comme l’a écrit le correspondant de la défense israélien,
Amos Harel, nous avons déjà été, le week-end dernier, à « un cheveu d’un
glissement vers la guerre ».
Par Alastair Crooke – Le 17 février 2018 – Source Strategic Culture
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone