Dans la colossale bataille
du Grand jeu eurasien conditionnant le devenir du monde, l'Asie
centrale et le Caucase ont toujours occupé une place éminente. A la
chute de l'URSS en 1991, Le Heartland, déjà mis à mal par la rupture sino-soviétique, reculait de manière dramatique.
Vision à la russe, où la qualité prime sur la
quantité : si les Américains sont des joueurs de Monopoly, les Russes
sont des joueurs d'échecs qui avancent leurs pions après mûre réflexion,
veillant à les placer en des endroits stratégiques, sans pour autant
multiplier les risques ni les coûts. Or l'échiquier russe dans le Rimland commence à prendre forme, au grand dam des stratèges du Potomac.
Quant au Caucase et à l'Asie centrale,
nouvellement indépendants, ils devenaient immédiatement la cible de
l'empire américain souhaitant les intégrer dans un Rimland d'obédience euro-atlantique encerclant définitivement la Russie :
En mars 1999, au
moment même où les premières bombes s'abattaient sur la Serbie et
quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque
ne deviennent membres de l'OTAN, le Congrès américain approuva
le Silk Road Strategy Act, ciblant ni plus ni moins huit ex-républiques
de l'URSS - les trois du Caucase et les cinq -stan d'Asie centrale.
Derrière la novlangue de rigueur, le but était de créer un axe
énergétique Est-Ouest et d'arrimer fermement ces pays à la communauté
euro-atlantique. Dans le collimateur, même si cela n'était pas dit
explicitement : Moscou et Pékin.
Mars 1999 ou la
folie des grandeurs américaine... Europe de l'est, Balkans, Caucase,
Asie centrale : la Russie serait isolée sur tout son flanc sud et
l'Eurasie divisée pour toujours.
A la faveur de la guerre d'Afghanistan,
les Américains réussissaient même à s'introduire en plein cœur de l'Asie
centrale avec l'installation de bases au Kirghizstan (Manas) et en
Ouzbékistan (Karshi-Khanabad), et étaient sur le point de faire de même
en Azerbaïdjan. Quant aux richesses énergétiques de la Caspienne, elles
étaient déjà partiellement captées par le BTC pétrolier vers l'Ouest et son pendant gazier oriental était dans les tuyaux. C'est le fameux TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde), bien connu des lecteurs :
Le projet débute dans les années 90,
l'âge d'or de l'empire (ou de la folie impériale) comme nous l'avons vu
plus haut. Chose curieuse, c'est une compagnie argentine, Bridas, qui
la première en eut l'idée. Très vite cependant, la texane Unocal
rejoignait la danse,
supportée par les poids lourds du lobbying diplomatico-énergétique US
ainsi que par la famille royale saoudienne (présence de Delta Oil dans
le consortium). Le petit poucet Bridas réagit alors en s'alliant avec
une autre compagnie saoudienne, Ningarcho, alignée sur le prince Turki
el-Faisal, le tout-puissant chef des services secrets de Riyad, puis
fusionnant l'année suivante avec l'américaine Amoco, elle-même liée à
BP.
Voilà qui
rééquilibrait singulièrement le poids des lobbyistes. D'un côté,
l'alliance Bridas-Ningarcho-Amoco-BP soutenue par Turki, Brzezinski
(conseiller d'Amoco !) ou encore James Baker, l'ami de toujours de la
famille Bush. De l'autre, Unocal, parrainée par Dick Cheney, le roi
Fahd, Kissinger (conseiller d'Unocal !), Hamid Karzaï (futur président
afghan) ou Armitage. L'establishment américain mais aussi saoudien
étaient divisés : un vrai panier de crabes...
La passe d'armes
déjà complexe était rendue encore plus ardue par la confusion et les
intrigues sur le terrain. Le Pakistan et le Turkménistan de notre fameux
Niazov (celui qui aimait tant sa maman) furent retournés par Unocal
après d'intenses séances de "persuasion". Restait l'Afghanistan où
Bridas possédait encore une longueur d'avance. Ben Laden lui-même s'en
était mêlé, conseillant à ses hôtes talibans de signer avec la société
argentine. Mais les enturbannés du mollah Omar préféraient attendre et
faire monter les enchères ; c'est à cette époque qu'une délégation
talibane fut invitée au Texas et à Washington (ainsi qu'à Buenos Aires pour bien faire).
Elu fin 2000,
Bush junior prit le parti d'Unocal et relança les négociations avec les
Talibans, mais celles-ci butèrent sur les frais de transit exigés par
les "étudiants" en théologie. Furieuse, l'administration américaine
envoya un émissaire de la dernière chance
début août 2001 pour rencontrer une ambassade talibane à Islamabad.
C'est au cours de cette réunion qu'aurait été prononcée cette fameuse
phrase : "Acceptez notre tapis d'or ou nous vous enterrerons sous un
tapis de bombes". Un mois plus tard, les tours du World Trade Center
tombaient et il n'était plus question de négociations ni de tapis
d'or...
Mais de TAPI de
gaz, il était toujours question ! Certains des principaux soutiens
d'Unocal étaient installés au pouvoir (Karzaï à la présidence, Khalilzad
comme envoyé spécial puis ambassadeur US à Kaboul) avec pour mission de
mener le projet à bien. Toutefois, ce n'est pas pour rien que
l'Afghanistan est surnommé le tombeau des empires. Quinze ans après, la
guerre fait toujours rage, les Talibans contrôlent des provinces
entières tandis que l'Etat Islamique a réussi à s'implanter
partiellement. Dans ces conditions, faire passer un gazoduc est aussi
probable que de voir le Vatican battre la Nouvelle-Zélande dans un match
de rugby...
2019. L'Europe est confrontée à une
vague de "populisme" (©presstituée) remettant en cause la domination
américaine, le Caucase n'est pas passé sous obédience US, la Turquie
s'en éloigne, l'Asie centrale est solidement amarrée à l'OCS et les
bases impériales y ont été fermées, le Pakistan est perdu, le couple
sino-russe plus soudé que jamais, l'Iran en passe de le rejoindre,
l'Afghanistan et l'Irak sont des fiascos à plusieurs centaines de
milliards de dollars. N'en jetez plus !
Alors que les Nouvelles routes de la
Soie chinoises, qui doivent irriguer l'Eurasie, attirent à peu près tous
les pays du continent-monde, Poutine a fait acter l'année dernière l'interdiction de toute présence étrangère autour de la Caspienne (bye bye OTAN)
tandis que la flotte russe a désormais accès à toute la mer. Aux
dernières nouvelles, Brzezinski en a fait un looping dans sa tombe...
Pire pour l'empire, non seulement l'encerclement de la Russie a lamentablement échoué mais c'est maintenant elle qui avance inexorablement dans le Rimland !
En mars, lors d'une visite de Vladimirovitch au Kirghizstan, a été
décidé l'agrandissement de la base de Kant tandis que Moscou augmentera
vraisemblablement sa présence déjà importante au Tadjikistan avec la
réouverture des bases de Kulob et Bokhtar. Tadjikistan où les Chinois sont également présents,
quoique pas de manière officielle, pour surveiller cette zone hautement
stratégique (à quelque km de l'Afghanistan ou du Cachemire) et
interdire le retour des djihadistes au Xinjiang.
Cette poussée sino-russe dans l'ex-futur pré carré américain fait évidemment grincer les dents du système impérial dont les think tanks néo-cons tentent, assez maladroitement, d'inventer une rivalité militaire entre Moscou et Pékin (ici ou ici).
Ils ne peuvent néanmoins cacher une réalité dérangeante : la Russie
redevient très prisée en Asie centrale, notamment au Kirghizstan où
Vladimirovitch est plus populaire que les dirigeants locaux. Ca tombe
bien, Bishkek préside cette année l'Organisation de Coopération de
Shanghai et l'Organisation du Traité de Sécurité Collective, dont elle accueillera les sommets.
Quant à la vraie-fausse démission surprise du liderissimo kazakh
Nazarbaïev, elle ne changera rien aux liens étroits d'Astana avec l'ours
et le dragon et pourrait même les renforcer.
Dans ce contexte, Moscou la joue sereine et se permet même de temporiser dans les discussions
sur la multiplication de ses bases à l'étranger, par exemple une
deuxième au Kirghizstan. Vision à la russe, où la qualité prime sur la
quantité : si les Américains sont des joueurs de Monopoly, les Russes
sont des joueurs d'échecs qui avancent leurs pions après mûre réflexion,
veillant à les placer en des endroits stratégiques, sans pour autant
multiplier les risques ni les coûts. Or l'échiquier russe dans le Rimland commence à prendre forme, au grand dam des stratèges du Potomac.
Asie centrale, Syrie, Caspienne, Arménie, Biélorussie, alliances (OCS, 4+1 ou autres), et même la récupération pétrolière du Kurdistan
irakien pourtant fidèle soldat de Washington... La carte des folies
impériales d'il y a vingt ans, publiée plus haut, est désormais caduque.
Ayez pitié de Mackinder, ne lui montrez pas la nouvelle mappemonde
géopolitique.
Publié le 13 Avril 2019
par
Observatus geopoliticus
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