mercredi 7 mars 2018

Syrie : Trictrac Turc à l’américaine…




Ghouta dernière : Il n’aura échappé à personne – cherchant à s’informer un tant soit peu – que les derniers affrontements de la Ghouta orientale donnent lieu à la même désinformation qui prévalut lors de la libération d’Alep fin 2016. Chaque jour, on nous annonce la destruction d’un hôpital comme si cette banlieue nord-est de Damas en abritait une dizaine, voire plus. Qui connaît bien ces quartiers populaires sait qu’ils ne disposent que de deux antennes sanitaires secondaires qui dépendent de l’hôpital Chami, le grand établissement de la partie Est de la capitale syrienne. On nous annonce aussi que ce quartier abrite quelque 400.000 personnes, ce qui est parfaitement exagéré, même si dernièrement la Ghouta a accueilli nombre de jihadistes en déshérence.
Toujours est-il que ce chiffre de 400.000 « habitants » tombe du ciel ! On voit aussi ressurgir les fameux « Casques blancs », chevaliers présumés d’une ONG au service de la veuve et de l’orphelin, alors qu’il est établi sans conteste, depuis la bataille d’Alep, que cette officine est une création des services spéciaux britanniques (MI6) au service de Jabhat al-Nosra, c’est-à-dire la Qaïda en Syrie… Enfin, on nous annonce aussi que de nouvelles attaques à l’arme chimique sont en préparation – du côté des forces gouvernementales s’entend et – pour faire bonne mesure – que les armes chimiques syriennes ont été fabriquées avec l’aide de … la Corée du nord ! L’OIAC (Organisation de l’interdiction des armes chimiques) est une agence technique liée aux Nations unies basée à La Haye aux Pays-Bas. Curieusement, on ne parle plus de cette Organisation ni de ses inspecteurs depuis que Washington a évincé son premier directeur général – le diplomate brésilien José Bustani, qui avait eu l’audace de vouloir envoyer ses équipes en Irak avant le déclenchement de l’invasion anglo-américaine du printemps 2003.
Par conséquent, on ne peut qu’être dubitatif devant le nouveau déferlement de propagande qui accompagne les événements de la Ghouta, alors qu’au même moment l’armée israélienne multiplie les opérations en Syrie, notamment sur le Golan – Washington essayant, de son côté, de se réconcilier avec Ankara qui mène aussi ses propres opérations sur territoire syrien. Ce dernier imbroglio américano-turco-kurde qui fait prendre à la guerre civilo-globale de Syrie de nouvelles orientations mérite toute notre attention.
CURIEUSE ARRESTATION
Dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 février, le chef kurde syrien Salih Muslim a été arrêté par la police tchèque à l’hôtel Marriott de Prague, en vertu d’une demande d’Interpol formulée par la Turquie. Ressortissant syrien, Salih Muslim (67 ans) a été placé par Ankara sur la liste dite « rouge » des terroristes les plus recherchés le 13 février dernier, soit trois semaines après le début de l’offensive turque sur Afrin, en Syrie. De 2010 à 2017, Salih Muslim a été président du Parti de l’Union démocratique kurde (PYD), la branche syrienne du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan de Turquie). Incarnant le projet d’une entité kurde autonome dans le nord de la Syrie, Salih Muslim a été le grand allié des Américains dans la lutte menée contre l’organisation « Etat islamique » (Daech). Il était invité à une « conférence » organisée à Prague par un centre d’études proche-orientales rattaché à une université de Californie.
Selon un officier européen de renseignement, les Américains « qui font ce qu’ils veulent en Tchéquie – poste avancé d’écoute, d’observation et d’implantation de missiles de l’OTAN -, ont certainement tendu un piège au responsable kurde, afin de donner un gage à une Turquie de plus en plus remontée contre la politique syrienne de Washington. Muslim qui voyage sans arrêt entre la Finlande, où il vit partiellement, la Grande Bretagne, la France et la Pologne, aurait pu être arrêté depuis longtemps ». Toujours est-il que le 26 février dernier, le ministère turc de la justice a précisé qu’une demande d’extradition serait soumise aux autorités tchèques dans l’heure. Pour aboutir, elle devait seulement être approuvée par un tribunal tchèque et par le ministre de la justice.
MARCHANDAGE IMPROBABLE
Coup de théâtre : le 27 février, le tribunal de Prague remettait Saleh Muslim en liberté au grand dam d’Ankara. Le même jour, le ministre tchèque des Affaires étrangères Martin Stropnicky niait tout lien entre l’arrestation de Saleh Muslim et l’emprisonnement – en Turquie – de deux ressortissants tchèques accusés d’avoir combattu dans les rangs du PYD. Miroslav Farkas et Marketa Vselichova avaient été condamnés, l’an dernier, à six ans et trois mois de prison par une cour turque. Notre source provenant d’un service européen de renseignement en poste en Tchéquie affirme qu’il y a bel et bien eu marchandage « serré », mais que devant l’inflexibilité d’Ankara, les autorités tchèques ont alors décidé d’élargir Saleh Muslim, « malgré les insistantes pressions répétées de Washington ».
Le Premier ministre tchèque Andrej Babis s’est refusé à commenter l’affaire, se bornant à dire : « c’est un tribunal tchèque qui en décide, je ne connais pas cette affaire ». La Turquie s’est immédiatement élevée contre la décision de cette remise en liberté. « La conclusion de cette affaire constitue une marque de soutien très claire au terrorisme », a déclaré le porte-parole du gouvernement turc, Bakir Bozdag, ajoutant que la remise en liberté de Saleh Muslim aurait « un impact négatif durable sur les relations entre son pays et la République tchèque ». De son côté, l’ambassade des États-Unis à Prague a effectué, elle-aussi, plusieurs démarches infructueuses pour empêcher la libération du chef kurde.
Au-delà de cette péripétie trilatérale, de quoi l’arrestation de Saleh Muslim est-elle le nom ? Il faut revenir à la longue rencontre du chef de la diplomatie américaine Rex Tillerson, le 15 février dernier à Ankara, avec le président turc Recep Tayyip Erdogan pour tenter d’apaiser des relations rendues explosives par l’offensive turque en Syrie contre les milices kurdes alliées de Washington.
Selon des sources turques, le président Erdogan a « transmis de façon claire » au secrétaire d’Etat toutes « les attentes de la Turquie » sur la Syrie, l’Irak, mais aussi sur la longue liste de contentieux qui empoisonnent les relations entre leurs deux pays, pourtant alliés au sein de l’OTAN, depuis le putsch raté de 2016 en Turquie. A ce propos, Washington n’a jamais donné suite aux demandes d’extradition du prédicateur Fethullah Gülen – vivant aux États-Unis -, désigné par Ankara comme le cerveau de la tentative du coup d’Etat.
MISE AU POINT AMÉRICANO-TURQUE
Un porte-parole du département d’Etat américain s’est borné à évoquer une « conversation fructueuse et ouverte pour permettre d’avancer de manière bénéfique aux deux pays ». Le chef de la diplomatie américaine n’a en revanche pas fait de déclarations : « nos relations sont à un moment très critique. Soit, nous améliorons nos relations, soit elles vont s’effondrer complètement », avait-il mis en garde avant la visite. Symbole de cette mauvaise passe : la capitale turque a rebaptisé une avenue longeant l’ambassade des États-Unis Rameau d’olivier, du nom de l’opération militaire turque déclenchée le 20 janvier dans le nord de la Syrie.
Or, c’est cette offensive contre l’enclave d’Afrine et les unités du PYD qui envenime plus que jamais la situation. Ankara considère cette milice kurde comme « terroriste », alors qu’elle est l’un allié-clé des forces spéciales américaines dans la lutte contre Daech. Après les appels à la « retenue » adressés à Ankara, Rex Tillerson avait protesté contre une opération qui « détourne » les forces anti-jihadistes de leur combat prioritaire, estimant que des éléments kurdes ont déjà quitté l’Est syrien pour prêter main forte aux unités du PYD engagées à Afrine.
« La situation est assez compliquée comme ça, n’aggravons pas les choses », a dit un membre de la délégation de Rex Tillerson. Le ministre turc de la Défense Nurettin Canikli, qui a rencontré à Bruxelles son homologue américain Jim Mattis, a dit avoir « demandé la fin de tout type de soutien au PYD et le retrait de cette structure des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition arabo-kurde dominée par les Kurdes.
La situation pourrait s’aggraver si la Turquie avance, comme prévu, vers Manbij, à une centaine de kilomètres à l’Est d’Afrine, également contrôlée par le PYD, mais avec des militaires américains à leur côté ; le président Erdogan ayant menacé Washington de lui infliger une « claque ottomane ». « Nous allons à Manbij et s’ils sont là, tant pis pour eux », a lâché un haut responsable turc à l’AFP, « nous n’avons pas besoin de leurs recommandations, mais de mesures concrètes sur le terrain ».
Ainsi, Ankara a exigé que Washington rompe avec le PYD et reprenne les armes fournies à cette milice. « Nous n’avons jamais donné d’armes lourdes au PYD, donc il n’y en a aucune à reprendre », a rétorqué Rex Tillerson depuis Beyrouth, juste avant d’arriver à Ankara. Il avait auparavant prévenu que les États-Unis allaient « continuer à former des forces de sécurité locales », tout en veillant à ce qu’elles « ne représentent pas une menace » pour les « voisins ». On est rassuré !
CONFORMÉMENT AU TÉLÉGRAMME BRITANNIQUE
Conformément au télégramme diplomatique britannique de Benjamin Norman – «Syrieleaks : Un câble diplomatique dévoile la “stratégie occidentale”  » – que prochetmoyen-orient.ch a révélé depuis Munich le 17 février (numéros 166 et 167), le « Petit Groupe sur la Syrie » – États-Unis, Grande Bretagne, France, Arabie saoudite et Jordanie – a recentré la « stratégie occidentale » en Syrie selon trois priorités : 1) endiguer l’influence iranienne en militarisant durablement l’Est de la Syrie ; 2) faire échouer le plan de paix russe ; 3) enfin, poursuivre une guerre de basse intensité afin de diviser la Syrie pour aboutir à une partition territoriale et politique.
Pour le premier objectif, les forces spéciales américaines se sont beaucoup appuyées sur les combattants du PYD. « La guerre contre le terrorisme a été un alibi extraordinaire pour que les Américains reprennent militairement pied en Syrie », commente un officier supérieur européen en poste en Jordanie, « ainsi espèrent-ils garder le contrôle de la région Raqqa, Deir ez-Zor, Assaké, soit une zone de 50.000 km2, riche de potentiels agricoles et pétroliers. Mais aujourd’hui, le PYD – qui a pleinement rempli sa mission – est devenu un obstacle. D’une part, il commence à formuler des exigences politiques d’autonomie, sinon d’indépendance sur ces fameux 50.000 km2, mais surtout il inquiète fortement Ankara qui se rapproche dangereusement de Moscou au détriment de l’OTAN. Très clairement, les Américains doivent changer la donne en faisant des concessions aux Turcs (ainsi la dernière arrestation de Saleh Muslim), mais surtout en restructurant les FDS, majoritairement kurdes elles-aussi. Autrement dit, Washington doit « dé-kurdiser » ses forces supplétives engagées en Syrie… »
ÉLARGIR LE « PLAN MANBIJ »
Cette dé-kurdisation comprend principalement trois volets : 1) laisser les forces armées turques « sécuriser » leur longue frontière avec la Syrie ; 2) « arabiser » les FDS en dotant leurs unités d’officiers arabes d’encadrement. Et pour ce faire, les forces spéciales américaines n’hésitent pas à recycler d’anciens terroristes de Daech et d’Al-Qaïda… tout en proclamant haut et fort qu’il s’agit d’empêcher toute résurgence du terrorisme dans la région ; 3) enfin, il faut faire sortir les unités kurdes de Manbij pour les remplacer par des forces américano-arabes.
Selon le nouveau plan américain, cette arabisation des FDS doit s’effectuer grâce aux 1000 combattants du Conseil militaire de Manbij et aux 200 soldats des forces spéciales américaines qui étaient cantonnées à Kobané. Ce « plan Manbij » s’inscrit dans une approche plus large englobant l’ensemble de l’Est de la Syrie jusqu’à la frontière avec l’Irak afin de « casser » le « corridor chi’ite » entre l’Irak, la Syrie et l’Iran. « Washington annonce un recours accru à la ‘société civile syrienne’ afin d’imposer une solution de ‘fédéralisme modernisé’, autrement dit cette partition territoriale et politique de la Syrie qui est redevenue la priorité des États-Unis, des Européens, des pays du Golfe et d’Israël », précise un diplomate de haut rang en poste à Genève.
Toujours en conformité avec le télégramme britannique, Washington cherche à « optimiser » une « diabolisation » de l’armée gouvernementale syrienne et des opérations aériennes russes en cours sur la Ghouta orientale. « Les opérations de l’armée syrienne dans la Ghouta doivent servir de ‘structurant’ à un rejet régional et international d’une reconquête complète de la Syrie historique par son armée nationale », ajoute notre source diplomatique ; « derrière la vitrine de la défaite de Daech et du terrorisme, les Américains n’hésitent pas à embaucher les jihadistes, comme ils l’avaient fait en Afghanistan et ailleurs ».
Le Pentagone vient de débloquer un nouveau budget pour ce « plan Manbij élargi », soit 400 millions de dollars reconductibles. Comme ils l’ont fait en Irak, cet argent servira à acheter les tribus locales – Afaldas, Backara, Okeïdat, Bouchaban et Jabour – afin de mettre sur pied une nouvelle force de 30.000 combattants, épaulée par 1000 soldats des forces spéciales américaines pour contrôler la sous région de l’Est de l’Euphrate.
Appuis et soutiens logistiques s’effectuent, d’ores et déjà, à partir d’une dizaine de bases américaines : le grand aéroport de Tabqa ; la base stratégique de Manbij, et à l’est celle de Sirin ; la base Dirik à l’extrême-Est, à la frontière turque où les parachutistes américains forment et entraînent les FDS ; la base Sabah al-Kheir, au sud-ouest d’Hassaké, proche de la frontière irakienne ; la base Aïn Issa entre la frontière turque et Raqqa ; la base Tal as-Saman, centre d’écoute de la région de Raqqa ; la base al-Jalbiat au nord-ouest de Raqqa, dotée d’un aéroport, de plateformes destinées à lancer des missiles de moyenne et longue portée ; la base Harb Ishq, porte d’entrée des forces spéciales américaines et la base Mashtnour, dans l’extrême-nord de la Syrie, qui accueille des contingents français et britanniques. Ainsi toute une région est soumise à occupation américano-occidentale …pour combien de temps ?
La paix de Westphalie a été signée le 24 octobre 1648, mettant fin à une guerre de Trente ans. Espérons que la guerre civilo-globale de Syrie ne dure pas si longtemps et que les initiatives de paix, quelles qu’elles soient, viennent consolider enfin le travail de Staffan de Mistura à Genève…
Bonne lecture et à la semaine prochaine.
Richard Labévière
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