Le tueur de Sousse aurait agi seul. Et a eu le temps d'abattre 38
personnes avant que les forces de l'ordre arrivent sur place, au bout de
quarante minutes. Fragilisé par des luttes de clans, noyauté à mort par EnnahDaech, le Ministère de
l'Intérieur doit-il remettre à plat toute son organisation afin de servir le pays au lieu de servir les terroristes ?
Les services de renseignements ont été
particulièrement défaillants, car il est désormais établi que Seifeddine Rezgui,
le tueur de Sousse, avait été en relation avec Yassine Abidi, l’un des
assaillants du musée du Bardo, en mars. Les deux hommes ont suivi un
entraînement militaire dans un camp jihadiste, à Sabrata, en Libye, fin
2014. Et, le matin de l’attentat de Sousse, à 6 h 40, Rezgui a posté
sur son compte twitter un message sans équivoque annonçant une ghazoua
(« un assaut ») contre les mécréants.
Les rats infestent le Ministère de l'Intérieur. Une dératisation s'impose |
Les premiers agents armés parvenus sur place ont été deux gendarmes
de la garde nationale maritime, qui ont accosté sur la plage en zodiac.
Ils avaient été alertés par les animateurs de la base nautique de
l’hôtel, mais ne disposaient pas de gilets pare-balles. Ils n’étaient
munis que de deux armes de poing et n’avaient presque pas de munitions
(quatre balles, selon les témoins, qui affirment en outre qu’une des
deux armes était enrayée). Apeurés, ils n’ont pu que prévenir leur
hiérarchie. Ils étaient d’ailleurs dans l’impossibilité juridique
d’intervenir, car les plages, situées en zone urbaine, sont sous la
juridiction de la police.
Et personne ne prévient… la brigade nationale d’intervention rapide !
Dès les premières rafales, le personnel de l’hôtel a composé le 197,
le numéro d’urgence. L’appel, enregistré au standard, a été répercuté,
comme le veut la procédure, à la salle des opérations du ministère de
l’Intérieur. Lequel – nous y reviendrons – aurait dû en informer
immédiatement la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN). Ne
voyant arriver aucun secours, après de longues minutes de terreur, le
personnel téléphone à Zohra Driss, la directrice de l’établissement, qui
se trouvait alors à Tunis. La femme d’affaires, qui est par ailleurs
députée du parti présidentiel, Nidaa Tounes, prévient directement
Mohamed Najem Gharsalli, le ministre de l’Intérieur, sur son portable.
L’information parvient enfin à un responsable. Gharsalli réagit
immédiatement. Il alerte Khaled Smati, le chef du district régional de
la police de Sousse, qui rassemble ses hommes et part à la poursuite du
tueur. Rezgui a vidé tous ses chargeurs mais transporte une bombe
artisanale. Il est criblé de balles de revolver. Dans la confusion
ambiante, ni le ministre ni Smati n’ont songé à prévenir la Bnir…
Comment expliquer cette cascade de défaillances ? Le flottement à la
tête de la Direction générale de sûreté nationale y a-t-il contribué ?
Ce poste de commandement stratégique est vacant depuis le 6 mars, date
du limogeage d’Imed Ghodhbani. À l’époque, son non-remplacement avait
été justifié par un souci de cohérence : le poste de directeur général
de la sûreté nationale (DGSN) « doublonnait » avec celui de Rafik
Chelly, le secrétaire d’État à la Sûreté nationale.
Ancien collaborateur de Habib Bourguiba et ancien chef de la Garde
présidentielle (entre 1984 et 1987), Chelly, 71 ans, devenu l’homme fort
du ministère, souhaitait raccourcir les circuits de décision pour
gagner en efficacité dans la lutte antiterroriste. « Le secrétaire
d’État peut-il être au four et au moulin ? s’interroge un expert des
questions de sécurité. Peut-il rester constamment sur la brèche, comme
doit l’être le DGSN, et en même temps coordonner l’action de la police,
de la Garde nationale et de la protection civile [les pompiers] ? »
« Depuis "la révolution", le ministère de l’Intérieur a été totalement désorganisé »
Certes, une telle configuration a déjà existé par le passé. Zine
el-Abidine Ben Ali, dans les années 1980, et Mohamed-Ali Ganzoui, à la
fin des années 1990 puis entre 2005 et 2006, ont cumulé les deux
fonctions. « C’était une autre époque, et la machine sécuritaire
tournait sans encombre, poursuit notre source. Depuis la révolution, le
ministère de l’Intérieur a été totalement désorganisé. Les effectifs ont
augmenté, et la menace terroriste a changé de nature. Désormais, la
Tunisie est en guerre contre Al-Qaïda et Daesh. »
Une remise à plat de l’organigramme du ministère de l’Intérieur
paraît inévitable, ne serait-ce que pour rassurer les partenaires de la
Tunisie. Il y a urgence : les enquêteurs britanniques dépêchés à Sousse
après la tuerie ont procédé à un audit global. Leurs conclusions sont
sans appel.
Très critiqué après le double fiasco du Bardo et de Sousse, Habib
Essid, le Premier ministre, a laissé entendre que des changements
étaient imminents. Reste à savoir lesquels. Le choix des hommes
s’apparente à un dilemme, car le ministère de l’Intérieur est le théâtre
d’une véritable lutte des clans. Elle ne serait pas étrangère au
non-remplacement d’Imed Ghodhbani, écarté alors qu’il n’avait pas
démérité. L’usage veut en effet que le DGSN soit choisi parmi les plus
anciens directeurs généraux du ministère de l’Intérieur. En mars, deux
hommes que tout oppose faisaient figure de prétendants crédibles : Samir
Tarhouni, nommé directeur général de la formation en octobre 2013, et
Atef Omrani, nommé à la tête des services spécialisés (les
renseignements) trois mois auparavant. Tarhouni est une légende de la
police. Ancien commandant de la BAT, la Brigade antiterrorisme, c’est un
professionnel aguerri, à l’autorité naturelle. Mais il n’appartient à
aucun clan et on le dit « ingérable ».
Omrani, lui, suscite bien des interrogations. En quatre ans, ce
simple chef de district (à Bab Bhar, un quartier de Tunis) est devenu
directeur général au ministère de l’Intérieur avec l’aide d’Ali
Larayedh, l’ancien Premier ministre, aujourd’hui secrétaire général du
parti islamiste Ennahdha. Son maintien à ce poste sensible après
l’alternance de 2014 demeure une énigme pour beaucoup d’observateurs.
Les doutes que suscitent son parcours et son bilan controversé – il n’a
pas réussi à empêcher la vague d’assassinats politiques en 2013 –
rendent difficilement envisageable son éventuelle nomination à la DGSN.
À en croire des sources bien informées, plusieurs options seraient
aujourd’hui à l’étude. Le nom de Tarhouni circule. Il se murmure que
certains cadres de l’époque Ben Ali, comme Ali Seriati ou Taoufik
Dimassi, pourraient être rappelés. Autre possibilité : la création d’une
structure opérationnelle autonome, une direction générale de
l’antiterrorisme, qui centraliserait la collecte d’informations et
organiserait la riposte, regroupant les services de renseignements de la
police et ceux de la Garde nationale ainsi que les forces d’élite de
ces deux corps, la BAT et l’Unité spéciale de la Garde nationale (USGN),
son équivalent paramilitaire.
Pour donner l’alerte, en cas de fusillade ou de prise d’otage, le
citoyen qui compose le 197 est basculé sur le standard du secteur de
police le plus proche. Celui-ci prévient alors la salle des opérations
de la sûreté nationale, qui fait remonter l’information au DGSN.
Celui-ci informe son subordonné, le directeur général des unités
d’intervention, qui ordonne à la direction de l’antiterrorisme de
déployer la Brigade nationale d’intervention rapide (Bnir), et,
éventuellement, la Brigade antiterrorisme (BAT).