من حفر بئرا لأخيه وقع فيه
"Celui qui creuse un puits pour piéger son prochain, s'y fait piéger lui-même"
Proverbe arabe.
Alors que la presse occidentale salue l’autorisation faite par la Turquie aux États-Unis d’utiliser ses bases militaires pour combattre Daech, Thierry Meyssan observe les tensions internes de ce pays. Selon lui, le maintien de M. Erdoğan au pouvoir comme l’absence de nouvelle majorité lors des prochaines élections législatives conduiront sans délai à la guerre civile.
Depuis
une quinzaine d’années, George Friedman, le fondateur de l’agence de
renseignement privée Stratfor, persuade les dirigeants occidentaux que
les BRICS ne joueront pas de rôle important au XXIe siècle, mais que la
Turquie islamique y parviendra [1]. Friedman est un ancien collaborateur d’Andrew Marshall, le stratège du Pentagone de 1973 à 2015 [2].
La
propagande en faveur de l’islamisme turc, comme modèle économique et
politique, a été renforcée par le patronat islamique turc via certaines
personnalités françaises qui se sont laissées corrompre .
Pourtant, la Turquie est aujourd’hui au bord de l’implosion au point que sa survie, en tant qu’État, est directement menacée.
Le projet de démantèlement de la Turquie
En
2001, les stratèges straussiens du département de la Défense
envisageaient un remodelage du « Moyen-Orient élargi » qui prévoyait la
division de la Turquie au profit d’un Kurdistan indépendant, réunissant
les Kurdes de l’actuelle Turquie, ceux d’Irak et d’Iran. Ce projet
supposait la sortie de la Turquie de l’Otan, la réconciliation de tribus
kurdes que tout sépare —y compris la langue— et des déplacements
considérables de population. Le colonel Ralph Peters a évoqué ce plan
dans un article de Parameters dès 2001, avant d’en publier la
carte, en 2005. Peters est un élève de Robert Strausz-Hupé, l’ancien
ambassadeur des États-Unis à Ankara et le théoricien du Novus orbis terranum (le « Nouvel ordre mondial ») [3].
Ce
projet insensé a refait surface, il y a un mois, avec l’accord
israélo-saoudien négocié en marge des pourparlers 5+1 sur le nucléaire
iranien [4].
Tel-Aviv et Riyad comptaient sur la Turquie pour renverser la
République arabe syrienne. En effet, Ankara s’était fermement engagé
dans ce sens lorsque l’Otan avait terminé le transfert du LandCom
(commandement joint des Forces terrestres) à Izmir, en juillet 2013 [5].
Désemparé par la passivité états-unienne, M. Erdoğan avait alors
organisé sous faux drapeau le bombardement chimique de la Ghouta pour
contraindre l’Otan à intervenir. Mais en vain. Il avait récidivé, un an
plus tard, en promettant d’utiliser la Coalition internationale
anti-Daech pour prendre Damas. Israël et l’Arabie saoudite qui ont fait
les frais de ces promesses non tenues n’auront aucune retenue à
provoquer la guerre civile en Turquie.
Le changement de politique à Washington
Cependant, deux éléments semblent s’opposer au démantèlement de la Turquie.
Premièrement,
le secrétariat à la Défense lui-même. Depuis le départ d’Andrew
Marshall, le nouveau stratège, le colonel James H. Baker, n’est pas un
straussien. Il raisonne dans le cadre des principes de la paix de
Westphalie et oriente le Pentagone vers une confrontation de type Guerre
froide [6]. La vision de Baker correspond à celle de la nouvelle National Military Strategy [7]. En outre, elle est partagée par le nouveau chef d’état-major interarmes, le général Joseph Dundord [8]. En d’autres termes, le Pentagone aurait abandonné la « stratégie du chaos » [9] et souhaiterait désormais s’appuyer à nouveau sur des États.
Deuxièmement,
préoccupée par le possible déplacement de l’Émirat islamique (« Daech
») du Levant vers le Caucase, la Russie a négocié —avec l’accord de
Washington— un accord entre la Syrie (actuellement attaquée par Daech), l’Arabie saoudite (principal financier actuel de l’organisation terroriste) et la Turquie (qui assure le commandement opérationnel de l’organisation).
Ce
plan a été présenté le 29 juin par le président Vladimir Poutine au
ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Mouallem, et à la
conseillère spéciale du président Bachar el-Assad, Bouthaina Shaaban [10]. Il a immédiatement été suivi d’échanges entre les parties.
• Le 5 juillet, une délégation des services secrets syriens était reçue par le prince héritier saoudien, Mohamad ben Salman.
• La Turquie a reçu un émissaire officieux de Damas, puis a envoyé le sien à Damas. Après la signature de l’accord 5+1, elle a stoppé son soutien à Daech et a arrêté 29 passeurs [11].
• Le 5 juillet, une délégation des services secrets syriens était reçue par le prince héritier saoudien, Mohamad ben Salman.
• La Turquie a reçu un émissaire officieux de Damas, puis a envoyé le sien à Damas. Après la signature de l’accord 5+1, elle a stoppé son soutien à Daech et a arrêté 29 passeurs [11].
Les
deux évolutions sont donc actuellement possibles : soit un déplacement
de la guerre de la Syrie vers la Turquie, soit une coordination
régionale contre Daech.
La situation en Turquie
Quoi qu’il en soit, la Turquie s’est transformée au cours des quatre dernières années.
Premièrement,
son économie s’est effondrée. Son engagement dans la guerre contre la
Libye l’a privée d’un de ses principaux clients et elle n’en a tiré
aucun profit car ce client est devenu insolvable. Son engagement dans la
guerre contre la Syrie a été moins dramatique, car le marché commun
syro-irano-turc était encore embryonnaire. Mais l’effet cumulé de ces
deux guerres a cassé la croissance du pays qui est sur le point de
devenir négative. En outre, une partie de l’économie turque est
actuellement basée sur la vente de produits fabriqués pour des grandes
marques européennes qui sont détournés des circuits commerciaux légaux à
l’insu de leurs commanditaires. Ce piratage massif porte désormais
atteinte à l’économie de l’Union européenne.
Deuxièmement, pour
conquérir le pouvoir Recep Tayyip Erdoğan s’est protégé d’un coup d’État
militaire en arrêtant des officiers supérieurs et en les accusant de
comploter contre l’État. Dans un premier temps, il s’en est pris aux
réseaux Gladio de l’Otan (Ergenekon dans sa version turque) [12].
Puis, dans un deuxième temps, il fit arrêter les officiers qui
envisageaient de changer d’alliance avec la fin de la Guerre froide et
avaient pris contact avec l’Armée populaire chinoise, en les accusant
d’appartenir au même groupe Ergenekon, ce qui n’avait aucun sens [13].
En définitive, à la suite de ces purges, la majorité des officiers
supérieurs a été arrêtée et incarcérée. Du coup, les armées turques sont
affaiblies et ont perdu leur attrait au sein de l’Otan.
Troisièmement,
la politique islamiste de l’administration Erdoğan a profondément
divisé le pays et a fait naître une haine d’abord entre les laïques et
les religieux, puis entre les communautés sunnites, kurdes et alévies.
De sorte que le parallèle avec le scénario égyptien, que j’évoquais il y
a plus d’un an, devient aujourd’hui possible [14].
La Turquie est devenue une poudrière. Il suffirait d’une étincelle pour
faire éclater une véritable guerre civile que personne ne pourra
arrêter et qui ravagera durablement le pays.
Quatrièmement, la
rivalité entre le clan islamiste de M. Erdoğan, la Millî Görüş (créé
dans les années 70 par l’ancien Premier ministre Necmettin Erbakan), et
le Hizmet de Fethullah Gülen a détruit le parti au pouvoir, l’AKP. Les
deux écoles partagent la même vision obscurantiste de l’islam, mais
Fethullah Gülen (qui vit aujourd’hui aux États-Unis) avait été recruté à
la CIA par Graham E. Fuller et prêche une alliance des croyants autour
de l’Otan chrétien et d’Israël, tandis que la Millî Görüş défend le
suprémacisme musulman. En outre, on ne voit pas comment les partisans de
l’ancien président Turgut Özal (également islamistes et à ce titre
membres de l’AKP, mais favorables à la reconnaissance du génocide
arménien, à l’égalité en droit des Kurdes, et à une fédération des États
turcophones d’Asie centrale) continueraient à lier leur sort à celui de
M. Erdoğan.
Cinquièmement, en acceptant la proposition du président Vladimir Poutine de construire le gazoduc Turkish Stream,
le président Erdoğan s’est directement attaqué à la stratégie globale
des États-Unis. En effet, ce gazoduc, s’il doit voir le jour, ouvrira
une voie de communication continentale et menacera la doctrine de «
contrôle des espaces communs » par laquelle Washington maintient sa
suprématie sur le reste du monde [15]. Il permettra à la Russie de contourner le chaos ukrainien et de passer outre l’embargo européen.
L’Otan ne veut plus jouer
Si
les liens personnels de M. Erdoğan avec al-Qaïda ont été établis par la
Justice turque, il ne fait plus aucun doute qu’il dirige
personnellement Daech.
En effet :
L’organisation terroriste est officiellement commandée par Abu Bakr el-Baghdadi. Le commandement exécutif est confié à Abu Alaa al-Afri et Fadel al-Hayali (dit Abu Muslim al-Turkmani), deux Turkmènes agents du MIT (services secrets turcs). Les autres membres de l’état-major sont issus de l’ancienne URSS.
Les exportations de pétrole brut, qui ont récemment repris en violation de la résolution 2701 du Conseil de sécurité, ne sont plus assurées par Palmali Shipping & Agency JSC, la compagnie du milliardaire turco-azéri Mubariz Gurbanoğlu, mais par BMZ Ltd, la société de Bilal Erdoğan, le fils du président.
Les soins importants aux jihadistes blessés de Daech sont fournis par le MIT en Turquie, dans un hôpital clandestin situé à Şanlıurfa et placé sous la supervision de Sümeyye Erdoğan, la fille du président [16].
En effet :
L’organisation terroriste est officiellement commandée par Abu Bakr el-Baghdadi. Le commandement exécutif est confié à Abu Alaa al-Afri et Fadel al-Hayali (dit Abu Muslim al-Turkmani), deux Turkmènes agents du MIT (services secrets turcs). Les autres membres de l’état-major sont issus de l’ancienne URSS.
Les exportations de pétrole brut, qui ont récemment repris en violation de la résolution 2701 du Conseil de sécurité, ne sont plus assurées par Palmali Shipping & Agency JSC, la compagnie du milliardaire turco-azéri Mubariz Gurbanoğlu, mais par BMZ Ltd, la société de Bilal Erdoğan, le fils du président.
Les soins importants aux jihadistes blessés de Daech sont fournis par le MIT en Turquie, dans un hôpital clandestin situé à Şanlıurfa et placé sous la supervision de Sümeyye Erdoğan, la fille du président [16].
C’est
pourquoi, le 22 juillet, le président Barack Obama a téléphoné à son
homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, et l’a lourdement menacé. Selon
nos informations, le président états-unien a déclaré s’être mis d’accord
avec le Premier ministre britannique David Cameron pour exclure la
Turquie de l’Otan —ce qui implique la guerre civile et la division en
deux États— si la Turquie :
1. ne rompt pas immédiatement l’accord gazier avec la Russie ;
2. ne participe pas immédiatement à la coalition internationale anti-Daech.
1. ne rompt pas immédiatement l’accord gazier avec la Russie ;
2. ne participe pas immédiatement à la coalition internationale anti-Daech.
Le président Erdoğan, qui a une formation islamique mais pas politique [17], a réagi à la fois en tentant d’apaiser Washington et en poursuivant ses lubies.
1. la Turquie a autorisé l’Otan à utiliser ses bases sur le territoire turc pour lutter contre Daech, a arrêté des passeurs de Daech, et a participé à des bombardements symboliques de Daech en Syrie ;
2. en outre, M. Erdoğan a déployé des efforts bien plus importants contre son opposition kurde que contre Daech en bombardant massivement des positions du PKK en Irak, en arrêtant des membres du PKK en Turquie et bloquant de nombreux sites internet kurdes [18]. Le PKK a répondu par un communiqué laconique constatant que le gouvernement venait de rouvrir unilatéralement les hostilités ;
3. on ignore, pour le moment, les décisions relatives au gazoduc Turkish Stream.
1. la Turquie a autorisé l’Otan à utiliser ses bases sur le territoire turc pour lutter contre Daech, a arrêté des passeurs de Daech, et a participé à des bombardements symboliques de Daech en Syrie ;
2. en outre, M. Erdoğan a déployé des efforts bien plus importants contre son opposition kurde que contre Daech en bombardant massivement des positions du PKK en Irak, en arrêtant des membres du PKK en Turquie et bloquant de nombreux sites internet kurdes [18]. Le PKK a répondu par un communiqué laconique constatant que le gouvernement venait de rouvrir unilatéralement les hostilités ;
3. on ignore, pour le moment, les décisions relatives au gazoduc Turkish Stream.
Les
États-Unis, par la voix du représentant spécial adjoint pour la lutte
contre Daech, Brett McGurk, et l’union européenne, par la voix de la
Hautre représentante pour la politique extérieure, Federica Mogherini,
ont vivement critiqué l’attaque contre le PKK et souligné l’absolue
nécessité de maintenir le cessez-le-feu. De son côté, Massoud Barzani,
le président du gouvernement régional kurde d’Irak, a publié un
communiqué pour contredire le Premier ministre Davutoğlu qui avait
prétendu avoir reçu son soutien.
Nous arrivons maintenant à
l’issue du délai constitutionnel de 45 jours au terme duquel le chef du
principal groupe parlementaire devait constituer un gouvernement. Les
trois principaux partis d’opposition, conseillés par l’ambassade des
États-Unis, ayant refusé de s’allier avec l’AKP, Ahmet Davutoğlu n’y est
pas parvenu. De nouvelles élections législatives devraient être
convoquées. Compte tenu d’une part de la division de l’AKP (islamistes)
et d’autre part, de la haine entre le MHP (conservateurs) et le HPD
(gauche et kurdes), il sera difficile de trouver une majorité. Si tel
est le cas ou si l’AKP parvient à se maintenir, la Turquie entrera en
guerre civile.
[1] The Next 100 Years : A Forecast for the 21st Century, George Friedman (2009). L’ouvrage a été traduit avec un grand retard en français sous le titre Les 100 Ans à venir : Un Scénario pour le XXIe siècle (ZDL, 2012).
[2] « Après 42 ans, Andy Marshall quitte le Pentagone », Réseau Voltaire, 7 janvier 2015.
[3] Sur les travaux de Strausz-Hupé et de de Peters, se reporter à L’Effroyable imposture 2, pp.117-224.
[4] « Les projets secrets d’Israël et de l’Arabie saoudite », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 22 juin 2015.
[5] “Izmir base likely to become NATO’s Land Component Command”, Todays Zaman, June 6, 2011.
[6] « Ashton Carter nomme le nouveau stratège du Pentagone », Réseau Voltaire, 17 mai 2015.
[7] « L’Europe encore en première ligne », par Manlio Dinucci, Traduction Marie-Ange Patrizio, Il Manifesto (Italie), Réseau Voltaire, 16 juillet 2015.
[8] « Le général Dunford désigne la Russie comme menace principale », Réseau Voltaire, 13 juillet 2015.
[9] “Stumbling World Order and Its Impacts”, by Imad Fawzi Shueibi, Voltaire Network, 5 April 2015.
[10] « La Russie tire ses marrons du feu », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 13 juillet 2015.
[11] « Premières conséquences de l’accord 5+1 », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 20 juillet 2015.
[12] « Ergenekon : une légende urbaine ? », par Orhan Kemal Cengiz ;. « L’organisation Ergenekon mise en cause pour ses relations privilégiées avec Hizb ut-Tahrir », par Mutlu Özay et Mustafa Turan, Traduction Nathalie Krieg, Today Zaman (Turquie), Réseau Voltaire, 9 juillet et 3 août 2009.
[13] « Le coup d’État judiciaire de l’AKP », par Thierry Meyssan, Al-Watan (Syrie), Réseau Voltaire, 19 août 2013.
[14] « La division de la Turquie », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 31 mars 2014.
[15] “The Geopolitics of American Global Decline”, by Alfred McCoy, Tom Dispatch (USA), Voltaire Network, 22 June 2015.
[16] « Le rôle de la famille Erdoğan au sein de Daesh », Réseau Voltaire, 26 juillet 2015.
[17] « Vers la fin du système Erdoğan », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 15 juin 2015.
[18]
Dont Rudaw, BasNews, DİHA, ANHA, le quotidien Özgür Gündem, Yüksekova
Haber, Sendika.Org et RojNews. Actuellement 81 000 sites internet sont
inaccessibles depuis la Turquie.