La Seconde
Guerre punique (218-202 avant J.C.) vit Hannibal amener Rome au seuil de la
défaite. L’armée de Carthage s’est promenée dans toute l’Italie comme chez elle
[au lieu d’affronter Rome, NdT]. Bien sûr, à la fin, le consul Publius
Cornelius Scipio Agricanus l’Aîné [Scipion l’Africain, NdT] réussit à passer en
Afrique, détruisit les armées carthaginoises, vainquit l’invincible Hannibal,
et dicta la paix à Carthage [Note d'H. Genséric : il détruisit totalement Carthage et massacra sa population : ce fut le premier génocide historiquement prouvé [1]. La paix romaine ressemble fort à la Pax Americana, telle qu'elle a été appliquée au Viet Nam, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye...].
Mais le véritable vainqueur d’Hannibal ne fut pas Scipion,
brillant tacticien, mais Fabius Maximus Cunctator (le Temporisateur),
remarquable stratège et homme politique hors du commun. Fabius Maximus resta
très influent, même quand il n’exerçait aucun rôle officiel. Son autorité
personnelle fut renforcée par son élection au pontificat [position religieuse,
NdT], et à la place de sénateur Princeps. Ses protégés et les membres
de sa famille devinrent consuls, tandis que les sacrifices offerts par ses
adversaires ne furent pas agréés par les Dieux, au point que les résultats des
élections furent invalidés plusieurs fois.
Quelle était la stratégie de Fabius Maximus ?
C’était la meilleure solution tactique pour combattre Hannibal. L’armée
carthaginoise n’avait rien à voir avec celle de Rome. L’armée romaine était
constituée de citoyens (engagés et conscrits), tandis que l’armée carthaginoise
ne comprenait, elle, que des mercenaires. Sous le commandement d’un brillant
général comme Hannibal, elle était redoutable, et les Romains subirent des
défaite catastrophique l’une après l’autre pendant les premières années de
la guerre. Hannibal savait comment augmenter ses forces, non seulement en
enrôlant les Gaulois belliqueux de la plaine du Pô, mais aussi en négociant le
retournement des alliés de Rome en Italie centrale et méridionale. Ainsi chaque
défaite de Rome signifiait la destruction d’une armée entière, ce qui était
très douloureux (Carthage perdit quelques uns de ses citoyens-mercenaires, mais
Rome perdit beaucoup de sa propre population), mais aussi la perte d’encore
plus d’alliés.
Et malgré cela Fabius Maximus avait vu juste : il
fallait priver Hannibal de toute opportunité de gagner des batailles. L’armée
romaine devait contrecarrer les manœuvres d’Hannibal par sa présence,
s’attaquer à des petits détachements isolés, venir à l’aide des alliés loyaux
et, dès que possible, punir les traîtres. Mais surtout, éviter toute grande
bataille. Une seule fois, les consuls élus pour l’année 216 avant J.C.
décidèrent d’abandonner cette stratégie et attaquèrent le campement d’Hannibal
à Cannes [en Apulie, Italie du Sud, dans le camp romain :
45 000 morts sur 80 000 combattants, 29 tribuns et 80
sénateurs, 15 000 prisonniers , NdT] Ce fut un tel désastre,
qu’il faudra attendre que Rome arrive à son apogée, près de six siècles plus
tard, pour retrouver une catastrophe semblable : la bataille d’Andrinople,
en 378, au cours de laquelle l’Empereur Valens mourut à la tête de son
infanterie. Rome usa les forces d’Hannibal, pendant dix ans, en suivant la
stratégie de Fabius Maximus. Et c’est seulement alors que les victoires de
Scipion devinrent possibles. Et même alors, le Temporisateur s’opposa à la
reprise des opérations d’envergure, pensant qu’il pourrait en finir avec
Hannibal et Carthage sans trop de pertes, surtout depuis que, faute de
victoires, l’armée des mercenaires s’étiolait et perdait sa discipline, et que
la méfiance montait entre Carthage et Hannibal. Une bataille, c’est toujours un
risque, après tout.
Aujourd’hui, nous voyons que la Russie adopte la même
attitude face aux États-Unis.
Cette stratégie russe ne date pas d’aujourd’hui, elle
a déjà permis de survivre aux terribles années 1990 et de retrouver
suffisamment de puissance pour répondre au défi lancé par Washington.
C’est ainsi que, jusqu’au retour triomphal de la
Crimée au sein de la Fédération de Russie et jusqu’à ce que le sang coule dans
le Donbass, personne n’avait même remarqué que les États-Unis et la Russie sont
totalement incompatibles, et que les deux pays s’acheminent vers un conflit
ouvert. C’était l’intérêt de la Russie de retarder cet affrontement le plus
longtemps possible. Mieux encore, le temps travaille contre les Américains, qui
s’affaiblissent, en dispersant leurs forces dans toutes sortes de conflits
locaux, partout dans le monde. La Russie, dans le même temps, se renforce,
renouvelle ses élites (de telle manière que cela ne déstabilise pas sa
situation politique interne), reprend le contrôle de son économie, modernise
son armée, restaure ses anciennes alliances et se trouve de nouveaux alliés. A
l’échelle mondiale, la Russie a patiemment travaillé à inverser le rapport de
force, sur une longue période de temps. Et le mouvement se poursuit
aujourd’hui, à l’heure où la confrontation avec Washington est devenue
évidente.
Néanmoins, l’absence de réunification triomphante,
après la Crimée, l’absence de défilés dans les villes libérées des nazis, et
les morts dans le Donbass ont amené un certain nombre de stratèges du Café du
Commerce, aussi bien que des romantiques immatures, à geindre que «Poutine a peur
de s’attirer les foudres des Américains», «Sourkov rejette le Donbass dans
l’Ukraine», et l’habituel «Ils ont trahi tout le monde».
Proche conseiller de M. Poutine, Vladislav Sourkov s’occupe
notamment des questions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, républiques
séparatistes de Géorgie protégées par l’armée russe. Il fait partie des
personnalités russes ciblées par les sanctions américaines.
Très bien, Poutine est à la tête de l’État et Sourkov
s’occupe de la situation en Ukraine. Pour se faire une idée des résultats, il
ne faut pas seulement écouter les critiques. Le problème vient de ce que ni
Poutine ni Sourkov n’ont discuté en public avec les tenants de la théorie de la
trahison [russe, dans le Donbass, NdT]. D’un côté, c’est bien, parce que dès
qu’un responsable débat avec un homme politique de second rang, il lui donne de
l’importance et de l’audience. D’un autre côté, se taire face à des accusations
hystériques peut inquiéter tous ceux qui ne sont pas habitués à penser par
eux-mêmes – ces gens qui ne comprennent pas la situation peuvent pencher pour
la première explication plausible. Et c’est une mauvaise approche parce qu’une
partie de la société (une minorité mais une minorité active et patriote) est en
train de se trouver des leaders incompétents et commence à évoluer dans la
mauvaise direction. Ce qui rendra plus difficile pour l’État d’atteindre le but
que précisément ce parti réclame.
La politique de Poutine/Sourkov est-elle vraiment
inefficace, en Ukraine ?
Comme on ne peut pas trop compter sur les médias
d’État russes pour prendre des initiatives, nous allons tenter de répondre à
cette question sur la base de faits avérés. Commençons par rappeler que, de mon
point de vue, accuser Vladimir Vladimirovitch [Poutine] et Vladislav Iourévitch
[Sourkov] de tenter de conclure une paix à tout prix et
d’être prêts à «rejeter le Donbass dans l’Ukraine» est au mieux une
distorsion des faits et au pire, un mensonge pur et simple. Maintenant, même en
suivant les partisans de la théorie de la trahison, les forces d’auto-défense
du Donbass disposent de 55 000 à 60 000 hommes bien entraînés. Il y a
un an, il n’y avait que des petits groupes éparpillés – pas plus de 15 000
hommes en tout. C’est presque gênant de poser cette question, mais qui a créé
cette armée ?
L’activité économique est en train de renaître dans le
Donbass, plusieurs établissements industriels ont repris le travail, les
banques fonctionnent, les autorités ont des finances suffisantes pour payer les
salaires et les pensions, et, aussi inattendu que cela puisse paraître, 80% des
devises sont des roubles russes. Les étudiants ont des dossiers scolaires qui
leur permettent de continuer leurs études dans le pays ou d’intégrer des
universités russes. Ils peuvent décrocher des diplômes qui leur permettent, là
aussi, de partir continuer leurs études en Russie. Il y a seulement un an,
c’était un problème. Donetsk ne vivait pas encore sous les obus ni les
roquettes, et déjà les jeunes ne pouvaient plus obtenir les papiers nécessaires
pour certifier leur niveau d’étude – rien n’était organisé du côté du Donbass,
et l’Ukraine ne leur délivrait plus rien. Maintenant ce problème est réglé,
comme bien d’autres.
Les dirigeants des deux républiques du Donbass ont été
légitimés, non seulement par des élections, mais aussi, en partie, par une
reconnaissance internationale. Malgré les avis de nos amis et partenaires,
pendant les pourparlers de Minsk-2, Plotnitsky et Zakharchenko ont été reconnus
comme autorités politiques, non seulement par Kiev, mais aussi par Berlin et
Paris, si bien qu’ils ont pu signer les documents instaurant la trêve. L’OSCE a
pris officiellement contact avec les autorités de Donetsk et de Lougansk. Ils
sont devenus, pas à pas, des acteurs internationaux.
Une fois encore, c’est gênant de poser la
question : pourquoi Poutine donnerait-il des ordres à Sourkov qui à son
tour donnerait des ordres à Zakharchenko et Plotnitski ? Pourquoi Poutine
et Sourkov armeraient-ils et entraîneraient-ils une armée, pourquoi
aideraient-ils à établir des institutions étatiques, et faciliteraient-ils la
coopération économique avec la Russie… s’ils avaient prévu d’abandonner ces
territoires ? Et si Poutine ne donne pas d’ordres à Sourkov, et si Sourkov
n’a aucune influence auprès de Zakharchenko ni de Plotnitski et si tout ce qui
fonctionne maintenant dans le Donbass était dû aux accointances de la milice
avec Khottabych [une célèbre comédie soviétique, basée sur le folklore russe,
NdT], ce serait donc à Khottabych qu’on devrait poser toutes les questions
relatives à Minsk, les offensives, les bombardements, et tout le reste.
Pour vérifier l’exactitude de mes réflexions, voici
une autre méthode possible : regarder ce que l’ennemi dit de tout cela.
J’ai écrit cela avant que l’expression propagande de Sourkov n’apparaisse
au sein des libéraux-traîtres, juste après une de leurs visites à l’ambassade
américaine. Mais c’était il y a longtemps, peut-être y a-t-il eu des
changements depuis ?
Eh bien non. Rien n’a changé. Kiev rend Sourkov
responsable du massacre des Cent Saints [les manifestants tués dans les
derniers jours de Maïdan, NdT], et accuse dans le même temps Poutine d’avoir
demandé à Yanoukovitch de tirer sur la foule. Bien entendu, Kiev, même sans la
moindre preuve, persiste à accuser Poutine et Sourkov de mettre en place le
scénario du pire en Ukraine.
Mais c’était fin 2013-début 2014. Peut-être que ceux
qui disaient que Poutine voulait annexer la Nouvelle Russie (le Donbass) et a
pris peur ensuite ont raison. Peut-être aussi que ce n’est pas vrai que Jeffrey
Pyatt, l’ambassadeur américain en Ukraine et régent de facto de l’État
ukrainien, a accordé un entretien à Forbes, publié le 3 juillet 2015. Pyatt y
disait : «Contrairement aux intentions du Kremlin, l’Ukraine a gardé son unité
et les plans de Sourkov pour provoquer une cassure dans le pays et une guerre
civile dans toute l’Ukraine ont complètement échoué.»
Le temps jugera. Obama n’a-t-il pas récemment «réduit
l’économie russe en lambeaux» ? Mais même maintenant, en juillet 2015, les
Américains sont certains que Poutine et Sourkov sont en train de mettre en
place «un plan pour déclencher une guerre civile dans toute l’Ukraine». Sans
compter les autres membres de l’équipe dirigeante au Kremlin, ces deux-là sont
devenus les bêtes noires de Washington. Rien d’étonnant à ce que les Russes
libéraux fassent écho aux Américains. Ce qui l’est plus, c’est que des gens qui
se disent patriotes se joignent à eux.
Chaque fois que les Romains ont voulu abandonner la
stratégie appliquée par Fabius Maximus Cunctator, et tenté héroïquement de
battre les Carthaginois sur le champ de bataille, Hannibal les a vaincus. A la
fin, les Romains ont admis que la stratégie du Temporisateur était la bonne,
même si c’était incompréhensible pour eux, et ils ont arrêté leurs tentatives.
La guerre continue dans le Donbass. Personne n’en voit
la fin. Le Kremlin s’organise pour gagner, et pas seulement dans le Donbass.
L’ennemi est fort, habile, sans scrupule. Cela peut paraître noble de vouloir
risquer sa vie dans un choc frontal avec l’ennemi. Mais c’est une chose que de
risquer sa propre vie, et c’en est une autre de risquer d’y entraîner tout un
pays.
Si un soldat veut se battre, il peut venir dans le
Donbass et y trouver la mort. Comme le Général Werner von Fritsch, disgracié par Hitler, qui prit
part à la campagne de Pologne de 1939 à la tête du 12e régiment
d’artillerie et mourut à Varsovie le 22 septembre.
De même, un homme politique n’a pas le droit de faire
prendre des risques à son pays, simplement pour la beauté du geste.
Rostislav Ichtchenko