Achtung, achtung, les alarmes retentissent à nouveau dans les corridors du système
impérial. Les stratèges affolés du Washingtonistan se précipitent à leur table
de contrôle global. Interdits, ils fixent un voyant rouge qui ne cesse de
clignoter : Arabie Saoudite. Eh merde... Sur un mur, un écran affiche
la signification première de l'alerte : Pétrodollar en danger.
Avant de continuer le feuilleton, un assez long rappel
est nécessaire. En octobre 2017, dans un article qui fit date, intitulé Seoud
yuanisé ou l'Empire en péril, nous expliquions l'importance colossale (n'ayons pas peur des mots) de la
question :
Il
est de ces répétitions de l'Histoire... Il y a plus de deux ans - sous le titre
Pétrodollar : le début de la fin ? - nous écrivions un billet prémonitoire qui n'a pas pris une
ride :
A Washington, on doit beaucoup
écouter les Doors en ce moment : This is the end, my only friend, the end... Certes, il ne faut pas vendre la peau de l'aigle avant
de l'avoir plumé, mais ce n'est pas vraiment un futur radieux qui se profile à
l'horizon pour l'empire 2.0.
Le
système financier issu de la Seconde guerre mondiale - notamment les prêts en
dollars du FMI ou de la Banque mondiale - assurait l'hégémonie de la monnaie
américaine, permettant aux Etats-Unis de vivre au-dessus de leurs moyens en
faisant financer leur dette par des pays étrangers tenus d’accumuler des
réserves de titres libellés en dollars pour commercer. Ce "privilège
exorbitant" (dixit Giscard) fut encore renforcé en 1973 lorsque Nixon se
mit d'accord avec les Saoudiens pour que ceux-ci vendent leur pétrole
uniquement en billets verts, créant de facto le pétrodollar. L'OPEP suivra deux
ans après. Pour les Etats-Unis, des décennies d'argent facile et de guerres
financées par des pays tiers...
Jusqu'à
ce que ces pays tiers disent stop. Certains d'entre eux du moins. La fronde a
commencé vers la fin des années 2000. En Amérique latine, Argentine et Brésil
décident de commercer dans leurs monnaies respectives, puis c'est au tour de la
Chine et du Brésil, tandis que les pays émergents se rebellent au sein même des
instances du FMI et de la Banque mondiale. Curieusement, Poutine était d'abord
en retrait dans ce mouvement jusqu'à ce que la nouvelle Guerre froide
subséquente à la crise ukrainienne fasse de lui le chevalier blanc de la
dé-dollarisation de la planète. C'est, depuis 2014, une avalanche de défections
auxquelles fait face le billet vert, contrairement à la fable médiatique
hollywoodienne qui voudrait nous faire croire à une "communauté
internationale" réunie autour de l'Occident. Russie, Chine, Brésil,
Argentine, Afrique du Sud, Inde, Turquie, Uruguay, Iran, Equateur, Egypte,
Venezuela, Vietnam, Paraguay, Kazakhstan... tous ces pays ont renoncé au
dollar ou sont en voie de le faire dans leurs échanges commerciaux bilatéraux
au profit de leur monnaie ou de l'or. Pire ! les propres alliés de Washington
(Canada, Corée du sud, Qatar) quittent
le navire et s'en vont sifflotant passer des accords SWAP (échanges de
devises) avec la Chine.
Comme
si cela ne suffisait pas, les BRICS ont décidé au sommet de Fortaleza la
création d'un système
financier parallèle concurrençant le FMI et la Banque Mondiale d'obédience
américaine tandis que la Chine y allait de sa
propre banque personnelle vers laquelle se sont précipités les alliés
intimes de l'oncle Sam (Angleterre, Australie) comme des enfants turbulents
désobéissant au majordome. Il paraît qu'Obama en a interrompu sa partie de
golf...
Une
chose demeurait, stoïque et inébranlable : le pétrodollar. Saddam avait bien tenté de monter une bourse
pétrolière en euros mais il fut immédiatement tomahawkisé. Kadhafi avait lancé l'idée mais les bombes
libératrices de l'OTAN tombaient déjà sur Tripoli avant qu'il ait eu le temps
de passer un coup de fil. Les stratèges américains pouvaient dormir du sommeil
du juste, leurs charmants alliés pétromonarchiques du Golfe resteraient le
doigt sur la couture du pantalon.
Sauf
que... Une info extrêmement importante, donc passée inaperçue dans la presse
française, est sortie il y a quelques jours. La Russie et l'Angola ont
dépassé l'Arabie saoudite comme premiers fournisseurs de pétrole à la Chine.
Chose intéressante d'après les observateurs, c'est le fait que la Russie
(encore ce diable de Poutine !) accepte désormais les paiements en yuans
chinois qui a motivé ce changement tectonique. D'après un analyste, si l'Arabie
veut reprendre sa part de marché, il faudrait qu'elle commence à songer
sérieusement à accepter des paiements en yuans... c'est-à-dire mettre fin au
pétrodollar.
Et
là, cela risque de poser un sérieux dilemme aux Saoudiens : faire une croix sur
leur prééminence pétrolière mondiale ou faire une croix sur le pétrodollar au risque de voir les
Américains le prendre très mal et éventuellement fomenter un changement de
régime.
Y a-t-il un lien avec la visite de haut niveau des Saoudiens à St Pétersbourg la semaine dernière, quelque chose du genre "Cher Vladimir, vous nous protégerez le cas échéant si on change de devise ?" A suivre...
Y a-t-il un lien avec la visite de haut niveau des Saoudiens à St Pétersbourg la semaine dernière, quelque chose du genre "Cher Vladimir, vous nous protégerez le cas échéant si on change de devise ?" A suivre...
On
ne pouvait pas taper plus dans le mille. Octobre 2017 : un économiste de renom
prévoit le remplacement par Riyad du dollar par le yuan, le roi saoudien
effectue une visite historique à Moscou et les Russes vont vendre des batteries
S400 à l'Arabie saoudite.
Carl
Weinberg ne s'est pas souvent trompé dans ses analyses. Aussi, quand il déclare que Riyad est fortement encouragée par Pékin à
lui vendre son pétrole en yuans et prédit que d'ici peu, les Saoudiens
succomberont à la pression, il vaut mieux le prendre au sérieux :
« D'ici deux ans, la demande chinoise en pétrole écrasera la demande
américaine. Je pense que la cotation des cours en yuans est pour bientôt. Dès
que les Saoudiens l'accepteront - comme les Chinois les y contraignent - le
reste du marché [les pétromonarchies, ndlr] suivra le mouvement. »
En
filigrane, l'effondrement du pétrodollar mis en place il y a plus de quarante
ans et pilier du système impérial américain. Les liaisons dangereuses entre Bush Junior et
l'establishment wahhabite, le tendre baiser de Barack à frites sur le royal
arrière-train du Seoud, tout cela n'aura finalement servi à rien...
Ça doit sérieusement grincer des dents le long des corridors néo-cons de
Washington et il n'est pas impossible que quelques plans sur la
"remodélisation" du royaume saoudien soient soudain sortis des
tiroirs. Coïncidence (ou pas), le facétieux Vladimirovitch a justement ironisé
sur la chose lors de la réunion annuelle du Club Vadaï à Sotchi (...)
Est-ce
tout à fait un hasard si, dans ces conditions, Salman a débarqué à Moscou il y
a deux semaines, la première visite officielle d'un monarque saoudien en
Russie. Cela fait des décennies que l'ours et le chameau sont opposés sur à peu près tous les dossiers brûlants de
la planète, le second finançant le djihadisme mondial pour le bénéfice de son
parrain US afin de diviser l'Eurasie et mettre le premier en difficulté. Que
cache donc cette visite historique ?
Au-delà
des nécessaires relations entre ces deux poids lourds du pétrole (accord
OPEP+), le Seoud suit les pas des autres acteurs du Moyen-Orient, délaissés par l'inexorable reflux de l'empire et qui vont
tous rendre visite au nouveau boss de la région. Comme le dit sans ambages Bloomberg :
« Les Israéliens, les Turcs, les Egyptiens, les
Jordaniens - tous prennent le chemin du Kremlin dans l'espoir que Vladimir
Poutine, le nouveau maître du Moyen-Orient, puisse assurer leurs intérêts et
résoudre leurs problèmes. »
Le
Seoud ne fait pas autre chose, allant à Canossa, mangeant son keffieh en
rabaissant très sérieusement ses folles prétentions syriennes (tiens, Assad ne
doit plus partir finalement). Mais il y a peut-être plus, beaucoup plus, et
plusieurs voix (ici ou ici) y décèlent un changement tectonique. Nous en revenons
à notre pétrole yuanisé et à nos S400...
Certains
ont dû avoir le hoquet en lisant qu'après la Turquie, Moscou allait également
vendre son inégalable système anti-aérien à son ex-Némésis wahhabite. On le
comprendrait mieux s'il s'agit de créer un environnement favorable à une
transition saoudienne vers la dédollarisation et la multipolarité eurasienne,
voire d'assurer la future défense du pays face aux réactions hystériques de
l'empire trahi. L'avenir nous le dira...
L'avenir sourit à qui sait attendre et nous n'avons
pas encore la réponse à cette interrogation aux conséquences tectoniques. Mais
si nos petits stratèges de DC la Folle sont en alerte rouge, c'est que la
question revient avec acuité sur le devant de la scène. Riyad vient de menacer Washington d'abandonner la vente de
son pétrole en dollars si le NOPEC passe. Traduction : la fin du pétrodollar,
l'un des principaux piliers de la puissance impériale depuis un demi-siècle.
NOPEC, quézako ? Dans un article au titre quelque peu neuneu - NOPEC,
l'arme de destruction massive de Trump contre l'OPEP - et n'analysant
évidemment pas le désastre stratégique que cela constituerait pour les Etats-Unis,
la presse nous l'expliquait néanmoins clairement il y a quelques mois :
Alors que Donald Trump veut à tout prix
faire baisser les cours du brut, une sous-commission du Sénat va étudier
mercredi la loi Nopec qui aurait pour effet de lever l'immunité souveraine
des Etats membres de l'Opep aux Etats-Unis.
Donald
Trump sera-t-il prêt à tout pour faire baisser les cours du brut ? Le
président américain, qui tente sans succès depuis l'été d'obtenir des pays
membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) qu'ils
augmentent encore davantage leur production afin de faire baisser les
prix, pourrait sortir l'artillerie lourde, selon la presse américaine.
Baptisée
Nopec, la "loi sur les cartels ne produisant et n'exportant pas de
pétrole", va faire l'objet d'une audition ce mercredi 3 octobre
devant le Sénat. Celle-ci modifierait la législation antitrust pour permettre
de poursuivre pour collusion les pays de l'Opep et elle interdirait de
restreindre la production d'hydrocarbures ou d'en fixer les prix. Rejetée
jusqu'ici par Washington soucieux de ménager l'allié saoudien, leader du
cartel, la proposition, régulièrement évoquée ces dix dernières années, serait,
si elle aboutissait, un véritable coup de force des
États-Unis. "L'Opep est la bête noire de Trump qui pourrait soutenir
le Nopec".
Les Saoudiens sont vent debout contre cette loi. Le
mois dernier encore, ils annonçaient l'apocalypse lors de rencontres avec
l'establishment financier de Wall Street. Il semble qu'ils aient maintenant
passé la vitesse supérieure si l'on en croit leur menace d'abandonner le
pétrodollar, "l'option nucléaire" comme elle est surnommée, et auprès
de laquelle "l'arme de destruction massive" si chère à nos petits
binoclards journalistiques fait figure de plaisanterie douteuse. Quand on
connaît le poids de l'or noir, dont le commerce (principalement en dollars
jusqu'à présent) est plus important que celui de tous les métaux bruts
combinés, on comprend la portée de la chose...
Les Chinois sont extrêmement attentifs, eux qui font
chaque jour un peu plus pression sur l'Arabie saoudite pour qu'elle leur vende
son pétrole en yuans. Les Russes n'en perdent pas une miette non plus, l'option
nucléaire saoudienne valant en l'occurrence bien plus que leurs derniers bijoux hypersoniques pourtant redoutables.
Sans surprise, le Deep State US ainsi que le
lobby pétrolier s'opposent résolument au NOPEC qui, néanmoins, fait son bonhomme de chemin et passe l'un après l'autre les
obstacles au Congrès. Car nous touchons là à l'éternelle contradiction
historique entre intérêts nationaux et impériaux. La Rome du dernier siècle de
la République en savait quelque chose, mais ceci est un autre sujet...
Ces Sénateurs et Représentants n'ont certes rien
contre l'omnipotence américaine dans le monde mais ils ont aussi, petit détail
fort incommodant, des électeurs. Eh oui, ces satanés citoyens qui ne
s'intéressent, eux, qu'à leur fin de mois difficile et se fichent comme de l'an
40 des bases US dans le Rimland. On se rappelle qu'en 1992, à la
grande consternation du Deep State, George Bush Senior, le président
qui avait supervisé la chute de l'URSS et pouvait pousser à fond l'avantage de
l'empire, avait été battu par un gringalet nommé Bill Clinton, qui ne faisait
que promettre des jobs. Si l'Etat profond avait évidemment fini par
récupérer ce dernier au bout de quelques années, les néo-cons se sont toujours
mordu les doigts de n'avoir pas su placer un des leurs à la Maison Blanche en
cette période cruciale du début de la décennie 90.
Pour les membres du Congrès, tournés vers la situation
intérieure, l'équation est simple : NOPEC = pétrole moins cher = consommateurs
contents = réélection. Avec, en passant, une petite gifle à l'Arabie Saoudite
en prime, dont l'image dans le public américain est aussi écornée qu'un
parchemin rassis du XIIIème siècle.
Le lobby pétrolier, lui, pense évidemment en sens
inverse : or moins cher = moins de profits. Dans le même wagon, les producteurs
de pétrole de schiste réclament à cor et à cri un baril au-dessus de 70$ pour
couvrir les coûts énormes de la fracturation hydraulique. Quant au Deep
State, il grince des dents en imaginant la fin du financement facile de
ses guerres/bases/invasions/coups d'Etat, marque de fabrique impériale.
S'il y en a un qui doit être assez désarçonné en ce
moment, c'est bien le Donald. Ayant mis un accent sincère durant sa campagne
sur le pouvoir d'achat, il se lâche régulièrement en imprécations twitteresques contre l'OPEP, vilipendant le
cartel pour cause de pétrole cher. D'un autre côté, au-delà même de savoir s'il
a définitivement été drainé par le marais, un président américain peut-il
réellement et sciemment laisser tomber le pétrodollar ? Le NOPEC n'est pas
nouveau et, en leur temps, Bush Junior et Barrack à frites s'y sont tous deux fortement opposés, brandissant carrément la
menace du veto. Si le Donald rêve indéniablement moins de gloire expansionniste
que ses deux prédécesseurs et si son inclination personnelle et politique le
pousserait à soutenir le NOPEC, va-t-il pour autant franchir le Rubicon ? Rien
n'est moins sûr.
A Moscou et à Pékin, on attend la suite du feuilleton
avec impatience. Que le NOPEC passe et que les Saoudiens mettent, pour une
fois, leurs menaces à exécution, et c'est tout l'édifice impérial qui s'effrite,
avec les gigantesques conséquences que l'on sait. Et même si, finalement, les
choses rentrent d'une manière ou d'une autre dans l'ordre à Washington
(torpillage du NOPEC au Congrès par le Deep State, veto présidentiel),
l'épisode restera comme un coup de canif supplémentaire et indélébile à la
majesté du pétrodollar. C'est, à ma connaissance, la première fois que les
Seoud évoquent publiquement la possibilité d'abandonner le dollar. Une
véritable révolution copernicienne devant laquelle Russes et Chinois se
frottent les mains...
Publié le 5 Avril 2019 par Observatus
geopoliticus
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