mercredi 4 novembre 2015

Moyen-Orient. Le grand retour de l’Iran, la France marginalisée

Comme ceux de Genève I (juin 2012) et II (janvier/février 2014), le processus de Vienne concernant la crise syrienne risque d’être long. Mais ce sommet « pour sortir de l’enfer », selon les propres termes du secrétaire d’Etat américain John Kerry, a d’ores et déjà apporté un grand changement diplomatique : la participation de la République islamique d’Iran, principal allié de Damas.
Le retour de son ministre des Affaires étrangères – Mohammad Javad Zarif – dans la ville même où fut conclu l’accord sur le nucléaire iranien, le 14 juillet dernier, consacre la réintégration de l’Iran, dans le jeu international. En effet, tous les acteurs régionaux – y compris l’Arabie saoudite – reconnaissent désormais qu’aucune solution politique ne saurait être trouvée sans Téhéran qui avait été exclu de Genève I et II.





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Ce retour se justifie d’abord par la prise en compte des réalités du terrain. Depuis le début du soulèvement en Syrie (mars 2011), la République islamique s’est rangée aux côtés de son allié syrien. La livraison de matériels militaires sophistiqués (missiles sol-sol, blindés et moyens de transmission) et l’engagement sur sol syrien de conseillers militaires iraniens n’ont pas fait défaut, montant en puissance avec la militarisation et la régionalisation du conflit à partir de l’hiver 2011/2012. Dans son discours du 25 mai 2013, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah – proche allié de Téhéran – officialisait l’engagement de ses combattants aux côtés des unités gouvernementales syriennes. Plus d’un millier d’hommes des forces spéciales du Hezbollah participaient ainsi à la bataille décisive de Qoussair, localité stratégique permettant de contrôler l’accès à Damas et à la bande territoriale jouxtant la province de Homs avec la frontière libanaise – par laquelle transitaient mercenaires et matériels à destination des groupes jihadistes menaçant la capitale syrienne.
Dans le même temps commençait à filtrer la présence de conseillers de la force d’élite Al-Qods des Gardiens de la révolution sur la plupart des fronts syriens. Avec la mobilisation d’unités chi’ites irakiennes, afghanes et pakistanaises, l’ensemble des forces pro-iraniennes en Syrie est estimé entre 15 et 20 000 hommes. Sur le modèle des pasdarans, Téhéran a également œuvré à une restructuration des groupes paramilitaires syriens et des comités populaires en un contingent de quelque 50 000 combattants sous le nom de Forces de défense nationale (FDN), destinés à appuyer l’armée nationale.
L’engagement iranien s’est aussi traduit par plusieurs milliards de dollars d’aides pour soutenir l’économie syrienne, ainsi que par une présence de plus en plus marquée d’acteurs économiques iraniens sur le marché syrien, reconduisant la même méthode employée en Irak durant la dernière décennie. Depuis le printemps dernier, Téhéran a déployé de nouvelles troupes d’élite en Syrie. La mort du général Hossein Hamadani, l’un des commandants de la Force Al-Qods des Pasdaran, le 8 octobre dernier, alors qu’il effectuait une mission de conseil sur le front syrien d’Alep, a eu un grand retentissement en Iran où ses obsèques nationales ont été retransmises en direct par la télévision publique. Cette reconnaissance nationale d’un engagement iranien sur sol syrien s’est amplifiée avec l’officialisation d’un engagement militaire russe accru depuis le 30 septembre avec le déclenchement d’une intense campagne de bombardements aériens contre les positions jihadistes.
Le maintien de l’intégrité territoriale et politique de la Syrie est considéré par Téhéran comme un élément capital de sa propre sécurité, le territoire iranien étant cerné de conflits où sont engagées des milices jihadistes soutenues par l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et leurs supplétifs européens (prochetmoyen-orient du 18 octobre 2015) : Afghanistan, Pakistan, Yémen, Turquie, Irak et Syrie. « La sécurité nationale de la Syrie et de l’Iran sont intrinsèquement liées. Cette réalité est la philosophie de notre présence en Syrie », vient de répéter avec force Hossein Salami, commandant-adjoint du Corps des Pasdarans. La Syrie constitue également une ligne de résistance au régime de Tel-Aviv qui poursuit son occupation militaire et sa colonisation des territoires palestiniens.
Dans ce contexte opérationnel, l’ouverture à Vienne d’un espace de discussion entre Téhéran et Riyad constitue une avancée positive sur la voie d’un apaisement entre les deux puissances régionales rivales. Moscou autant que Washington poussent à la détente entre les deux frères ennemis de l’Islam proche et moyen-oriental pour l’instauration d’une espèce de « Yalta régional » sans lequel aucun des conflits en cours ne pourra être durablement résolu.
Par ailleurs, ce grand retour de l’Iran aggrave la marginalisation d’une diplomatie française – absente du premier tour de table viennois – et qui continue à ne rien comprendre à la nouvelle donne en acte… A l’évidence, François Hollande et Laurent Fabius – qui s’entêtent à répéter que Bachar doit partir – s’enferment dans une impasse à trois côtés : 1) cette question de l’avenir politique de la Syrie n’est pas d’actualité tant que ne seront pas neutralisés Dae’ch et les autres factions jihadistes engagées en Syrie comme en Irak ; 2) en collant ainsi à la voix de Riyad, Paris s’affirme comme partie liée au conflit et perd toute capacité de médiation ; 3) enfin et surtout, en continuant à prôner des solutions de « regime change » qui ont lamentablement échoué et tourné au chaos en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Yémen, Paris n’a visiblement rien appris. Les experts du Quai d’Orsay ont-ils seulement compris que si Dae’ch n’a pas réussi à investir Damas, c’est – que cela nous plaise ou non ! – grâce aux sacrifices militaires de l’armée gouvernementale syrienne et de leurs alliés iraniens, libanais et russes.
Le malentendu, sinon le blocage central de cette crise régionale et internationale nous ramènent à la jurisprudence libyenne du printemps 2011, lorsque Nicolas Sarkozy et David Cameron ont pris la très lourde responsabilité de déclencher une guerre unilatérale contre Mouammar Kadhafi. Ce faisant, ils ont outrepassé l’esprit et la lettre de la résolution 1973 du Conseil de sécurité que la Russie et la Chine avaient laissé passer. Celle-ci préconisait strictement deux choses : l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et l’acheminement d’aides humanitaires aux populations civiles. En interprétant cette résolution comme le feu vert à un changement de régime à Tripoli, Paris, Londres, puis l’OTAN (donc Washington) se sont aliénés durablement Moscou et Pékin, depuis toujours farouchement opposés à la remise en cause de souverainetés nationales garanties par l’article 2 (paragraphe 5) de la Charte de l’ONU !
Enfin, une autre dimension essentielle du grand retour de l’Iran échappe – elle-aussi – à la compréhension de Laurent Fabius et de son Président : la différence à faire entre une diplomatie du court terme – la gestion immédiate des crises – et une diplomatie du plus moyen et long termes devant miser sur l’influence, le soft, voire le smart power, à savoir la formation des élites, le maintien des contacts entre services spécialisés et experts, les échanges académiques, scientifiques et culturels, les bourses d’étudiants, etc. L’un des fondamentaux du métier diplomatique réside dans cette loi de thermodynamique : quoiqu’il arrive et surtout si les relations politiques se dégradent avec un pays quel qu’il soit, il s’agit de ne jamais interrompre les canaux multiples, vecteurs de notre influence. C’est un vrai métier !
Les Allemands l’ont parfaitement compris. Dernièrement à Téhéran pour la préparation de la prochaine conférence de Munich sur la défense et la sécurité, le chef de la diplomatie allemande Frank-Walter Steinmeier a multiplié les initiatives allant dans ce sens, insistant sur les échanges culturels, scientifiques et universitaires entre l’Iran et son pays. Depuis qu’il est arrivé à la tête du Quai d’Orsay, Laurent Fabius a fait justement le contraire en donnant instructions aux diplomates français d’éviter soigneusement de fréquenter les think-tanks et les centres de recherche iraniens et d’isoler l’Iran jusque dans les débats d’idées ! Le remaniement ministériel qui ne manquera pas de suivre la débâcle des prochaines élections régionales françaises y changera-t-il quelque chose ? Rien n’est moins sûr…
Richard Labévière
2 novembre 2015
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