mardi 16 avril 2019

Vers une réorientation régionale majeure – Le résultat syrien hantera ceux qui ont déclenché cette guerre


Le Moyen-Orient se métamorphose. De nouvelles lignes de faille apparaissent, mais les « faucons » de la politique étrangère de Trump tentent toujours de mettre en scène de « vieux films » dans un nouveau « théâtre ».
Le « vieux film » est pour les États-Unis de « dresser » les sunnites, les États arabes et de les conduire contre l’Iran « le méchant ».
L’équipe Bolton revient à l’ancien scénario de 1996 Clean Break – comme si rien n’avait changé. Des responsables du département d’État ont indiqué que l’allocution du secrétaire d’État Pompéo au Caire, jeudi, avait « prévu de dire à son auditoire (bien qu’il ne puisse nommer l’ancien président) que M. Obama a induit la population du Moyen Orient en erreur sur la véritable source du terrorisme, notamment les causes de l’émergence de L’État islamique. Pompéo insistera sur le fait que l’Iran, un pays qu’Obama a tenté de rallier, est le véritable coupable du terrorisme. Les ébauches du discours incluent également Pompéo suggérant que l’Iran pourrait en apprendre davantage des Saoudiens sur les droits de l’homme et l’État de droit. »
Au moins, ce discours devrait faire ricaner les gens de la région. Dans la pratique, cependant, la ligne de faille régionale est passée à autre chose : Ce n’est plus tant l’Iran. Les États membres du CCG [Conseil de Coopération du Golfe, NdT] ont un nouvel agenda et sont maintenant beaucoup plus soucieux de contenir la Turquie et de mettre un terme à une influence turque qui se répand dans tout le Levant. Les États du CCG craignent que le Président Erdogan, vu la vague émotionnelle et psychologique d’antipathie déclenchée par l’assassinat de Khashoggi, ne mobilise les Frères musulmans récemment redynamisés et les réseaux du Golfe. L’objectif étant de tirer parti des difficultés économiques actuelles du Golfe et de l’érosion générale de toute « vision » plus large du CCG, afin de saper le « système arabe » rigide du Golfe (monarchies tribales). Les « Frères » sont en faveur d’une réforme islamiste douce des monarchies du Golfe – selon des principes tels que ceux que Jamal Khashoggi… préconisait autrefois.
En tout état de cause, les dirigeants turcs sont convaincus que ce sont les Émirats arabes unis (et en particulier MbS) qui sont derrière la construction de la zone tampon kurde et du « complot » contre la Turquie – en collaboration avec Israël et les États-Unis. Il est compréhensible que les États du Golfe craignent aujourd’hui une éventuelle vengeance turque pour avoir ainsi militarisé les aspirations kurdes.
Et la Turquie est considérée (par les États du CCG) comme travaillant déjà en étroite coordination avec la mouvance des Frères musulmans et le Qatar, membre du CCG, pour diviser le Conseil déjà en déliquescence. Cela préfigure un nouveau round des Frères musulmans contre le wahhabisme saoudien pour l’âme de l’islam sunnite.
Les États de la CGG espèrent donc constituer un « front » pour équilibrer la Turquie au Levant. Et à cette fin, ils essaient de recruter le président Assad dans le monde arabe (c’est-à-dire dans la Ligue arabe), et le faire agir, conjointement avec eux, comme un contrepoids arabe de la Turquie.
Le point ici est manifeste : le président Assad est étroitement lié à l’Iran, tout comme à Moscou et la Turquie. Passer en mode iranophobe – comme Pompéo pourrait souhaiter que le CCG le fasse – ne ferait que gâcher le « jeu » anti-Turquie du CCG. La Syrie peut en effet être (à juste titre) sceptique quant aux actions et aux intentions de la Turquie en Syrie, mais du point de vue du président Assad, l’Iran et la Russie sont absolument essentiels pour gérer une Turquie erratique. La Turquie est une préoccupation existentielle syrienne. Et il serait absurde d’essayer d’éloigner le président Assad – ou le Liban ou la Turquie – de l’Iran. Ça n’arrivera pas. Et les pays du CCG ont assez de discernement pour le comprendre maintenant (après leur défaite cuisante en Syrie). La position anti-iranienne du Golfe a vu « son ardeur » fortement baissée (sauf lorsqu’il s’agit de caresser les plumes américaines).
Ils voient clairement que le maître de cérémonie au Levant – la mise en place du nouvel « ordre » régional – n’est pas M. Bolton, mais Moscou, avec Téhéran (et parfois Ankara), qui joue leurs rôles à part égale « de derrière le rideau ».
Vraisemblablement, les services de renseignement américains savent (et les États du Golfe le savent certainement) que, de toute façon, les forces iraniennes ont presque toutes quitté la Syrie (bien que la « connexion iranienne » de la Syrie reste aussi solide que jamais) – même si Pompéo et Israël disent exactement le contraire : qu’ils répriment avec force la « menace » que représente la présence militaire iranienne en Syrie. Peu de gens dans la région le croiront.
La deuxième ligne de faille régionale émergente notable est, de toute évidence, celle qui s’ouvre entre la Turquie et les États-Unis et Israël. La Turquie « comprend » : Erdogan « comprend » très clairement : Washington se méfie maintenant profondément de lui, soupçonne que la Turquie accélère son entrée dans l’orbite de Moscou et de Pékin, et que DC [District of Columbus : Washington NdT] serait heureux de le voir partir – et un dirigeant plus favorable à l’OTAN installé à sa place.
Et Washington doit bien comprendre pourquoi la Turquie se dirige vers l’Est. Erdogan a précisément besoin que la Russie et l’Iran agissent en tant que médiateurs pour tempérer ses relations difficiles avec Damas pour le futur. Erdogan a encore plus besoin de la Russie et de l’Iran pour négocier une solution politique appropriée pour les Kurdes en Syrie. Il a aussi besoin de la Chine pour soutenir son économie.
Et Erdogan est pleinement conscient qu’Israël (plus que les États du Golfe) aspire toujours à l’ancien idéal de Ben Gourion pour un État kurde ethnique – allié d’Israël et assis sur les principales ressources en pétrole – inséré comme le pivot du sud-ouest de l’Asie centrale et du Sud-est : et au flan vulnérable de la Turquie.
Les Israéliens ont clairement exprimé leur soutien à un État kurde au moment de l’échec de l’initiative d’indépendance de Barzani en Irak. Mais Erdogan a simplement, sans aucun doute, dit « jamais » (à Bolton, cette semaine). Néanmoins, Ankara a toujours besoin de la collaboration de la Russie et de l’Iran pour permettre à Bolton de « revenir sur son idée » d’un mini-État kurde en Syrie. Il a besoin de la Russie pour négocier une zone tampon dirigée par la Syrie, plutôt qu’un garrot américano-kurde, sanglé autour de sa frontière sud.
Il est toutefois peu probable que, malgré la menace réelle que l’armement américain des Kurdes représente pour la Turquie, Erdogan veuille vraiment envahir la Syrie – bien qu’il la menace – et bien que les « conditions » de John Bolton puissent finir par ne laisser à la Turquie aucune autre option que de le faire. Erdogan comprend qu’une invasion turque désordonnée de la Syrie ferait tomber en chute libre la Livre turque, déjà en équilibre délicat.
Cependant… La Turquie, la Syrie, l’Iran et la Russie veulent tous maintenant que l’Amérique quitte la Syrie. Et pendant un moment, il semblait que cela pourrait se dérouler sans heurts après que Trump eut acquiescé aux arguments d’Erdogan, lors de leur célèbre appel téléphonique. Mais alors, le sénateur Lindsay Graham s’est mis à rechigner (sur fond de hurlements d’angoisse en masse émanant des groupes de réflexion de la politique étrangère du Beltway [Beltway : Le monde politique de Washington, DC, y compris les titulaires de charge publique fédérale, les lobbyistes, les consultants et les commentateurs des médias NdT]). Bolton a fait marche arrière, en subordonnant le retrait américain de la Syrie à des conditions (qui ne semblaient pas conçues pour être remplies) et en ne fixant aucun délai précis. Cela n’a pas amusé le président Erdogan.
Il devrait être évident maintenant que nous entrons dans une refonte régionale majeure : Les États-Unis quittent la Syrie. La tentative de Bolton d’annuler le retrait a été rejetée. Et les États-Unis, en tout état de cause, ont perdu la confiance des Kurdes du fait de la déclaration inédite de Trump. Les Kurdes sont maintenant tournés vers Damas, et la Russie fait office de médiateur pour un règlement.
Cela peut prendre un certain temps, mais les États-Unis s’en vont. Les forces kurdes (autres que celles liées au PKK) sont susceptibles d’être assimilées à l’armée syrienne, et la zone « tampon » ne sera pas dirigée contre la Turquie, mais sera un mélange d’armée syrienne et d’éléments kurdes – sous commandement syrien – mais dont la conduite générale envers la Turquie sera surveillée par la Russie. Et l’armée syrienne débarrassera, en temps voulu, Idlib du retour d’Al-Qaïda (HTS) [Organisation de Libération du Levant, groupe djihadiste : NdT].
Les États arabes regagnent leurs ambassades à Damas – en partie par crainte que le fouet de la politique américaine, sa polarisation radicale et sa propension à être totalement ou partiellement « contrariée » par l’État Profond – ne laisse le Golfe « orphelin » à tout moment. En effet, les pays du CCG se « couvrent » contre ce risque en essayant de reconnecter une sphère arabe divisée, et de lui donner un nouveau « but » et une nouvelle crédibilité – comme un équilibre contre la Turquie, le Qatar et les Frères musulmans (l’ancien ennemi de la Syrie).
Et pourtant – il reste encore une autre strate à ce calcul, comme le décrit Elijah Magnier, journaliste expérimenté du Moyen-Orient :
« En effet, le Levant revient au centre du Moyen-Orient et de l’attention mondiale dans une position plus forte qu’en 2011. La Syrie possède des missiles de précision avancés qui peuvent frapper n’importe quel bâtiment en Israël. Assad dispose également d’un système de défense aérienne dont il n’aurait jamais pu rêver avant 2011 – grâce à la violation continue de son espace aérien par Israël et son mépris de l’autorité russe. Le Hezbollah a construit des bases pour ses missiles de précision à longue et moyenne portée dans les montagnes et a créé un lien avec la Syrie qu’il n’aurait jamais pu établir – sans la guerre. L’Iran a établi une fraternité stratégique avec la Syrie, grâce à son rôle dans la défaite du plan de changement de régime.
Le soutien de l’OTAN à la croissance de I’EI a créé un lien entre la Syrie et l’Irak qu’aucun lien musulman ou baasiste n’aurait jamais pu créer : L’Irak a carte blanche pour bombarder des sites de l’EI en Syrie sans l’accord des dirigeants syriens, et les forces de sécurité irakiennes peuvent entrer en Syrie chaque fois qu’elles le jugent nécessaire pour combattre l’EI. L’axe anti-israélien n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. C’est le résultat de la guerre de 2011-2018 imposée à la Syrie. »
Oui, il s’agit de la troisième des lignes de faille émergentes : celle d’Israël d’une part, et d’autre part la réalité émergente dans le nord de la Syrie – une ombre qui est revenue hanter les premiers instigateurs de la « guerre » pour détruire la Syrie. Depuis, le Premier ministre Netanyahou a mis tous les œufs israéliens dans le « panier » de la famille Trump. C’est la relation de Netanyahou avec Trump qui a été présentée en Israël comme étant le véritable « pacte du siècle » (et non celui des Palestiniens). Pourtant, lorsque Bibi s’est plaint avec force du retrait américain de la Syrie (laissant la Syrie vulnérable, affirme Netanyahou, à une installation iranienne de missiles intelligents), Trump a répondu sans hésitation que les États-Unis donnent 4,5 milliards $ par an à Israël, « Tout ira bien », a rétorqué Trump.
En Israël, cela a été considéré comme une gifle inouïe au visage du Premier ministre. Mais les Israéliens ne peuvent qu’admettre qu’ils ont une part de responsabilité dans la création des circonstances dont ils se plaignent aujourd’hui haut et fort.
C’est l’essentiel : Les choses ne se sont pas déroulées comme prévu : L’Amérique ne dessine pas le nouvel « ordre » levantin – Moscou le fait. Et le mépris flagrant et continu d’Israël pour les intérêts de la Russie dans le Levant, d’abord exaspérée, a finalement poussé le haut commandement russe à déclarer le nord du Moyen-Orient zone d’exclusion aérienne présumée pour Israël. Il s’agit d’un revirement stratégique majeur pour Netanyahou (et les États-Unis).
Et enfin, c’est ce schéma répétitif de déclarations faites par le président américain sur la politique étrangère qui sont alors presque par hasard contredites, ou « conditionnées », par une partie ou l’autre de la bureaucratie américaine, qui pose à la région (et au-delà) la question à soixante-quatre mille dollars [Jeu télévisé ou chaque bonne réponse double la mise, NdT]. Il s’agit clairement d’un président isolé, les fonctionnaires vident ses déclarations de force exécutoire (jusqu’à ce que la bureaucratie américaine les approuve ou les nie par la suite). Cela rend Trump presque insignifiant (pour ce qui est de la définition de la politique étrangère).
S’agit-il donc d’un processus furtif – sciemment arrangé- pour retirer progressivement Trump du pouvoir ? Un siphonnage de ses prérogatives présidentielles (ne le laissant que comme un Twittereur turbulent) – réalisé, sans toutes les perturbations et le désordre, pour le démettre officiellement de ses fonctions ? Nous verrons bien.
Et la suite ? Eh bien, comme le fait remarquer Simon Henderson, personne n’est sûr – tout le monde se pose la question :
« Qu’en est-il de la longue tournée du secrétaire Pompéo au Moyen-Orient ? La réponse courte est qu’il essaie de vendre/expliquer la politique du Président Trump “nous quittons la Syrie” à des amis de l’Amérique… Amman, Jordanie ; Le Caire, Égypte ; Manama, Bahreïn ; Abu Dhabi, Émirats Arabes Unis (EAU) ; Doha, Qatar ; Riyad, Arabie Saoudite ; Muscat, Oman ; Kuwait City, Koweït. Waouh, même avec son propre jet et sans soucis d’immigration, c’est un itinéraire épuisant… Le fait qu’il y a maintenant huit arrêts en huit jours, reflète probablement la quantité d’explications qu’il faut faire. »
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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