Pour Emmanuel Todd, l’Europe est en train de se scissionner par le milieu: nord contre sud. Si
son intransigeance insupporte une partie des opinions publiques
européennes, Alexis Tsipras s’est gagné en retour la sympathie de
nombreux supporters par-delà ses frontières nationales. Par empathie
pour le petit peuple grec, qui ploie sous des mesures d’austérité jugées
scélérates? Sans doute. Mais n’incarnerait-il pas, aux yeux de ceux qui
l’admirent, quelque chose de plus vaste, qui ressemblerait au combat
d’un David, fort de son histoire et de sa culture, face au géant Goliath de Bruxelles, convaincu que la Raison est la faculté de l’unité?
Nous
avons questionné l’historien, démographe et anthropologue français
Emmanuel Todd, auteur, notamment, de L’Invention de l’Europe (Seuil):
essai dont il espérait «qu’il permettra à certains européistes de sonder
l’épaisseur anthropologique des nations».
Comment analysez-vous le psychodrame grec ?
Ce
qui me frappe, c’est que l’Europe à laquelle on a affaire n’est plus
celle d’avant: c’est une Europe contrôlée par l’Allemagne et par ses
satellites baltes, polonais, etc. L’Europe est devenue un système
hiérarchique, autoritaire, «austéritaire», sous direction allemande.
Tsipras est probablement en train de polariser cette Europe du nord
contre l’Europe du sud. L’affrontement, il est entre Tsipras et Schäuble
(le ministre allemand des Finances, NDLR). L’Europe est en train de se
scissionner par le milieu. Au-delà de ce que disent les gouvernements,
je suis prêt à parier que les Italiens, les Espagnols, les Portugais…
mais aussi les Anglais ont une immense sympathie pour Tsipras.
Un clivage nord-sud plutôt que gauche-droite?
Observez
l’attitude des sociodémocrates allemands: ils sont particulièrement
durs envers les Grecs. Tout le discours des socialistes français,
jusqu’à très récemment, consistait à dire: «On va faire une autre
Europe, une Europe de gauche. Et grâce à nos excellents rapports avec la
social-démocratie allemande, il va se passer autre chose»… Je leur
répondais: «Non, ça va être pire avec eux!» Les socio-démocrates sont
implantés dans les zones protestantes en Allemagne. Ils sont encore plus
au nord, encore plus opposés aux «cathos rigolards» du sud… Ce qui
ressort, ce n’est donc pas du tout une opposition gauche-droite, c’est
une opposition culturelle aussi ancienne que l’Europe. Je suis sûr que
si le fantôme de Fernand Braudel (grand historien français: 1902-1985)
ressortait de la tombe, il dirait que nous voyons de nouveau apparaître
les limites de l’Empire romain. Les pays vraiment influencés par
l’universalisme romain sont instinctivement du côté d’une Europe
raisonnable, c’est-à-dire d’une Europe dont la sensibilité n’est pas
autoritaire et masochiste, qui a compris que les plans d’austérité sont
autodestructeurs, suicidaires.
Et puis en face, il y a une Europe plutôt
centrée sur le monde luthérien – commun aux deux tiers de l’Allemagne, à
deux pays baltes sur trois, aux pays scandinaves – en y rajoutant le
satellite polonais – la Pologne est catholique mais n’a jamais appartenu
à l’empire romain. C’est donc quelque chose d’extraordinairement
profond qui ressort.
On n’entend guère la France dans ce débat nord-sud…
C’est
la vraie question: est-ce que la France va bouger? La France est
double. Il y a la vieille France maurrassienne reconvertie en France
socialiste, décentralisatrice, européiste et germanophile, qui bloque le
système. Mais il est clair que les deux tiers de la France profonde
sont du côté de l’Europe du sud. Quelque part, le système politique
français – qui n’en finit pas de produire ces présidents ridicules, où
l’asthénique succède à l’hystérique – ne joue pas son rôle. Le système
est bloqué. Jusqu’à présent, la France jouait le rôle du bon flic quand
l’Allemagne faisait le mauvais… Pour Hollande, c’est la minute de
vérité. S’il laisse tomber les Grecs, il part dans l’Histoire du côté
des socialistes qui ont voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Si
les Grecs sont massacrés d’une façon ou d’une autre avec la complicité
et la collaboration de la France, alors on saura que c’est la France de
Pétain qui est au pouvoir.
Un Grexit précipiterait-il la fin de l’euro, que vous prophétisez depuis longtemps?
A
terme, la sortie de la Grèce amènerait de manière quasi certaine la
dissolution de l’ensemble. Il est vraisemblable que l’Allemagne
constituera une zone monétaire avec ses satellites autrichiens,
scandinave, baltes, avec l’appui de la Pologne – qui n’est pas dans la
zone euro. De l’autre côté, on pourrait assister à un retour d’un
partenariat franco-britannique pour équilibrer le système.
Ce
qu’on a vu depuis 2011, c’est l’incroyable obstination des élites
européennes – et notamment des élites françaises néovichystes (laissez
«néovichystes»!) : mélange de catholiques zombies, de banquiers et de
hauts fonctionnaires méprisants – à faire durer ce système qui ne marche
pas. L’euro est le trou noir de l’économie mondiale. L’Europe s’est
obstinée dans une attitude d’échec économique incroyable qui évoque en
fait un élément de folie. On est dans l’irrationnel et la folie: une
sorte d’excès de rationalité qui produit un irrationnel collectif. D’un
côté, ça peut encore durer très longtemps. Mais d’un autre côté, ce que
j’ai senti, et pas seulement chez les Allemands et chez les Grecs, c’est
le début d’un vertige, d’une attirance par la crise. Personne n’ose
dire que ça ne marche pas, personne n’ose prendre la responsabilité d’un
échec – car c’est un échec ahurissant, l’histoire de l’euro! – mais on
sent aussi chez les acteurs une sorte de besoin d’en finir. Plutôt une
fin effroyable qu’un effroi sans fin. Dans ce cas, la Grèce serait le
détonateur. Les gens sont au bord d’une prise de conscience du tragique
réel de la situation. Le tragique réel de la situation, c’est que
l’Europe est un continent qui, au XXe siècle, de façon cyclique, se
suicide sous direction allemande. Il y a d’abord eu la guerre de 14,
puis la deuxième guerre mondiale. Là, le continent est beaucoup plus
riche, beaucoup plus paisible, démilitarisé, âgé, arthritique. Dans ce
contexte ralenti, comme au ralenti, on est en train sans doute
d’assister à la troisième autodestruction de l’Europe, et de nouveau
sous direction allemande.
Et quid de la Grèce?
Est-ce
que ça prendra 5 ans?, est-ce que ça prendra 10 ans? – mais la Grèce va
commencer à se sentir mieux à l’extérieur de la zone euro. Les Grecs
sont des gens remarquablement intelligents et adaptables, et qui auront
de plus le soutien du patriotisme comme facteur de redressement. Et
c’est à ce moment-là que la situation deviendra insupportable sur
l’euro. Laisser sortir la Grèce, c’est prendre le risque d’administrer
la preuve qu’on est mieux à l’extérieur de la zone que dedans.
Quand
on est dans l’Europe folle, on a l’impression que les forces
anti-grecques sont majoritaires de façon écrasante. Mais quand on lit la
presse internationale, on se rend compte que les Grecs ont tout le
monde avec eux! Lisez simplement la presse américaine: elle considère
que les gens de Bruxelles, de Strasbourg et de Berlin sont complètement
fous! Il y a énormément de gens qui auront intérêt à retaper la Grèce, à
commencer par les Américains, qui ne peuvent pas permettre que ce pays
parte en lambeaux, compte tenu de sa position stratégique. Plein de gens
vont aider la Grèce, c’est ça le problème…
Source : William Bourton, Le Soir, 10/07/2015
Nord contre Sud
Pour Pascal Lamy, ancien directeur de l'Organisation mondiale du commerce, cette grave crise
"révèle des préférences, des attitudes et des cultures différentes" dans
l'Union européenne, divisée entre le Nord et le Sud. Quant à la France,
elle est "un peu un pays du Nord et beaucoup un pays du Sud. Les
Français aiment la solidarité et modérément la discipline, mais ce n’est
pas une notion qui leur est étrangère". Cette position peut être
favorable pour tenir une position d'intermédiaire entre les deux camps,
note Pascal Lamy : "Les Français sont bien placés pour faire un 'go between' entre des pays du Sud (Italie, Grèce) et les pays du Nord, comme l’Allemagne".