Papier fondamental de Nafeez Ahmed, publié en mars dernier.
Rappelons que Nafeez Ahmed, est un politologue britannique et journaliste d’investigation, qui travaille avec la BBC et le Guardian. Il est le directeur de l’Institute for Policy Research and Development de Brighton, et enseigne à l’université du Sussex. Il a été nominé en 2003 pour le prix Napoli, équivalent du Goncourt français.
L’« État islamique » est un symptôme brutal de l’aggravation d’une
crise de civilisation fondée sur la dépendance aux combustibles
fossiles, qui porte atteinte à l’hégémonie occidentale et met à mal le
pouvoir des États dans le monde musulman
Le débat sur les origines de l’État islamique a largement oscillé
entre deux points de vue extrêmes. Certains accusent l’Occident : l’État
islamique n’est rien de plus qu’une réaction prévisible à l’occupation
de l’Irak, un autre contrecoup de la politique étrangère occidentale.
D’autres attribuent purement et simplement l’émergence de l’État
islamique à la barbarie historique ou culturelle du monde musulman, dont
les croyances et les valeurs médiévales arriérées sont un incubateur
naturel de ce type d’extrémisme violent.
Alors que ce débat banal se poursuit d’un ton monotone, la plus
grosse évidence que personne ne veut voir concerne les infrastructures
matérielles. Tout le monde peut nourrir des pensées mauvaises, horribles
ou dégoûtantes. Mais elles restent de simples fantasmes à moins que
l’on ne trouve un moyen de les manifester concrètement dans le monde qui
nous entoure.
Ainsi, pour comprendre comment l’idéologie qui anime l’État islamique
a réussi à rassembler les ressources matérielles nécessaires pour
conquérir un espace plus grand que le Royaume-Uni, nous devons inspecter
de plus près son contexte matériel.
Suivez l’argent
Les fondements de l’idéologie d’al-Qaïda sont nés dans les années
1970. Abdallah Azzam, mentor palestinien d’Oussama ben Laden, a alors
formulé une nouvelle théorie justifiant la poursuite d’une guerre
continue et de faible intensité par des cellules moudjahidines déployées
en faveur d’un État panislamiste. Les doctrines islamistes violentes
d’Abdallah Azzam ont été popularisées dans le contexte de l’invasion de
l’Afghanistan par les Soviétiques.
Comme on le sait, les réseaux moudjahidines afghans ont été formés et
financés sous la supervision de la CIA, du MI6 et du Pentagone. Les
États du Golfe ont apporté des sommes d’argent considérables, tandis que
l’Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais a assuré la liaison sur
le terrain avec les réseaux militants coordonnés par Azzam, ben Laden
et les autres.
L’administration Reagan a par exemple fourni 2 milliards de dollars
aux moudjahidines afghans, complétés par un apport de 2 milliards de
dollars de l’Arabie saoudite.
En Afghanistan, l’USAID a investi des millions de dollars pour
fournir aux écoliers « des manuels remplis d’images violentes et
d’enseignements islamiques militants », d’après le Washington Post. La
théologie justifiant le djihad violent était entrecoupée de « dessins de
fusils, de balles, de soldats et de mines ». Les manuels vantaient même
les récompenses divines offertes aux enfants qui « arracheraient les
yeux de l’ennemi soviétique et lui couperaient les jambes ».
Selon la croyance populaire, cette configuration désastreuse d’une
collaboration entre l’Occident et le monde musulman dans le financement
des extrémistes islamistes aurait pris fin avec l’effondrement de
l’Union soviétique. Comme je l’ai expliqué lors d’un témoignage au
Congrès un an après la sortie du rapport de la Commission du
11 septembre, cette croyance populaire est erronée.
Le chantage de la protection
Un rapport classifié des services de renseignement américains, révélé
par le journaliste Gerald Posner, a confirmé que les États-Unis étaient
pleinement conscients du fait qu’un accord secret avait été conclu en
avril 1991 entre l’Arabie saoudite et ben Laden, alors en résidence
surveillée. Selon cet accord, ben Laden était autorisé à quitter le
royaume avec ses financements et partisans et à continuer de recevoir un
soutien financier de la famille royale saoudienne à la seule condition
qu’il s’abstienne de cibler et de déstabiliser le royaume d’Arabie
saoudite lui-même.
Loin d’être des observateurs distants de cet accord secret, les États-Unis et la Grande-Bretagne y ont participé activement.
L’approvisionnement massif de pétrole en provenance d’Arabie saoudite
est au fondement de la santé et de la croissance de l’économie
mondiale. Nous ne pouvions nous permettre d’être déstabilisés, et nous
avons donc dû accepter ce compromis : pour protéger le royaume, il
fallait le laisser financer ben Laden hors de ses frontières.
Comme l’historien britannique Mark Curtis le décrit minutieusement dans son livre sensationnel, Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam,
les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni ont continué de
soutenir secrètement des réseaux affiliés à al-Qaïda en Asie centrale et
dans les Balkans après la guerre froide, et ce pour les mêmes raisons
que précédemment, à savoir la lutte contre l’influence russe, et
désormais chinoise, afin d’étendre l’hégémonie américaine sur l’économie
capitaliste mondiale. L’Arabie saoudite, première plate-forme
pétrolière du monde, est restée l’intermédiaire de cette stratégie
anglo-américaine irréfléchie.
En Bosnie
Curtis relate qu’un an après l’attentat du World Trade Center de
1993, Oussama ben Laden a ouvert un bureau dans le quartier de Wembley, à
Londres, sous le nom d’« Advice and Reformation Committee », depuis
lequel il a coordonné des activités extrémistes dans le monde entier.
Vers la même époque, le Pentagone a acheminé par avion des milliers
de moudjahidines d’al-Qaïda de l’Asie centrale vers la Bosnie, violant
ainsi l’embargo sur les armes imposé par l’ONU, selon des fichiers des
services de renseignement néerlandais. Ces combattants étaient
accompagnés par les forces spéciales américaines. Le « cheikh aveugle »
qui a été condamné pour l’attentat du World Trade Center était
profondément impliqué dans le recrutement et l’envoi de combattants
d’al-Qaïda en Bosnie.
En Afghanistan
A partir de 1994 environ et jusqu’au 11 septembre, les services de
renseignement militaire américains ainsi que la Grande-Bretagne,
l’Arabie saoudite et le Pakistan, ont secrètement fourni des armes et
des fonds aux talibans, qui abritaient al-Qaïda.
En 1997, Amnesty International a déploré l’existence de « liens
politiques étroits » entre la milice talibane en place, qui venait de
conquérir Kaboul, et les États-Unis. Le groupe de défense des droits de
l’homme a fait référence à des comptes-rendus crédibles « sur les madrasas (écoles
religieuses) fréquentées par les talibans au Pakistan », indiquant que
« ces liens peuvent avoir été établis au commencement même du mouvement
taliban ».
Amnesty a rapporté que ces comptes-rendus provenaient de Benazir
Bhutto, alors Première ministre du Pakistan ; cette dernière,
aujourd’hui décédée, avait « affirmé que les madrasas avaient été mises en place par la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Arabie saoudite et le Pakistan au cours du djihad,
la résistance islamique contre l’occupation de l’Afghanistan par les
Soviétiques ». Sous la tutelle américaine, l’Arabie saoudite continuait
de financer ces madrasas.
Les manuels rédigés par le gouvernement américain afin d’endoctriner
les enfants afghans avec l’idéologie du djihad violent pendant la guerre
froide furent alors approuvés par les talibans. Ils furent intégrés au
programme de base du système scolaire afghan et largement utilisés dans
les madrasas militantes pakistanaises financées par l’Arabie saoudite et
l’ISI pakistanaise avec le soutien des États-Unis.
Les administrations Clinton et Bush espéraient se servir des talibans
pour établir un régime fantoche dans le pays, à la manière de leur
bienfaiteur saoudien. L’espoir vain et manifestement infondé était qu’un
gouvernement taliban assure la stabilité nécessaire pour installer un
pipeline trans-afghan (TAPI) acheminant le gaz d’Asie centrale vers
l’Asie du Sud, tout en longeant la Russie, la Chine et l’Iran.
Ces espoirs ont été anéantis trois mois avant le 11 septembre,
lorsque les talibans ont rejeté les propositions américaines. Le projet
TAPI a ensuite été bloqué en raison du contrôle intransigeant de
Kandahar et Quetta par les talibans ; toutefois, ce projet est désormais
en cours de finalisation sous la direction de l’administration Obama.
Au Kosovo
Mark Curtis indique que l’OTAN a continué de parrainer les réseaux
affiliés à al-Qaïda au Kosovo à la fin des années 1990, lorsque les
forces spéciales américaines et britanniques ont approvisionné en armes
et formé les rebelles de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), parmi
lesquels figuraient des recrues moudjahidines. Ces effectifs comptaient
une cellule rebelle dirigée par Mohammed al-Zaouahiri, frère du bras
droit de ben Laden, Ayman al-Zaouahiri, qui est désormais le leader
d’al-Qaïda.
Dans la même période, Oussama ben Laden et Ayman al-Zaouahiri ont
coordonné les attentats de 1998 contre les ambassades américaines au
Kenya et en Tanzanie depuis le bureau de ben Laden à Londres.
Il y avait toutefois quelques bonnes nouvelles : les interventions de
l’OTAN dans les Balkans, conjuguées à la désintégration de la
Yougoslavie socialiste, ont ouvert la voie à l’intégration de la région
dans l’Europe occidentale, à la privatisation des marchés locaux et à
l’établissement de nouveaux régimes en faveur du projet de pipeline
trans-Balkans, destiné à transporter le pétrole et le gaz d’Asie
centrale vers l’Occident.
Une réorientation de la politique au Moyen-Orient
Même après les attentats du 11 septembre 2001 et du 7 juillet 2005,
la dépendance des Américains et des Britanniques aux combustibles
fossiles bon marché pour soutenir l’expansion capitaliste mondiale les a
poussés à approfondir cette alliance avec les extrémistes.
Vers le milieu de la dernière décennie, les services de renseignement
militaire anglo-américains ont commencé à superviser les financements
apportés par les États du Golfe, menés une fois de plus par l’Arabie
saoudite, aux réseaux extrémistes islamistes à travers le Moyen-Orient
et l’Asie centrale pour contrer l’influence chiite iranienne dans la
région. Parmi les bénéficiaires de cette entreprise figuraient des
groupes militants et extrémistes affiliés à al-Qaïda de l’Irak au Liban
en passant par la Syrie, soit un véritable arc du terrorisme islamiste.
Une fois de plus, les militants islamistes furent involontairement
entretenus en tant qu’agents de l’hégémonie américaine face aux rivaux
géopolitiques émergeants.
Comme Seymour Hersh l’a révélé dans le New Yorker en 2007, cette
« réorientation » de la politique consistait à affaiblir non seulement
l’Iran, mais aussi la Syrie, où les largesses des États-Unis et de
l’Arabie saoudite ont contribué à soutenir les Frères musulmans syriens,
entre autres groupes d’opposition. Evidemment, l’Iran et la Syrie
étaient étroitement alignés avec la Russie et la Chine.
En Libye
En 2011, l’intervention militaire de l’OTAN pour renverser le régime
de Kadhafi a emboîté le pas au soutien important apporté à des
mercenaires libyens, qui étaient en fait des membres de la branche
officielle d’al-Qaïda en Libye. La France se serait vu proposer le
contrôle de 35 % des ressources pétrolières de la Libye en échange de
son soutien aux insurgés.
Après l’intervention, les géants pétroliers européens, britanniques
et américains étaient « parfaitement prêts à tirer profit » des
« opportunités commerciales », d’après David Anderson, professeur à
l’université d’Oxford. Les contrats juteux signés avec les membres de
l’OTAN ont pu « libérer l’Europe occidentale de l’emprise des
producteurs russes qui pratiquent des prix élevés et dominent
actuellement leur approvisionnement en gaz ».
Des rapports secrets établis par les services de renseignement ont
montré que les rebelles soutenus par l’OTAN entretenaient des liens
étroits avec al-Qaïda. La CIA s’est également servie des militants
islamistes en Libye pour acheminer des armes lourdes aux rebelles du
pays.
Un rapport de 2009 des services de renseignement canadiens décrit le
bastion rebelle de l’est de la Libye comme un « épicentre de
l’extrémisme islamiste », à partir duquel « les cellules extrémistes »
ont agi dans la région. Selon David Pugliese, dont les propos sont
repris dans l’Ottawa Citizen, c’est cette même région qui était
« défendue par une coalition de l’OTAN dirigée par le Canada ». D’après
David Pugliese, le rapport des services de renseignement a confirmé que
« plusieurs groupes d’insurgés islamistes » étaient basés dans l’est de
la Libye et que beaucoup de ces groupes ont également « exhorté leurs
partisans à combattre en Irak ». Les pilotes canadiens plaisantaient
même en privé, se disant qu’ils faisaient partie de l’armée de l’air
d’al-Qaïda « dans la mesure où leurs missions de bombardement ont
contribué à ouvrir la voie aux rebelles alignés avec le groupe
terroriste ».
Selon Pugliese, les spécialistes des services de renseignement
canadiens ont envoyé un rapport prémonitoire à l’attention des officiers
supérieurs de l’OTAN en date du 15 mars 2011, quelques jours seulement
avant le début de l’intervention. « Il est de plus en plus possible que
la situation en Libye se transforme en une guerre tribale/civile à long
terme, était-il écrit. Cela est particulièrement probable si les forces
d’opposition reçoivent une assistance militaire de la part d’armées
étrangères. »
Comme nous le savons, l’intervention a quand même eu lieu.
En Syrie
Au cours des cinq dernières années au moins, l’Arabie saoudite, le
Qatar, les Emirats arabes unis, la Jordanie et la Turquie ont tous
apporté un soutien financier et militaire considérable à des réseaux
militants islamistes liés à al-Qaïda qui ont engendré l’« État
islamique » que nous connaissons aujourd’hui. Ce soutien a été apporté
dans le cadre d’une campagne anti-Assad de plus en plus intense dirigée
par les États-Unis.
La concurrence pour dominer les tracés potentiels des pipelines
régionaux passant par la Syrie et contrôler les ressources inexploitées
en combustibles fossiles en Syrie et en Méditerranée orientale (au
détriment de la Russie et de la Chine) a fortement contribué à motiver
cette stratégie.
Roland Dumas, ancien ministre français des Affaires étrangères, a
révélé qu’en 2009 les responsables du ministère britannique des Affaires
étrangères lui avaient indiqué que les forces britanniques étaient déjà
actives en Syrie pour tenter de fomenter la rébellion.
L’opération qui se poursuit actuellement a été étroitement contrôlée
dans le cadre d’un programme secret toujours en cours, coordonné
conjointement par les services de renseignement militaire américains,
britanniques, français et israéliens. Des rapports publics confirment
qu’à la fin de l’année 2014, le soutien apporté par les États-Unis aux
combattants luttant contre Assad s’élevait, à lui seul, à environ
2 milliards de dollars.
Ce soutien aux extrémistes islamistes est communément considéré comme
une erreur, et les faits parlent d’eux-mêmes. D’après des évaluations
classifiées de la CIA, les services de renseignement américains savaient
que le soutien apporté aux rebelles anti-Assad dirigé par les
États-Unis à travers ses alliés au Moyen-Orient a toujours fini entre
les mains des extrémistes les plus virulents. Toutefois, il a continué.
L’année précédant le lancement de la campagne de l’État islamique
pour conquérir l’intérieur de l’Irak, les responsables du Pentagone
étaient également conscients que la grande majorité des rebelles
« modérés » de l’Armée syrienne libre (ASL) étaient en fait des
militants islamistes. Ainsi que l’ont reconnu les responsables, il était
de plus en plus impossible d’établir une frontière fixe entre les
rebelles dits « modérés » et les extrémistes liés à al-Qaïda ou à l’État
islamique en raison de la fluidité des interactions existant entre ces
deux composantes.
De plus en plus, les combattants frustrés de l’ASL ont rejoint les
rangs des militants islamistes en Syrie, non pas pour des raisons
idéologiques mais simplement en raison de leur plus grande puissance
militaire. Jusqu’à présent, la quasi-totalité des groupes rebelles
« modérés » formés et récemment armés par les États-Unis sont en cours
de dissolution et de défection, et leurs membres n’en finissent plus de
passer du côté d’al-Qaïda et de l’État islamique dans la lutte contre
Assad.
En Turquie
Grâce à un nouvel accord avec la Turquie, les États-Unis coordonnent
actuellement l’approvisionnement continu en aide militaire aux rebelles
« modérés » pour combattre l’État islamique. Pourtant, ce n’est un
secret pour personne que pendant toute cette période, la Turquie a
directement parrainé al-Qaïda et l’État islamique dans le cadre d’une
manœuvre géopolitique destinée à écraser les groupes d’opposition kurdes
et à faire tomber Assad.
On a fait grand cas des efforts « relâchés » de la Turquie pour
empêcher la traversée de son territoire par les combattants étrangers
souhaitant rejoindre l’État islamique en Syrie. Ankara a récemment
répondu en annonçant avoir arrêté plusieurs milliers d’entre eux.
Ces affirmations sont imaginaires : la Turquie a délibérément abrité
et acheminé le soutien apporté à l’État islamique et à al-Qaïda en
Syrie.
L’été dernier, le journaliste turc Denis Kahraman a interviewé un
combattant de l’État islamique recevant un traitement médical en
Turquie ; ce dernier lui a dit : « La Turquie nous a ouvert la voie. Si
la Turquie n’avait pas fait preuve d’autant de compréhension à notre
égard, l’État islamique n’en serait pas là où il en est actuellement.
Elle [La Turquie] a manifesté de l’affection à notre égard. Un grand
nombre de nos moudjahidines [djihadistes] ont reçu un traitement médical
en Turquie. »
Plus tôt cette année, des documents officiels de l’armée turque (le
Commandement général de la gendarmerie) divulgués en ligne et
authentifiés ont révélé que les services de renseignement turcs (MIT)
avaient été surpris par des officiers militaires à Adana alors qu’ils
étaient en train de transporter par camions des missiles, mortiers et
munitions anti-aériennes « à destination de l’organisation terroriste
al-Qaïda » en Syrie.
Les rebelles « modérés » de l’ASL sont impliqués dans le réseau de
soutien turco-islamiste parrainé par le MIT. L’un d’eux a expliqué au
Telegraph qu’il « gère désormais des refuges en Turquie hébergeant des
combattants étrangers qui cherchent à rejoindre le Front al-Nosra et
[l’État islamique] ».
Des responsables politiques ont cherché à attirer l’attention sur ce
sujet, en vain. L’année dernière, Claudia Roth, vice-présidente du
parlement allemand, a fait part de sa consternation face au fait que
l’OTAN autorise la Turquie à abriter un camp de l’État islamique à
Istanbul, à faciliter les transferts d’armes à destination de militants
islamistes à travers ses frontières, et à soutenir tacitement les ventes
de pétrole de l’État islamique. Rien ne s’est passé.
La coalition menée par les États-Unis contre l’État islamique finance l’État islamique
Les États-Unis et la Grande-Bretagne ne sont pas seulement restés
étrangement silencieux face à la complicité de leur partenaire de
coalition qui parraine l’ennemi. Au contraire, ils ont renforcé leur
partenariat avec la Turquie et coopèrent âprement avec ce même
État-mécène de l’État islamique pour former les rebelles « modérés »
afin de lutter contre l’État islamique.
Ce n’est pas uniquement la Turquie qui est en cause. L’année
dernière, le vice-président américain Joe Biden a indiqué lors d’une
conférence de presse à la Maison Blanche que l’Arabie saoudite, les
Emirats arabes unis, le Qatar et la Turquie, entre autres, fournissaient
« des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de
tonnes d’armes » aux « éléments djihadistes extrémistes du Front
al-Nosra et d’al-Qaïda » dans le cadre d’une « guerre par procuration
entre sunnites et chiites ». Biden a ajouté qu’il était impossible, à
tous égards, d’identifier les rebelles « modérés » en Syrie.
Rien n’indique que ce financement s’est épuisé. Pas plus tard qu’en
septembre 2014, alors même que les États-Unis ont commencé à coordonner
les frappes aériennes contre l’État islamique, les responsables du
Pentagone ont révélé qu’ils savaient que leurs propres alliés de la
coalition finançaient toujours l’État islamique.
Ce même mois, le général Martin Dempsey, chef d’État-major des armées
des États-Unis, a été interrogé par le sénateur Lindsay Graham lors
d’une audience du Comité des forces armées du Sénat. Quand ce dernier
lui a demandé s’il connaissait « un allié majeur arabe qui embrasse
l’idéologie de [l’État islamique] », l’intéressé a répondu : « Je
connais des alliés arabes majeurs qui les financent. »
Malgré cela, le gouvernement américain n’a pas seulement refusé de
sanctionner les alliés en question, mais les a récompensés en les
incluant dans la coalition qui est censée combattre cette même entité
extrémiste qu’ils financent. Pire encore, ces mêmes alliés continuent de
se voir accorder une grande marge de manœuvre dans la sélection des
combattants appelés à être formés.
Des membres clés de notre coalition contre l’État islamique
bombardent l’État islamique par la voie aérienne tout en parrainant le
groupe en coulisses au vu et au su du Pentagone.
L’arc des États musulmans défaillants
En Irak et en Syrie, où l’État islamique est né, l’état de
dévastation dans lequel la société se trouve suite à une situation de
conflit prolongé ne peut être sous-estimé. L’invasion militaire et
l’occupation de l’Irak par l’Occident, avec leur lot de torture et de
violence aveugle, ont joué un rôle indéniable pour ouvrir la voie à
l’émergence d’une politique réactionnaire extrême. Avant l’intervention
occidentale, al-Qaïda était totalement absent du pays. En Syrie, la
guerre brutale menée par Assad contre son propre peuple continue de
justifier la présence de l’État islamique et d’attirer des combattants
étrangers.
L’apport continu aux réseaux islamistes extrémistes d’importantes
sommes d’argent et de ressources matérielles à hauteur de centaines de
milliards de dollars (que personne n’a encore été en mesure de
quantifier dans leur totalité), coordonné par cette même interconnexion
entre gouvernements occidentaux et musulmans, a eu un impact
profondément déstabilisant au cours du dernier demi-siècle. L’État
islamique est l’aboutissement post-moderne surréaliste de cette histoire
sordide.
La coalition occidentale contre l’État islamique dans le monde
musulman se compose de régimes répressifs dont les politiques nationales
ont creusé les inégalités, écrasé les dissensions légitimes, torturé
des activistes politiques pacifiques et attisé des rancunes profondes.
Ce sont ces mêmes alliés qui ont financé l’État islamique, et qui
continuent de le faire, au vu et au su des services de renseignement
occidentaux.
Ce, malgré l’escalade de crises convergentes qui sévissent dans la
région depuis une décennie. Le professeur Bernard Haykel, de
l’université de Princeton, s’est exprimé à ce sujet : « Je vois l’État
islamique comme un symptôme d’un ensemble structurel de problèmes
beaucoup plus profonds dans le monde arabe sunnite… [C’est] lié à la
politique. A l’éducation et notamment au manque d’éducation. A
l’autoritarisme. A l’intervention étrangère. Au fléau du pétrole… Je
pense que même si l’État islamique venait à disparaître, les causes
sous-jacentes qui sont à l’origine de l’État islamique ne
disparaîtraient pas. Et ces causes devraient être abordées par des
politiques, des réformes et des changements menés sur plusieurs
décennies non seulement par l’Occident, mais aussi par les sociétés
arabes. »
Pourtant, comme nous l’avons vu avec le Printemps arabe, ces
problèmes structurels ont été exacerbés par une véritable tempête de
crises politiques, économiques, énergétiques et environnementales
interdépendantes, toutes couvées par l’aggravation de la crise du
capitalisme mondial.
Dans une région en proie à des sécheresses prolongées, à une
défaillance de l’agriculture, à une chute des revenus pétroliers due au
pic pétrolier local, à la corruption et à une mauvaise gestion
économique aggravées par l’austérité néolibérale, et ainsi de suite, les
États locaux ont commencé à s’effondrer. De l’Irak à la Syrie, de
l’Egypte au Yémen, c’est cette même interconnexion entre des crises
climatiques, énergétiques et économiques qui défait les gouvernements en
place.
L’aliénation en Occident
Bien que l’Occident soit beaucoup plus résistant à ces crises
mondiales interconnectées, les inégalités persistantes aux États-Unis,
en Grande-Bretagne et en Europe de l’Ouest, qui ont un effet
disproportionné sur les minorités ethniques, les femmes et les enfants,
s’aggravent.
En Grande-Bretagne, près de 70 % des musulmans issus d’ethnies d’Asie
du Sud et près de deux tiers de leurs enfants vivent dans la pauvreté.
Un peu moins de 30 % des jeunes musulmans britanniques âgés de 16 à
24 ans sont sans emploi. Selon Minority Rights Group International, la
situation des musulmans britanniques en termes d’« accès à l’éducation, à
l’emploi et au logement » s’est détériorée au cours des dernières
années au lieu de s’être améliorée. Cette dégradation a été accompagnée
d’une « augmentation inquiétante de l’hostilité ouverte » exprimée par
les communautés non-musulmanes et d’une propension croissante des
services de police et de sécurité à cibler de manière disproportionnée
les musulmans en vertu de l’autorité qui leur est conférée dans le cadre
de la lutte contre le terrorisme. Les reportages constamment négatifs
diffusés par les médias sur les musulmans, auxquels s’ajoutent les
frustrations légitimes provoquées par une politique étrangère agressive
et trompeuse dans le monde musulman, créent chez les musulmans
britanniques un sentiment d’exclusion sociale associé à leur identité.
C’est l’ensemble de ces facteurs qui a un effet destructeur sur la
formation de l’identité, et non chacun de ces facteurs pris séparément.
Observés seuls, la pauvreté, la discrimination, les reportages négatifs
sur les musulmans, et ainsi de suite, ne permettent pas nécessairement
de rendre une personne vulnérable à la radicalisation. Toutefois,
conjointement, ces facteurs peuvent forger un attachement à une identité
marquée par l’aliénation, la frustration et l’échec.
La persistance de ces problèmes et leur interaction peuvent
contribuer à la façon dont les musulmans de Grande-Bretagne issus de
divers horizons commencent à se voir en tant que tout. Dans certains
cas, cela peut générer un sentiment ancré de séparation, d’aliénation et
de désillusion par rapport à la société en général. L’effet de cette
identité d’exclusion sur un individu dépendra de l’environnement
spécifique, des expériences et des choix de l’individu en question.
Les crises sociales prolongées peuvent jeter les bases du
développement d’idéologies destructrices et xénophobes. Ces crises
ébranlent les mœurs traditionnelles de certitude et de stabilité
enracinées dans les notions établies d’identité et d’appartenance.
Alors que les musulmans vulnérables pourraient se tourner vers la
culture des gangs ou, pire, vers l’extrémisme islamiste, les
non-musulmans vulnérables pourraient adopter leur propre identité
d’exclusion liée à des groupes extrémistes comme la Ligue de défense
anglaise, ou d’autres réseaux d’extrême-droite.
Chez les groupes d’élites plus puissants, le sentiment de crise peut
enflammer les idéologies néoconservatrices militaristes qui épurent les
structures du pouvoir en place, justifient le statu quo, défendent le système déficient qui soutient leur pouvoir, et diabolisent les mouvements progressistes et ceux des minorités.
Dans ce maelström, l’injection de milliards de dollars au sein de
réseaux extrémistes islamistes ayant un penchant pour la violence au
Moyen-Orient donne du pouvoir à des groupes qui, auparavant, ne
disposaient pas de soutiens locaux.
Alors que plusieurs crises convergent et s’intensifient tout en
compromettant la stabilité de l’État et en attisant de plus grandes
frustrations, cet apport massif de ressources dont bénéficient les
idéologues islamistes est susceptible d’attirer dans le vortex de
l’extrémisme xénophobe les individus en colère, aliénés et vulnérables.
Ce processus se conclue par la création de monstres.
Une déshumanisation
Tandis que ces facteurs ont élevé à un niveau critique cette
vulnérabilité régionale, le rôle joué par les États-Unis et la
Grande-Bretagne après le 11 septembre 2001 dans la coordination du
financement secret fourni par les États du Golfe aux militants
islamistes extrémistes à travers la région a jeté de l’huile sur le feu.
Les liens dont disposent ces réseaux islamistes en Occident
signifient que les services de renseignement nationaux ont
périodiquement fermé les yeux sur leurs disciples et infiltrés dans leur
propre pays, ce qui a permis à ces derniers de croître, recruter et
envoyer les candidats au djihad à l’étranger.
C’est pourquoi la composante occidentale de l’État islamique, bien
que beaucoup plus petite que le contingent de combattants qui rallient
le groupe depuis les pays voisins, reste largement imperméable à tout
débat théologique significatif. Ils ne sont pas mus par la théologie, mais par l’insécurité d’une identité et d’un psychisme fracturés.
C’est ici, dans les méthodes de recrutement minutieusement calibrées
de l’État islamique et des réseaux qui soutiennent l’organisation en
Occident, que nous pouvons voir que le processus d’endoctrinement
psychologique s’est affiné à travers les années grâce aux formations
menées sous la tutelle des services de renseignement occidentaux. Ces
services de renseignement ont en effet toujours été intimement impliqués
dans l’élaboration d’outils violents d’endoctrinement islamiste.
Dans la plupart des cas, le recrutement de l’État islamique se fait
en exposant les individus à des vidéos de propagande soigneusement
élaborées, développées au moyen de méthodes de production avancées, et
dont les plus efficaces sont remplies d’images réelles de massacres
perpétrés par la puissance de feu occidentale contre les civils
irakiens, afghans et palestiniens, ou par Assad contre les civils
syriens.
L’exposition constante à ces scènes horribles d’atrocités perpétrées
par l’Occident et la Syrie peut souvent avoir un effet similaire à ce
qui pourrait arriver si ces scènes avaient été vécues directement, à
savoir une forme de traumatisme psychologique qui peut même entraîner un
stress post-traumatique.
Ces techniques de propagande sectaire contribuent à attiser des
émotions accablantes de choc et de colère, qui à leur tour servent à
anéantir la raison et à déshumaniser l’« Autre ». Le processus de
déshumanisation est concrétisé à l’aide d’une théologie islamiste
pervertie. Ce qui importe, ce n’est pas l’authenticité de cette
théologie, mais sa simplicité. Cette théologie peut faire des merveilles
sur un psychisme traumatisé par des visions de morts massives et dont
la capacité à raisonner est immobilisée par la rage.
C’est pourquoi le recours à une littéralité poussée à l’extrême et à
une décontextualisation complète est une caractéristique si commune aux
enseignements islamistes extrémistes : en effet, pour un individu
crédule ayant une faible connaissance de l’érudition islamique, à
première vue tout cela semble vrai sur le plan littéral.
Basées sur des décennies d’interprétation erronée et sélective des
textes islamiques par les idéologues militants, les sources sont
soigneusement extraites et triées sur le volet pour justifier le
programme politique du mouvement : un règne tyrannique, des massacres
massifs et arbitraires, l’assujettissement et l’asservissement des
femmes, et ainsi de suite ; des éléments qui deviennent tous partie
intégrante de la survie et de l’expansion de l’« État ».
Etant donné que la fonction principale de l’introduction du
raisonnement théologique islamiste extrême est de légitimer la violence
et de sanctionner la guerre, celui-ci est conjugué à des vidéos de
propagande qui promettent ce dont la recrue vulnérable semble manquer, à
savoir la gloire, la fraternité, l’honneur et la promesse du salut
éternel, peu importent les crimes ou délits pouvant avoir été commis par
le passé.
Si vous ajoutez à cela la promesse du pouvoir (le pouvoir sur leurs
ennemis, le pouvoir sur les institutions occidentales censées avoir
éliminé leurs frères et sœurs musulmans, le pouvoir sur les femmes),
ainsi qu’un habit religieux et des revendications de piété suffisamment
convaincants, alors les sirènes de l’État islamique peuvent devenir
irrésistibles.
Cela signifie que l’idéologie de l’État islamique n’est pas le
facteur déterminant de son éclosion, de son existence et de son
expansion, bien qu’il soit important de la comprendre et de la réfuter.
L’idéologie est simplement l’opium du peuple dont il se nourrit et
nourrit ses potentiels disciples.
En fin de compte, l’État islamique est un cancer du capitalisme
industriel moderne en plein effondrement, un sous-produit fatal de notre
dépendance inébranlable à l’or noir, un symptôme parasitaire de
l’escalade des crises de civilisation qui secouent à la fois le monde
musulman et le monde occidental. Tant que l’on ne s’attaque pas aux
racines de ces crises, l’État islamique et ses semblables ne sont pas
prêts de disparaître.
Source : Nafeez Ahmed, pour Middle East Eye, le 27 mars 2015.