Élevée à la dimension d’une crise
planétaire depuis l’ascension fulgurante du prétendu « État islamique »,
la crise syrienne a fait l’effet d’un révélateur chimique. Des
protagonistes de cette conflagration majeure, elle dissipe peu à peu les
faux-semblants en projetant une lumière inaccoutumée sur leurs
stratégies les plus retorses.
Dernière en date des supercheries dont la
politique occidentale est coutumière : la transformation supposée de la
branche syrienne d’Al-Qaïda en respectable organisation combattante. Le
Front Al-Nosra, lit-on dans la presse française et internationale, se
« normaliserait », il oscillerait désormais « entre terrorisme et
pragmatisme ». Son affiliation revendiquée à Al-Qaïda, son idéologie
haineuse et sectaire, sa pratique répétée des attentats aveugles
frappant civils et militaires ? Ce seraient de lointains souvenirs.
Cette mutation génétique vaudrait à l’organisation jihadiste concurrente
de « l’État islamique », en somme, un véritable brevet de
respectabilité.
Ainsi la diplomatie occidentale
accomplit-elle des miracles : elle fabrique des terroristes modérés, des
extrémistes démocrates, des coupeurs de tête humanistes. Nous
fera-t-elle découvrir, demain, des mangeurs de foie philanthropes [1] ?
Comme par hasard, cette opération concertée de blanchiment du Front
Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, se déroule au moment même où
cette organisation conforte son hégémonie politique et militaire dans le
nord de la Syrie. La prédestinant à jouer un rôle majeur au lendemain
de l’effondrement attendu de l’État syrien, ce succès lui vaut les
faveurs particulières des puissances occidentales et régionales qui ont
juré la perte du régime baassiste. Peu importent alors le coût humain et
le prix politique de ce consentement anticipé à l’instauration en Syrie
d’un pouvoir ultra-violent, sectaire et mafieux : la chute de Bachar
Al-Assad est un jeu, nous dit-on, qui en vaut la chandelle.
En dépit de déclarations hypocrites qui
n’abusent personne, le terrorisme jihadiste remaquillé pour les besoins
de la cause rend ainsi des services inespérés à la vaste coalition
anti-Assad. Bien sûr, cette connivence des États occidentaux et des
monarchies pétrolières avec les rejetons frelatés d’Al-Qaïda a d’abord
une signification politique inédite. Elle signe en effet la
réinscription simultanée des deux avatars contemporains du jihadisme
transnational dans l’agenda stratégique occidental. En clair, la
destruction du régime baassiste, objectif numéro un de l’axe
Riyad-Paris-Washington, est non seulement une fin qui justifie tous les
moyens, mais la perspective d’un État jihadiste incluant Damas fait
partie de ce plan stratégique [2]. Il est vrai que cette alliance reconduite
avec le terrorisme présente aussi un avantage inattendu qui doit son
importance à la conjoncture militaire. Elle rend possible, en effet, la
prise en tenailles de l’armée loyaliste syrienne par les combattants de
« l’État islamique » à l’est et ceux du Front Al-Nosra au nord.
Combinée à la pression des forces
rebelles soutenues par Israël au sud du pays, cette manœuvre
d’encerclement souligne la fragilité relative des positions tenues par
le régime. Au nord, l’appui logistique fourni par la Turquie à la
coalition jihadiste menée par le Front Al-Nosra interdit aux troupes
loyalistes de reprendre le contrôle d’une vaste zone frontalière dont
les milices kurdes, de leur côté, tentent de reconquérir les principales
villes sur « l’Etat islamique ». Généreusement financée par Riyad et
Doha, l’unification des forces rebelles sous l’égide du Front Al-Nosra
s’est effectuée au sein d’une « Armée de la conquête » regroupant les
différentes brigades combattantes, y compris celles qui furent
officiellement armées et entraînées par les services secrets
occidentaux. D’apparence nouvelle, cette sous-traitance officielle de la
guerre contre Damas au profit des mercenaires du jihad global est en
réalité la stricte application de ce qu’on pourrait appeler la
« doctrine Fabius ». Dans un accès de franchise, le ministre français
des Affaires étrangères n’avait-il pas déclaré en décembre 2012 que le
Front Al-Nosra faisait « du bon boulot » en Syrie ?
C’est en vertu de cette doctrine que les
puissances étrangères coalisées contre le dernier régime nationaliste
arabe se répartissent cyniquement les rôles. A chacune sa partition.
Dans son combat sans merci contre Damas, les combattants d’Al-Qaïda
peuvent ainsi compter sur leurs nombreux amis : la Turquie leur livre
des armes, Israël soigne leurs blessés, le Qatar leur verse un chèque à
la fin du mois, et le quotidien « Le Monde » les ferait presque passer
pour des enfants de chœur. Quant à la « coalition internationale contre l’État islamique », sa crédibilité est à la mesure de son inaction
remarquée lors de l’offensive jihadiste vers Palmyre, le sauf-conduit
ainsi offert aux terroristes illustrant une fois encore la duplicité de
l’antiterrorisme proclamé à Washington. Entre la poussée de « l’État
islamique » sur l’axe Palmyre-Damas et celle du Front Al-Nosra sur l’axe
Alep-Damas, le rêve des ennemis de Bachar Al-Assad aurait-il quelque
chance de s’accomplir ?
Rien n’est moins sûr, et pour une raison
fondamentale : il n’y a plus de guerre civile syrienne, mais un conflit
international de grande ampleur. Sur le théâtre des opérations, deux
forces principales sont en présence : les organisations jihadistes
alimentées sans répit en recrues étrangères d’un côté, et les forces du
régime syrien, soutenues par leurs alliés iraniens et libanais, de
l’autre. Tout le reste n’est que littérature. Les distinctions ubuesques
entre rebelles « modérés », « laïques », « islamistes » ou
« jihadistes » projettent une fausse lumière sur une nébuleuse de
groupes armés dont les contours sont flottants mais l’intention
commune parfaitement claire : imposer par la force une idéologie
obscurantiste. Les puissances occidentales et régionales le savent si
bien qu’elles apportent leur concours au Front Al-Nosra, désormais
accrédité comme successeur potentiel du régime à abattre, tout en
s’interdisant de combattre « l’État islamique » lorsqu’il affronte
l’armée syrienne.
Même en République Française, le roi d'Arabie est roi, il a exigé et obtenu une plage privée pour lui et son harem |
Certes, les chancelleries occidentales
et leurs perroquets médiatiques ont longtemps accrédité l’illusion que
la guerre civile syrienne opposait un régime sanguinaire à une
opposition férue de démocratie. Mais si une telle opposition existait
ailleurs que dans les salons des grands hôtels de Doha ou d’Ankara, ses
parrains internationaux fonderaient sur elle tous leurs espoirs pour
« l’après Assad ». Or ce n’est pas le cas. L’adoubement officiel du
Front Al-Nosra par la coalition internationale prétendument
antiterroriste, en réalité, signifie une seule chose : dans l’esprit de
ses brillants stratèges, rien ne vaut Al-Qaïda pour faire tomber Damas.
Entre les divers succédanés du terrorisme jihadiste et une opposition
« off-shore » composée d’exilés impuissants, fussent-ils rémunérés par
des fondations américaines ou adoubés par le Quai d’Orsay, la doctrine
Fabius a tranché.
Très loin des représentations
médiatiques accréditées par les idiots utiles de la « révolution
syrienne », la réalité du conflit, c’est donc la guerre impitoyable que
se livrent un conglomérat terroriste alimenté sans limite par les pays
les plus riches de la planète et une armée nationale fondée sur la
conscription qui défend son pays contre l’invasion étrangère. Loin
d’être une guerre civile, cet affrontement sans merci est un conflit
international atypique de grande ampleur. Investissant l’espace virtuel
du cyber-jihad [3] , Al-Qaïda avait fait de la résonance planétaire de son
action et de sa doctrine une arme redoutable. Depuis 2011, ses avatars
successifs en Syrie ont accueilli depuis les cinq continents un flux
incessant de combattants sectaires et fanatisés, avides d’en découdre
avec les mécréants et les apostats.
Or cette internationalisation du conflit
par une nébuleuse jihadiste capable de réunir 40.000 combattants
étrangers a provoqué en retour l’internationalisation de la défense du
régime syrien. Non seulement la Syrie multiconfessionnelle soudée autour
du régime baassiste bénéficie de l’aide financière iranienne, des
livraisons d’armes russes et de l’appui des combattants du Hezbollah
libanais, mais 10.000 volontaires iraniens, irakiens et afghans sont
attendus pour participer à la défense de la capitale syrienne.
Internationalisation contre internationalisation, la riposte des forces
loyalistes et de leurs alliés risque d’être à la mesure des moyens
colossaux dont disposent, grâce à l’aide occidentale et saoudienne, les
nouveaux amis de Laurent Fabius. Face à cette réalité, les vaticinations
récurrentes des intellectuels parisiens sur la « révolution syrienne »
font alors figure de discussions byzantines sur le sexe des anges.
Bruno Guigue
Diplômé de l’école Normale
Supérieure, de l’ENA et ancien haut fonctionnaire, Bruno Guigue est
aujourd’hui professeur de philosophie, essayiste et politologue. Il est
l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, l’invisible remords de l’Occident » (L’Harmattan, 2002).
[1] Syrie: islamisme et cannibalisme