C’est un vrai, un excellent article, plein d’une
nostalgie teintée d’amertume, de désenchantement sans véritable rancune,
de conviction d’une époque de la fin des Temps qu’il faut affronter
avec une sorte de fatalisme qui n’est pas exempt d’une lucidité
courageuse, – qu’on se plairait, malgré tout cela, malgré ce poids
terrible, à croire féconde... Et tout cela, fait rarissime, de la plume
d’un Américain, chroniqueur certes semi-“dissident” mais de si bonne
réputation...
Tom Engelhardt parle du déclin et de la chute des USA, cette formation
fédérale avec comme ambition de se détacher du monde perverti dominé
par l’Europe, et qui s'est transformée en une “énigme” (Conendrum)
en devenant dominatrice faussaire d'un soi-disant “empire” et
imposteuse de son rôle, cette énorme ‘hyperpuissance’ de papier mâché
et remâché qui enseigne au monde la corruption, la perversion et
l’inversion. Mais il nous dit aussi, Engelhardt, et fort justement, que
le déclin et la chute des USA ne se font pas comme l’histoire nous a
accoutumé à voir de la chute d’un Empire, – disant ainsi que l’Amérique
n’est pas “empire” au sens historique du mot, – et qu’ainsi, c’est
l’Histoire qui est entrée en jeu, – c’est-à-dire la métahistoire, – et
que c’est la fin des USA mais aussi la fin d’à peu près tout le
reste, l’ensemble formant une civilisation qui est devenue le côté
sinistre et sombre d’elle-même, invertie, véritable
contre-civilisation.
Engelhardt se souvient avec nostalgie des années 1950, avec ses parents
qui avaient affronté l’affreuse Grande Dépression et qui voyaient
avec bonheur la Grande République s’en remettre, se relever, et
s’affirmer comme le “modèle” du monde nouveau, – le monde nouveau
enfanté
par le Nouveau-Monde. L’Amérique d’alors, industrieuse, bâtissant
usines et infrastructures, fournissant à chacun l’American Dream
clef-en-mains avec les maisons individuelles mais strictement
standardisées. Engelhardt n’exerce pas sa verve critique à ce point,
bien
qu’il le devrait parce que ce “renouveau”-là, post-Grande Dépression,
n’était qu’une étape de plus sur cette même voie à l’extrême de
laquelle nous nous trouvions, un simulacre de plus. Il est tout à sa
nostalgie de ses jeunes années et de l’ardeur de sa famille... Cela se
conçoit et désarme la critique du lecteur informé.
Mais laissons les parents disparus à la nostalgie de leur fils, en
étant heureux pour eux qu’ils n’aient pas vécu ce qui se passe
aujourd’hui au cœur de l’American Dream, et revenons à
l’artiste du chroniqueur. Toute nostalgie bue, donc, Engelhardt enchaîne
sur
la question de la force militaire et des guerres, ce par quoi,
principalement, Washington-Système affirme maintenir l’hégémonie
complète des
USA sur le monde. Engelhardt s’étonne : cette puissance sans rivale n’a
effectivement pas de rival, ni même de rivaux en formation. Il
expédie un peu vite la Russie et la Chine comme puissances per se
mais note très justement, – selon les mots même de Poutine et des
dirigeants chinois, – qu’aucune d’entre elles deux n’entend assurer une
hégémonie concurrente de celle des USA. Simplement, ces deux
puissances ne veulent plus supporter la prétention hégémonique mondiale
des USA, repoussant d’ailleurs ce concept d’“hégémonie mondiale”
puisque partisanes d’un monde multipolaire, et entendent par contre
assurer une hégémonie régionale en accord avec leur niveau de puissance,
pour assurer leur sécurité. En d’autres termes, la puissance militaire
US n’a pas de rivale hégémonique mondiale ; et pourtant, voyez
combien cette position et cette prétention conduisent à l’échec, à une
sorte d’“impuissance de la puissance”, marquée par l’extraordinaire
succession d’échecs des forces US depuis 9/11.
Il y a eu, explique Engelhardt, un changement radical dans la
méthodologie et la faisabilité au sens propre du mot de “la guerre”. Au
fond
des choses et si l’on veut s’en tenir à la puissance des armes qui est
tout de même la condition de la faisabilité de la guerre, il est
arrivé ceci que la puissance des armes a dépassé la possibilité d’une
guerre livrée sans restriction comme elle doit l’être selon le
“déchaînement de la Matière”, les guerres déstructurantes
révolutionnaires, et déstructurantes/dissolvantes de la stratégie US de
la guerre
d’attrition par anéantissement. Dans ce cas de l’art de la guerre porté
au niveau de la science d’anéantissement de la guerre, la guerre
devint impossible, parce que la puissance désormais disponible
signifiait l’extinction de l’espèce, la fin de toutes les guerres,
l’anéantissement de tous les acteurs...
Cette impasse pouvait être gérée à deux (URSS et USA) parce que cette
responsabilité partagée engageait la nécessité d’une approche
rationnelle du problème par le seul fait d’un équilibre, d’une
“complexité objective” à établir entre les deux. Lorsque l’URSS
disparut, les
USA se trouvèrent seuls tributaires de cette responsabilité, qu’ils
évacuèrent aussitôt, – leur exceptionnalisme et l’inculpabilité
de leur psychologie les en dispensent. Autrement dit, il n’y eut plus
de responsabilité pour cette situation
de puissance dépassant la possibilité d’une guerre, alors que par
ailleurs les USA, justement assurés de cette “puissance” dont ils ne
distinguaient plus la paradoxale impuissance où elles les mettaient, se
lancèrent dans une série ininterrompue d’actions agressives et
bellicistes ouvertes où ils ne connurent que l’échec. Certes “la
puissance militaire US n’a[vait] pas de rivale hégémonique mondiale”,
s’enorgueillissaient-ils, mais simplement parce que personne ne veut de
cette hégémonie mondiale impliquant une responsabilité insoluble
d’une “puissance produisant de l’impuissance”.
Le Pentagone, avec les amis du complexe militaro-industriel, avaient
leurs réponses : le technologisme, la course aux technologies
avancées, qui promettaient un peu moins de puissance pour bien plus de
précision, d’identification, de frappes chirurgicales, – etc., autant
d’expressions qu’il y a de ces wonder weapons. Les USA n’ont jamais vraiment brillé dans l’ambition d’une diminution contrôlée de
la puissance pour ajuster les moyens aux buts. L’opération du technologisme avancé ajusté à la nécessité d’une moindre
puissance tout en conservant l’hégémonie de la puissance s’est
avérée absolument catastrophique, notamment au niveau de la tâche
impériale de rallier “les cœurs et les esprits” de ceux que l’on
soumet, pour en faire des vassaux consentants et actifs, et bientôt des
collaborateurs dans le bon sens du mot jusqu’à devenir de véritables
“citoyens impériaux”. (Ce qui fit le génie de Rome dans
l’administration de son immense empire fut l’extension progressive de
la citoyenneté romaine devenant ainsi “citoyenneté impériale”, peu à
peu dans les conquêtes successives, jusqu’à l’accorder universellement à
tous les citoyens libres de l’Empire, – édit de l’empereur
Caracalla, en 212. Seul l’activisme chrétien, pénétrant l’Empire comme
font les termites, en l'investissant à son avantage, affaiblit cet
ensemble si bien structuré jusqu’à ce que l'antique et glorieuse Rome
succombât d'elle-même devant les poussées des “barbares”... C’est,
dans tous les cas, entre les diverses thèses sur l’énigme de la chute
de l’empire romain, celle
qui nous convient le mieux par rapport à notre rangement des choses.)
Avec l’exemple des drones, Engelhardt démontre aisément l’échec de
cette tentative qui produit l’effet inverse à celui qu’on
recherche : l’Empire est sans cesse sur la défensive agressive face aux
territoires qu’il domine pourtant de toute sa puissance,
toujours en armes pour réprimer ce qui doit l’être et ce qui devra sans
doute l’être à tout hasard, infectant ses pays sous influence de ses
pratiques culturelles à sens unique, de ses paranoïas, de ses
obsessions, de ses frustrations sans fin et de son hybris
par-dessus
tout, rejetant ce que les vassaux pourraient lui apporter, – et
bombardant, bombardant et encore bombardant, – toutes ces bombes
chargées
d’hybris en même temps que de phosphore, napalm et autres
gâteries... Bref, une caricature invertie d’Empire, un anti-Empire ;
et le drone, finalement à son image : s’il est système de précision
pour tuer, il produit l’effet inverse à celui qu’on en entend par
l’inversion exceptionnellement précise de ses effets psychologiques.
En face de ce travail intelligent et détaillé de Engelhardt sur l’échec
pseudo-paradoxal de la “puissante impuissante” des USA s’impose
comme une sorte de caricature ou de satire invertie, à quelques heures
de publication de son article et sans qu’il en soit informé bien
entendu, le document sur la stratégie-2015 du Pentagone, le précédent
datant de 2011. Ce document est risible, loufoque, d’une bassesse de
jugement inimaginable, incroyables, document prétendant à la stratégie
universelle d’un “empire” basé sur des narrative effrayantes
d’obligations déterministes et mille fois démontrées dans leur complète
fausseté (l’“attaque” russe de l’Ukraine, cet énorme bobard comme un
cadavre empaillé dans leur armoire qu’il faut pourtant respecter par déteminsme-narrativiste) ; ou sur des montages des USA qui ont évidemment échappé aux USA (Daesh, dont le
destin depuis sa naissance est largement détaillé par les documents de la DIA déclassifiés
récemment, destin fabriqué par les USA de bout en bout, comme pour
mieux pouvoir lui glisser des mains). La
décrépitude grotesque de la pensée militaire aux USA est sans doute le
plus grand échec parmi ceux que déplore Engelhardt, pour autant de
raisons qu’on veut et aussi, il faut le souligner, à cause de la
fatigue qu’il procure aux pauvres experts-Système qui sont plus que
jamais obligés de faire une appréciation sérieuse de cette chose, de la considérer comme “pour-du-vrai”, comme on disait, nous
souvient-il, dans une cour de récréation du temps d’avant la postmodernité des banlieues et le mélange intime de la théorie des
genres.
Prenons la peine d’accorder tout de même quelque place à la nouvelle,
telle que donnée par RT-français à cause de l’intérêt qu’elle éveille
chez les Russes, le 2 juillet 2015...
«Le Pentagone a placé la Russie au niveau de l’Etat Islamique dans
son nouveau document de Stratégie militaire nationale où Washington a
énuméré les plus grandes menaces à la sécurité internationale. [...] Le
document indique que les Etats-Unis peuvent recourir à la
force non seulement pour protéger leurs propres intérêts, mais aussi
pour contrer ceux qui lancent un défi au droit international. Selon le
Pentagone, ces derniers sont “des États révisionnistes” tels que la
Russie, l’Iran, la Chine, la Corée du Nord et les organisations
extrémistes, telles que l’Etat Islamique. [...}
»... Le Pentagone accuse aussi la Russie de “ne pas respecter pas
la souveraineté de ses voisins”. “Les militaires russes minent la
sécurité régionale”, affirme le ministère américain de la Défense. [...] Ce
n’est pas la première fois que les Etats-Unis mettent
au même niveau la Russie et les terroristes. Ainsi, en septembre
dernier, le président américain Barack Obama a déclaré devant
l'Assemblée
générale de l'Onu : “L'agression russe en Europe rappelle une époque où
les grandes nations piétinaient les petites pour poursuivre des
ambitions territoriales. La brutalité des terroristes en Syrie et en
Irak nous force à regarder au cœur des ténèbres”.»
Le sérieux du document “stratégique” est en effet authentifié par les
confidences de John Kerry à Sergueï Lavrov dont nous avons rapporté
quelques péripéties. Voici donc ce que pensait le secrétaire d’État,
par anticipation de l’automne 2014, du document à venir du Pentagone
dont il ne savait évidemment rien, sur sa classification des grands
ennemis stratégiques des USA que lui-même connaissait et raillait pour
Lavrov... On peut suivre quelques dédales de cette affaire dérisoire,
qui situe le dérisoire similaire de la susdite “pensée stratégique”,
le 25 septembre 2015 à propos du
discours d’Obama, le 29 octobre 2014, et surtout le 20 novembre
2014, notamment avec cet extrait :
«Parlant de ce fameux discours de l’ONU et de ce non moins fameux classement, Lavrov a expliqué aux députés [russes] qui
l’auditionnaient qu’il avait demandé des explications à Kerry, le
secrétaire d’État, lors d’une de leurs rencontres récentes :
“qu’est-ce c’est donc que cette affaire de mettre la Russie en deuxième
menace mondiale, après Ebola et avant ISIS ?” La réponse de Kerry
fut, selon Lavrov, du type “aucune importance”, ou bien “n’en tenez
aucun compte”, ou bien “ce truc n’a aucun intérêt ni aucune
signification” – selon l'humeur qu’on en a. ‘Sputnik’, du 19 novembre 2014, rapporte : “[Kerry] said: ‘Don't pay any attention’”. ‘Russia Today’ (RT) du 19 novembre 2014 donne une autre traduction (en anglais)
pour aboutir au même propos : “[Kerry] answered, ‘Pay it no mind’”.»
Le document Stratégie-2015 du Pentagone ? «Don’t pay any attention», «Pay it no mind’”»... Il existe une disparité si
extraordinaire, si grotesque entre la vérité de la situation et la torture épouvantable que le déterminisme-narrativiste
fait subir à la “réalité” du monde qu’il nous semble que nous sommes
dans une zone de l’activité intellectuelle où l’on est à chaque instant
guetté par un point de rupture psychologique. Il est
vrai, il devrait être acté et bien compris, que des personnalités de
haut rang, exerçant des fonctions opérationnelles importantes, savent
exactement ce qu’il en est. Si le commandant de la Direction du
Renseignement Militaire (DRM) français expose, “comme en passant”,
la vérité de la situation ukrainienne et de l’activité des Russes, l’on
peut être assuré que la hiérarchie militaire et les divers
composants et réseaux proches d’elle en sont informé et n’y voient
guère d’objections à faire. Cela se sait et cela se dit, y compris dans
les restaurants de Bruxelles, et cela finit par peser d’un sacré poids.
Même le président-poire en perd quelques gouttes de transpiration
présidentielle en cet épisode caniculaire à la gloire de
l’Europe-de-Bruxelles dont on sait que le berceau n’est rien de moins
que du type
dit-Platon-sur-l’Acropole.
Certes, on dira que ce refus de la vérité du monde par la puissance
(les USA, avec délégation du bloc BAO) qui affirme en être la porteuse
et la garante à la fois n’est qu’un aspect de son destin decline-and-fall,
mais nous estimons qu’il est le plus caractéristique, le
plus effrayant et le plus profond. Cet aspect nous semble comme avoir
un air de finalité pour le destin de l’“empire”, mais à condition de
considérer que l’“empire” c’est bien plus que l’“empire“...
C’est-à-dire, bien entendu, que son destin est le nôtre, irrésistible et
inarrêtable, nous qui avons tant aimé ce truc de carton-mâché et de
papier-pate. Cela nous ramène à notre vieux complice Engelhardt :
Eh, Engelhardt, qu’en est-il du destin de la planète Terre ?
Dans son article, dans l’introduction, se trouvaient posées quelques questions d’importance ...
Ainsi rejoignons-nous à la fois une thèse qui nous est chère, à la fois
une conclusion que nous pourrions apporter à cette thèse telle que
nous l’interprétons, confortant ainsi l’idée que nous sommes au terme
d’un cycle. Il s’agit notamment, pour la facilité de nos références,
de la thèse d’Arnold Toynbee sur la succession des civilisations, à
laquelle nous nous référons régulièrement et que nous complétons en
affirmant catégoriquement l’idée effleurée par Toynbee que notre
civilisation, qui n’a plus de sens et qui aurait dû être remplacée par
une
autre (une nouvelle) civilisation née de son propre sens, empêche cette
régénération de l’essentiel, – une civilisation se distingue d’abord
par le sens qu’elle propose à la vie collective, – par la surpuissance
développée par le biais du technologisme, avec la communication comme
appoint, interdisant à toute autre forme de civilisation de se
développer. (Voir notamment sur cette thèse du
27 juillet 2002> au 15 octobre 2013 et 14 novembre 2013.)
Bien évidemment, plus les évènements progressent, plus les thèses sur
l’aspect eschatologique de la catastrophe civilisationnelle que nous
sommes en train de vivre se confirment dans leur diagnostic final selon
leurs diverses composants et variantes, selon leurs divers points de
vue, plus secondaires deviennent ces composants, variantes et divers
points de vue qui forment les explications ou tentatives d’explication
du déroulement du phénomène (le “comment ?”), et plus se dessine la
question fondamentale de la Cause Première de ce destin (le
“pourquoi ?”). “Quelque chose est en train de se produire sur la Planète Terre”, observe justement Engelhardt, – et
nous insistons sur le “en train de se produire” car c’est bien là notre thèse substantivée dans l’idée de l’effondrement du Système, – en
cours, sans que ne sachions comment, et sans même qu’il soit nécessaire que nous sachions comment. Il est donc peu utile de
passer de son temps avec le “comment ?” en cours pour briller dans les séminaires ou alimenter les divers fora
de lecteurs,
pour mieux nous immerger dans l’enquête sur le “pourquoi ?”, pour
remonter vers elle par la filière de la description métahistorique
des évènements et par ces filières remonter le flux du temps passé d'où
vient l'enseignement du fondement des choses.
Les évènements peuvent être perçues différemment mais les psychologies
sont déjà imprégnées de l’inéluctabilité de la chose. “Préparez-y
vous”, complète encore Engelhardt, et nous ne voyons pas de meilleure
voie intellectuelle (pour la résistance dans la communication, le
choix est simple et pour notre compte, déjà fait) de nous “y préparer”
qu’en abordant cette question de la Cause Première de cette
catastrophe. Pour notre compte, comme le savent nos lecteurs, cette
question, nous l’avons profondément à l’esprit et nous l’abordons autant
que faire se peut dans le flot des évènements courants en les référant
aux grandes structures cosmiques que nous jugeons distinguer dans la
tradition du monde ; elle est évidemment métaphysique, de l’ordre du
spirituel et avec le privilège unique de ces temps exceptionnels
d’affecter directement tous les aspects du phénomène cosmique où nous
figurons parce que ce phénomène est directement le cadre de notre vie
présente.
Source : http://www.dedefensa.org/