Après avoir rejoint la guerre menée par les États-Unis contre l’État
islamique / EI [1] en Irak et en Syrie la semaine passée, la Turquie
s’apprête à saisir des zones tampon en Syrie avec l’aide de milices
oppositionnelles syriennes et le soutien aérien des USA. Cette escalade
fait suite à des semaines de pourparlers entre Ankara et Washington, et
une conversation téléphonique entre le président turc Tayyip Erdogan et
le président américain Barack Obama.
« Avec la Turquie on discute une collaboration pour défendre des
partenaires au sol dans le Nord de la Syrie qui combattent l’EI, » a
confié au Wall Street Journal un haut responsable américain
anonyme. « L’objectif est d’établir une zone débarrassée de l’EI afin de
garantir une meilleure sécurité et une stabilité le long de la
frontière turco-syrienne. »
L’armée de l’air américaine utilise actuellement les bases turques
d’Incirlik et de Diyarbakir pour bombarder l’EI en Syrie et en Irak.
Selon la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), «
L’autorisation accordée aux Américains d’utiliser la base aérienne
d’Incirlik pour effectuer des attaques contre l’EI est liée au (supposé)
projet turc d’instaurer une zone d’exclusion aérienne de 90 kilomètres
de long et d’environ 50 kilomètres de profondeur au Nord de la Syrie. »
Les responsables turcs et américains ont dit au Journal que
la planification de l’intervention était en cours. Des forces
américaines et turques assureraient un soutien aérien aux milices
syriennes. Les stratèges sembleraient craindre que ces milices ne
réussissent cependant pas à tenir la zone, ce qui pourrait pousser la
Turquie à intervenir directement pour s’emparer de la zone tampon en
Syrie.
La préparation d’une intervention américano-turque en Syrie marque
une escalade majeure dans le re-division du Moyen-Orient menée par les
puissances impérialistes. Alors que l’intervention vise ostensiblement
l’EI, elle vise également le régime du président syrien Bachar al-Assad
et les forces kurdes dans le Nord de la Syrie et de l’Irak, limitrophes
de la Turquie.
Les projets d’Ankara de s’emparer de territoires syriens avec l’appui
américain représentent une violation flagrante de la souveraineté
syrienne. Les gouvernements américain et turc, qui ont déjà déclaré
vouloir un changement de régime en Syrie « s’attendent tous deux à ce
que cette nouvelle phase de la campagne fasse pression sur M. Assad, » a
rapporté le Journal.
Des détails des projets américano-turcs ont filtré après qu’Assad ait
reconnu ce week-end lors d’une allocution télévisée à la nation que
l’armée syrienne manquait de soldats. Les spéculations vont bon train
comme quoi l’Iran, le principal soutien d’Assad au Moyen-Orient,
pourrait également réduire son aide à Assad après la signature de ses
récents accords nucléaires avec Washington.
L’accord finalisé entre Washington et Ankara est fondé sur un échange
sordide. Moyennant la participation d’Ankara à la guerre contre l’EI,
Washington donne le feu vert aux attaques contre les organisations
kurdes qui, jusqu’alors, se trouvaient en première ligne de la lutte
contre l’EI et jouissaient du soutien militaire des Etats-Unis.
La principale cible des attaques turques ce week-end n’était pas l’EI
mais le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et sa filiale
syrienne, le PYD/YPG. L’armée de l’air turque a affirmé avoir attaqué
des positions de l’EI sans avoir violé l’espace aérien syrien, mais elle
a profondément pénétré le Nord de l’Irak pour bombarder le PKK. Selon
des informations fournies par la YPG, confirmées par l’Observatoire
syrien pour les droits de l’homme, des chars turcs ont attaqué ses
positions dans le village de Zur Maghar dans le Nord de la Syrie. Ankara
a nié avoir ciblé le PYD/YPD.
Ankara a ainsi mis fin à son processus de paix avec le PKK qui dure
depuis six ans, craignant que la montée en puissance des Kurdes ne
menace ses intérêts. Le quotidien FAZ a cité une récente étude
réalisée par le Centre d’études stratégiques sur le Moyen-Orient dont le
siège est à Ankara : « Sans une intervention militaire de la Turquie
(en Syrie), il est fort possible que les Kurdes arrivent à conquérir le
territoire existant entre les villes (sous contrôle kurde) d’Afrin et de
Kobané en Syrie. »
« Une zone entièrement contrôlée par les Kurdes d’Irak à l’est à Syrie, à l’ouest », écrit le FAZ,
« couperait toutefois la connexion géographique entre la Turquie et le
monde arabe ». Face au danger croissant d’ «un Etat kurde indépendant
émergeant de la décomposition de l’Etat irakien », Ankara voulait « au
moins bloquer l’émergence d’une nouvelle zone contiguë sous contrôle
kurde en Syrie ».
Les attaques d’Ankara en Syrie et dans le nord de l’Irak va de pair
avec la répression interne en Turquie. Des centaines de personnes ont
été arrêtées ce week-end, dont des partisans du PKK, des partisans de
l’EI, et des militants politiques.
Dimanche soir, le gouvernement a interdit une marche de la paix à
Istanbul du Parti démocratique populaire (HDP) prokurde pour commémorer
les victimes de l’attentat de Suruç. A Suruç, un kamikaze a tué 32
personnes et en a blessé environ 100 personnes qui avaient prévu de se
rendre à la ville syrienne-kurde de Kobani pour aider à la
reconstruction. Le gouvernement s’est emparé de l’attentat pour
justifier la guerre avec EI.
Les attaques en Syrie et de la répression interne constituent aussi
une réponse du Parti de la Justice et du Développement (AKP) du
président Tayyip Erdogan à une profonde crise politique. L’AKP, au
pouvoir depuis 2002, a perdu sa majorité absolue au Parlement en juin,
lorsque le HDP kurde a franchi le seuil des 10 pour cent, accédant ainsi
à la représentation parlementaire. Le Premier ministre, Ahmet
Davutoglu, a jusqu’au 23 août pour trouver un partenaire de coalition,
ce qu’ il n’a pas pu faire jusqu’à présent. Erdogan pourrait se voir
forcé de convoquer de nouvelles élections.
De nombreux observateurs estiment qu’en intervenant en Syrie et en
attaquant le PKK, qui riposte avec des attaques en Turquie, Erdogan
compte provoquer une hystérie sur la guerre et le terrorisme pour
permettre à l’AKP d’obtenir une majorité parlementaire dans de nouvelles
élections.
La croissance économique turque, qui garantissait auparavant à l’AKP
ses majorités parlementaires, est sévèrement touchée. L’objectif d’une
croissance de 4 pour cent en 2015 ne sera pas atteint, et la projection
pour 2016 n’est que 3 pour cent. Les guerres régionales, les sanctions
contre la Russie, et la chute des prix mondiaux ont réduit les recettes
d’exportation et touristiques. En outre, l’afflux de 2 millions de
réfugiés en provenance de Syrie et de l’Irak aurait coûté $ 6 milliards
jusqu’ici.
Erdogan et l’AKP sont confrontés à une impasse en politique
étrangère. Leur perspective de devenir la première puissance régionale
du Moyen Orient, dans la tradition de l’Empire ottoman, a subi son
premier revers majeur il y a deux ans, lorsque l’armée égyptienne a
renversé le président Mohammed Mursi, dont les Frères musulmans étaient
alliés à l’AKP.
En Syrie, Ankara a tenté de renvserser Assad. Comme Washington,
Ankara a d’abord soutenu l’opposition, y compris EI, qui a pu
fonctionner presque sans entrave en Turquie. Lorsque l’EI est entré en
Irak et menacé le régime de Bagdad, Washington a fait volte-face et a
commencé à bombarder l’EI. Tout en maintenant son objectif de renverser
Assad, Washington a commencé à soutenir les ennemis de l’EI. Ankara n’a
pas suivi ce changement de politique, craignant l’émergence d’un Etat
kurde indépendant dans le Nord de l’Irak et en Syrie.
Ankara se lance maintenant dans une tentative incendiaire de résoudre
ses divergences avec Washington, provoquées par l’aggravation de la
crise au Moyen-Orient, par l’escalade militaire.
Cette stratégie fait monter des tensions au sein de l’OTAN.
Washington soutient les attaques contre le PKK, et la Maison Blanche a
publié une déclaration selon laquelle la Turquie peut bien se défendre
contre les attaques terroristes des Kurdes.
Mais ceci a soulevé de fortes tensions en Europe. La chancelière
allemande Angela Merkel et la ministre de la Défense, Ursula von der
Leyen, ont appelé à la Turquie à ne pas mettre en danger le processus de
paix avec les Kurdes. Berlin arme les milices kurdes irakiennes peshmergas, et ce faisant arme indirectement les Kurdes syriens, et forme également leurs combattants.
L’éditorial du Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) décrit les différences entre l’Amérique et l’Europe comme «tout à fait majeures ».
« Apparemment Washington accepte le prix d’une escalade du conflit
kurde par la Turquie pour avoir plus de puissance de feu contre EI »,
écrit Nikolas Busse. « En revanche, les Européens sont plus axés sur le
processus de paix entre Ankara et les Kurdes, même s’il n’a pas beaucoup
progressé récemment. … Il vaudrait mieux que cette désunion
transatlantique ne soit pas poussée à la limite ».
Une conférence de l’OTAN s’est déroulée hier à l’initiative de la Turquie pour discuter de ces différences.
Peter Schwarz
http://www.mondialisation.ca
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Notes
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Où va Erdogan? Par Abdel B. Atwan
Le gouvernement turc a obtenu, au cours de la réunion extraordinaire de l'OTAN, convoquée ......à Bruxelles, le soutien politique officiel de l'alliance à
sa soit disant guerre contre Daech, en Irak et en Syrie. Mais Erdoğan
veut plus: le soutien militaire de l'OTAN, car il dit que son pays a été
pris pour cible, et que, par conséquent, il a le droit de se défendre.
Erdoğan sait, probablement, que la Turquie est en danger. On ne sait de
quelle attaque Erdoğan parle: celle du PKk ou celle de Daech contre les
Kurdes de Suruc, laquelle a fait 32 morts. L'implication de Daech, dans
l'attentat de Suruc, est entouré d'un halo d'incertitude. Contrairement
à son habitude, Daech s'est refusé à le revendiquer. Seul, le PM turc,
confirme le rôle de Daech, dans cette attaque. Et c'est bizarre! Depuis
4 ans, en effet, les terroristes ne tarissent pas d'éloge à l'endroit
d'Ankara. La Turquie a trafiqué des milliers de Jihadistes vers la
Turquie. Des milliards de dollars ont été transférés, via les banques
turques, et cette générosité turque a profité, pareillement, aux
rebelles "modérés" et extrémistes. La plus grosse erreur d'Erdogan aura
été, en effet, sa fausse évaluation des vraies capacités de ses ennemis,
à savoir, le régime syrien, et de ses alliés, bien que Daech, Al-Nosra
et Ahrar al-Charm aient pu occuper quelques localités syriennes, avec
l'aide du triangle Turquie/Qatar/Arabie. Le casus belli, lancé par
Ankara, à Daech, sous prétexte que ce dernier est une menace pour
l'Europe, les États Unis, suscite, ainsi, de nombreuses questions, sur
les vraies intentions d'Ankara. Erdoğan vient de s' engager, de force,
dans la guerre contre Daech, non pas, pour combattre le terrorisme, mais
dans l'espoir de s' approprier le soutien US/OTAN, dans sa guerre
contre le PKK. Une organisation, que la Turquie a placée, depuis 40 ans,
en tête des organisations terroristes. Ankara veut, aussi, que les
États Unis et l'OTAN combattent les Kurdes syriens, qui se battent, en
ce moment, contre Daech, à Kobané. Après 15 ans de quiétude, de sécurité
et de paix, la Turquie glisse vers deux guerres, qui la placent contre
des Sunnites très durs, des Kurdes, qui totalisent une population de 18
millions d'âmes et des Takfiris de Daech, dont la brutalité ne connaît
aucune limite. La victoire, dans ces deux guerres ou dans l'une des
deux, reviendrait trop chère, en termes financiers et humains, et
demanderait du temps. Et ce, alors que le taux de croissance, en
Turquie, vient de tomber de 7% à 3%, et que la crise de gouvernance se
complique, de jour en jour, avec une coalition au pouvoir des plus
fragiles. Par ailleurs, on entend de plus en plus les Américains dire
qu'en l'absence de Assad, Daech arriverait au pouvoir, en Syrie. Comme
ce qui s' est produit, en Libye et en Irak, et si ces rumeurs, selon
lesquelles les États Unis seraient entrés en contact avec les Russes,
pour leur faire part de leur souhait de voir Assad rester au pouvoir,
s'avèraient vraies, il faudrait dire que la Turquie est le grand
perdant, dans toute cette affaire. Car Erdoğan a mis tous ses œufs dans
le seul panier syrien. Il a tout misé sur la chute d'Assad. Et puis,
ces rumeurs pourraient, effectivement, être vraies, en ce qui concerne
le quitus US à Assad, car, il y a peu, Poutine a mis en avant un plan de
sortie de crise impliquant la Turquie, l'Arabie saoudite, la Syrie et
la Jordanie. Nous ne voulons, effectivement, pas jouer le rôle de
l'oiseau de mauvais augure, mais la réalité est que le plan du
démembrement de la région se rapproche peu à peu de la Turquie, une
Turquie, qui se croyait le bastion imprenable, impénétrable à toutes les
menaces. Une Turquie, qui a tout fait, pour démembrer l'Irak et la
Syrie, à l'aide des groupes armés. Le virus frappe la Turquie et il se
peut qu'il contamine, aussi, l'Arabie saoudite ...Erdogan se trouve dans
un réel imbroglio .. Il s'enfonce peu à peu dans le cloaque syrien,
alors qu'il faudrait qu'il se batte, à la fois, contre les Kurdes et
Daech...
Le pacte faustien entre Obama et Erdogan
Un quadruple pacte faustien entre Obama et Erdogan a donc été conclu et fonctionnera de la manière suivante :
- Erdogan veille à ce qu’Obama ne fasse pas état de ses liens secrets avec EI (les USA disposent preuves irréfutables qu'Erdogan est le vrai chef de Daech. Selon leGuardian de Londres, Washington est en possession «de centaines de clés USB et de documents» ) et achète le silence de ce dernier en autorisant les avions de combat US à opérer à partir de la base de Incirlik. Autrement dit, faire un pacte avec Erdogan, qui est lui-même le diable Daech, c'est signer un pacte faustien.
- En contrepartie, Obama accueille favorablement l’insistance d’Erdogan pour que soit créée une zone d’exclusion aérienne au nord de la Syrie, comme une première étape vers la création d’une base opérationnelle sur le territoire syrien à cheval sur la frontière turque, qui peut être utilisée par des éléments rebelles (soutenus par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar) pour mettre à l’ordre du jour le renversement du régime dirigé par le président Bashar al-Assad.
- Tant Erdogan qu’Obama se soucient comme d’une guigne que leur zone d’exclusion aérienne à l’intérieur de la Syrie soit définie par un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU.
- Erdogan a les mains libres pour écraser les rebelles kurdes tout en permettant, en contrepartie, aux avions de combat US d’opérer librement et facilement en Irak et en Syrie.
La participation américaine à la zone d’exclusion aérienne signifie que la Turquie ne montera pas une incursion unilatérale en Syrie, quelque chose que les USA veulent éviter.
D’autre part, Ankara coince aussi les Américains, puisque l’utilisation de la base d’Incirlik est extrêmement importante pour l’armée US – si l’armée de l’air états-unienne avait dû franchir 1000 milles avant d’atteindre EI en Syrie, ce sera beaucoup moins loin maintenant depuis Incirlik, qui est situé exactement à la frontière syrienne – rendant la campagne aérienne contre EI beaucoup plus intense et, espérons, plus efficace.
Dans l’esprit compliqué d’Erdogan, la pensée aurait également pu naître qu’après l’accord avec l’Iran sur le nucléaire, si Washington et Téhéran commencent à collaborer dans la lutte contre EI, cela diminuerait l’importance stratégique de la Turquie par rapport à l’Occident. En somme, Erdogan a décidé que cela aurait un sens pour la Turquie d’ouvrir ses bases aériennes méridionales à l’armée de l’air des États-Unis, se présentant elle-même comme un État en première ligne dans la lutte d’Obama contre EI.
Ironie du sort, ce qui se déroule n’est pas très différent de ce que les amis pakistanais d’Erdogan ont déjà fait une fois en offrant leur pays comme un État privilégié sur le front de la lutte des États-Unis contre la terreur talibane en compensation de l’aide américaine. Bien sûr, le Pakistan n’est jamais revenu en arrière et a extorqué des milliards de dollars d’aide américaine – jusqu’à ce qu’arrive le contre-coup qui a transformé le Pakistan en champ de bataille pour les terroristes. Le temps montrera si le pacte faustien d’Erdogan avec Obama aura un résultat différent.
D’autre part, ce qui ressort de ce pacte faustien en termes de bilan pour Obama reste aussi incertain. Indubitablement, le second front de la Turquie contre les Kurdes peut non seulement compliquer la guerre d’Obama en Irak, mais signe aussi la fin du processus de paix et du dialogue d’Erdogan avec les Kurdes, ainsi que le cessez-le-feu d’il y a deux ans. Est-ce que c’est bon pour les stratégies régionales des États-Unis si l’un de leurs alliés clés de l’Otan est pris dans un bourbier ?
La Maison Blanche répète son mantra habituel chaque fois que l’armée turque a lancé des actions punitives contre les séparatistes kurdes – à savoir que Ankara a le droit de se défendre. La même chanson que pour Israël qui liquide à tour de bras les civils palestiniens, comme si l'existence même de ces civils était une menace existentielle pour les sionistes. La grande différence est que les Kurdes sont, comme les Turcs, des amis d'Israël, donc des États-Unis !
Qu’est-ce qu’Obama peut dire d’autre dans ces circonstances? Paradoxalement, les milices kurdes sont aussi des alliées des États-Unis dans la lutte d’Obama contre EI.
Hannibal GENSERIC