Je
suis professeur d’histoire et je donne des cours, parmi d’autres
sujets, sur la Russie et l’URSS. J’essaie d’expliquer à mes étudiants
comment les Russes se voient eux-mêmes et voient leur histoire, et
comment les médias dominants occidentaux (Mainstream Media –
MSM dans l’acronyme internet) présentent la Russie à leurs lecteurs.
Bien sûr, la cible principale des MSM est le président russe, Vladimir
Poutine, mais la Russie en est aussi une.
Comment est-ce possible ?
Après l’effondrement de l’URSS en 1991, la Russie était à genoux, son
économie était détruite par des Russes aspirant à devenir des
Occidentaux, dits libéraux, qui lui appliquaient des traitements de
choc. L’idée était de désintoxiquer rapidement les Russes du socialisme,
mais les libéraux ne sont parvenus qu’à ruiner l’épargne personnelle
des Russes ordinaires qui ont perdu leurs économies deux fois au cours
des années 1990. Peu importe, c’est le prix à payer, ont conseillé les
MSM, si vous voulez être comme nous à l’Ouest. Et qui ne voudrait pas
nous ressembler ?
Le président Boris Eltsine, qui est arrivé au
pouvoir en démembrant l’URSS, était présenté en Occident comme un héros.
En fait, il jouait le fou du roi du président Bill Clinton. « Ce bon
vieux Boris », a dit Clinton lorsque Eltsine a lancé des chars contre le
Parlement russe en 1993 et a truqué les élections en 1996 avec l’aide
de l’ambassade des États-Unis à Moscou. Vous faites ce que vous avez à
faire, auraient commenté des responsables du gouvernement états-unien.
Eltsine a conservé son pouvoir, pour autant qu’il en ait eu un,
manifestant sa gratitude envers les États-Unis en se comportant comme le
pote de Clinton lorsqu’il s’est rendu à Washington. C’était de
l’excellent matériel pour les MSM, mais pas si excellent vu de Moscou.
Vous vous souvenez du premier film de la série des Star Wars,
lorsque la princesse Leia est capturée par la méchante limace géante,
Jabba le Hutt, qui la tient en laisse ? Eltsine n’était certainement pas
la superbe princesse Leia, mais la laisse était bien réelle.
Être
dépendant des États-Unis n’a jamais rien rapporté à Eltsine au-delà de
sa survie personnelle. Pendant ce temps, un allié de longue date de
l’Union soviétique (et allié de l’Occident aussi), la Yougoslavie, a été
détruit par l’Otan. Vous vous souvenez de l’Otan, n’est-ce pas,
censément organisée comme défense contre l’URSS, mais qui s’est tournée
ensuite vers l’agression au nom d’une « responsabilité de protéger »
bidon. Il n’y a eu aucune gratitude —je fais le commentaire en passant—
pour le rôle de la Serbie pendant la Première Guerre mondiale et celui
de la Yougoslavie pendant la Seconde Guerre mondiale, ou pour la
déclaration d’indépendance du maréchal Josip Broz Tito à l’égard de
Staline. C’est sûr, la gratitude n’est pas une valeur dans les relations
entre États.
Le gouvernement US a dû être incertain quant à sa
capacité de tenir la Russie avec la laisse de Jabba parce que l’Otan
s’est vue confier la nouvelle tâche d’encercler la Russie, en s’étendant
vers l’Est, contrairement aux engagements de ne pas le faire pris
envers le dirigeant soviétique Mikhail Gorbachev, un autre favori des
médias dominants. Ce devait être un nouveau cordon sanitaire, bien que
personne ne l’appelle comme ça.
Enfin, Eltsine a démissionné à la
fin de 1999. Vladimir Poutine a été élu à la présidence l’année
suivante, et il s’est appliqué à intégrer la Russie, politiquement et
économiquement, dans l’Europe. En dépit de tous les efforts de Poutine
auprès du président des États-Unis George W. Bush, les relations de la
Russie avec l’Occident n’ont pas abouti. Comme l’un de mes étudiants l’a
découvert en réalisant un mémoire de Master sur les MSM et Poutine, le
président russe était caractérisé dès le début comme un ancien officier
du KGB, qui voulait faire renaître l’URSS, l’idée la plus éloignée de
l’esprit de Poutine. Des caricatures politiques le montraient avec des
marteaux et des faucilles dans les yeux, ou se transformant en Staline.
Un autre le montrait apportant un petit déjeuner au mausolée de Lénine,
et disant : « Réveille-toi, putain, réveille-toi, Vladimir Ilitch ».
Comment l’Occident (lire les États-Unis) a-t-il pu représenter Poutine de manière aussi fausse, et pourquoi ?
Pour une chose, Poutine ne voulait
pas se coucher aux pieds de Jabba le Hutt. Il s’est employé à restaurer
la force économique, politique et militaire de la Russie. L’Europe
occidentale a rarement été à l’aise avec une Russie forte. La
russophobie [1] occidentale date en fait depuis au moins le début du XIXe
siècle. Un dirigeant assuré et d’esprit indépendant à Moscou est le
dernier Russe que les MSM voudraient embrasser. Poutine est l’éléphant,
ou plutôt l’ours dans le magasin de porcelaine. L’homme de pouvoir
occidental craint et hait les autres soumis qui sortent des rôles de
serviteurs courbés qui leur ont été assignés.
Poutine a commencé à
parler trop franchement d’agression lorsque les États-Unis ont envahi
l’Irak en 2003 sous un prétexte bidon et ont financé les révolutions de
couleur en Géorgie et en Ukraine en 2003 et 2004. Poutine n’a pas non
plus aimé lorsque le président Bush est sorti du traité ABM à la fin de
2001, alors même que Poutine essayait de lier des amitiés.
Nous
devons nous prémunir contre l’Iran, disait Bush. Il n’y a aucune menace
de la part de l’Iran, insistait Poutine, il n’y en a jamais eu. Les
Russes soupçonnaient que l’Iran était seulement une couverture pour
renforcer l’encerclement de la Russie par l’Otan (lire les États-Unis).
Il y a maintenant un accord avec l’Iran sur les questions nucléaires,
mais le développement et le déploiement des missiles antibalistiques
continue allègrement. Les soupçons de la Russie à l’égard des États-Unis
semblaient fondés.
Poutine a aussi osé défier l’élément principal
de l’idéologie politique US, l’exceptionnalisme états-unien. Les
États-Unis sont « la Nation exceptionnelle », c’est l’idée, la cité qui
brille au haut de la colline, destinée à imposer ses valeurs et ses
intérêts aux autres peuples et nations, pour leur propre bien, qu’ils le
veuillent ou non.
Une chose qu’on peut dire à propos des MSM,
c’est qu’ils n’aiment pas voir critiquer leurs mythes. « Nous sommes un
Empire maintenant, a dit Karl Rove, l’un des néocons de Bush junior, et
lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité ». Les MSM,
aurait-il pu ajouter, servent de porte-voix de l’Empire, renforçant les
nouvelles réalités, exactement comme c’est dépeint dans le roman 1984
d’Orwell. Le problème était, et est encore, que ces réalités ne sont
pas la réalité pour la plupart des autres peuples vivant hors des
États-Unis et de leurs États vassaux. Qui se soucie de ce qu’ils
pensent, a commenté en effet Rove, nous allons créer de nouvelles
réalités, « et à vous, vous tous [là-bas], il ne restera qu’à étudier ce
que nous faisons ».
Regardons la brève confrontation entre la
Russie et la Géorgie en 2008. Le président géorgien, Mikhaïl
Saakachvili, une marionnette couarde des États-Unis, a envoyé ses
soldats en Ossétie du Sud, pensant qu’il pourrait l’occuper avant que la
Russie ne réagisse. Il s’était trompé et l’armée géorgienne a été
écrasée. Les médias dominants ont traité la riposte comme un acte
d’agression russe. Le proverbial ours russe est devenu l’image favorite
des caricaturistes états-uniens. L’un d’eux a représenté l’ours rongeant
un os appelé Géorgie en surveillant un minuscule Bush Jr., comme s’il
disait : vous ne pouvez pas faire en Géorgie ce que vous avez fait en
Irak. Un autre ours tient la Géorgie dans sa gueule comme s’il allait
l’avaler. C’est une image omniprésente en Occident. Les caricaturistes
états-uniens semblent vouloir inciter leurs dirigeants à la bagarre en
dessinant un grand ours russe grognant contre le tout petit Bush Jr. ou
le minuscule Barack Obama. « Qu’allez-vous faire avec ça ? » demande le
méchant ours.
Bien sûr, l’agresseur en Ossétie du Sud était
Saakachvili, encouragé par ses nounous US. Vous pouvez le faire si vous
agissez assez rapidement, semble avoir été l’idée des États-uniens. Pour
être honnête, tous les caricaturistes occidentaux n’avaient pas emboité
le pas à propos de la Géorgie, mais ce n’a pas été long avant que la
plupart d’entre eux rentrent dans le rang. Si vous avez le moindre
doute, faites seulement une recherche sur internet.
L’Occident n’a
pas aimé les critiques de Poutine à l’égard de l’agression de l’Otan
contre la Libye en 2011 —y a-t-il un autre mot pour ça ?— et le lynchage
de son dirigeant Mouammar el-Kadhafi. Dans une scène grotesque, la
secrétaire d’État Hillary Clinton, semblable à un vampire assoiffé,
jubilait sur les images de son cadavre ensanglanté. Poutine a traité
l’attaque de l’Otan de « démocratie des frappes aériennes ». C’était une
métaphore saisissante pour l’hypocrisie occidentale. Il n’y a pas de
démocratie dans la Libye autrefois prospère, seulement ruines, chaos et
groupes déchaînés de djihadistes salafistes violents. Merci à l’Otan,
elle s’est frayée un chemin en Syrie et en Irak.
Les MSM critiquent par
ailleurs la Russie pour son soutien à la résistance de la Syrie contre
les monstres de Frankenstein occidentaux, si souvent employés, depuis la
guerre soviétique en Afghanistan jusqu’à aujourd’hui, pour renverser
des gouvernements laïques indépendants au Proche-Orient, en Afrique du Nord ou en Asie. Si
seulement les djihadistes étaient restés en Syrie et n’étaient pas
arrivés en Irak pour créer un État islamique (ÉI). En envoyant des
unités de l’armée de l’air russe en Syrie, Poutine a démasqué les
États-Unis et leurs vassaux soutiens des membres « modérés » d’ÉI. Il
n’y a pas de djihadistes modérés, bien sûr ; ils sont une invention
états-unienne. Poutine a parlé de bluff occidental et invité en effet
les États-Unis à se tourner contre leurs propres alliés djihadistes. Ce
ne sera pas un virage facile à prendre à Washington. Les vieilles
habitudes ont la vie dure.
Le seul développement qui a vraiment
déclenché la fureur des médias dominants contre Poutine et la Russie est
la crise en Ukraine. Pour l’Occident, c’est la faute de la Russie,
l’agression de la Russie, en particulier la réunification avec la
Crimée, oubliant que les États-Unis et leurs satellites de l’Union
européenne ont déclenché la crise actuelle en soutenant un coup d’ État
fasciste violent à Kiev. Faites une recherche sur Internet : l’image du
dangereux ours russe est omniprésente. Il a menacé les Criméens pour
qu’ils votent en faveur de la réunification avec la Russie. Jusqu’où
pouvez-vous aller dans l’absurde et loin de la réalité ? Comme si les
Criméens voulaient embrasser la junte fasciste de Kiev.
L’ours
russe est aussi montré en train de manger un poisson nommé Ukraine. « Je
me sentais menacé », grogne l’ours, coiffé d’une chapka décorée du
marteau et de la faucille.
Pourtant un autre ours, montrant ses
dents acérées, offre des chocolats Valentine à une babouchka nommée
Ukraine de l’Est. « Sois à moi… sinon », dit la légende. Le message est
si scandaleux qu’on se met à rire. Mais après réflexion, cette image
n’est pas drôle du tout car elle montre jusqu’où les médias dominants
ont inversé la réalité.
Ensuite il y a un Time récent, qui pourrait être encore plus MSM que le Time magazine,
qui déplore « la dangereuse montée des faucons du Kremlin », ceux qu’on
appelle les siloviki, des fonctionnaires puissants, comme s’il n’y
avait pas de types de ce genre dans les gouvernements occidentaux. Si
l’hôpital se moquait de la charité, ça donnerait ça. Ces nouveaux
méchants de Moscou « dominent la vie politique en Russie », selon le Time, « [et]… contribuent […] à une atmosphère paranoïaque et agressive ». Time
nous offre un véritable dictionnaire de clichés occidentaux grotesques
sur la Russie. Le mégaphone de l’agresseur que sont les médias dominants
accuse l’autre de l’agression, c’est un vieux truc d’ailleurs souvent
utilisé par les États-Unis. Quant à la paranoïa, regardez une carte. Qui
tente d’encercler qui ? Qui menace qui ? Qui dépense presque autant en
armements que tous les autres États réunis ? Ce n’est pas la Russie.
La
novlangue orwellienne est maintenant la norme en Occident et tout
particulièrement aux États-Unis.
Lisez seulement les discours d’Obama.
La Russie et la Chine sont des autres mécréants. Cette chosification des
adversaires des États-Unis est-elle une préparation à la guerre ? En
écoutant Obama, vous ne saurez jamais que les États-Unis ont déclenché
un coup État fasciste à Kiev, commis des actes d’agression flagrants
contre l’Iran et la Libye, dans d’autres pays, ou qu’ils arment les
djihadistes salafistes en Syrie. Les dissidents qui révèlent les
mensonges sont ignorés, ridiculisés, noircis. Les lanceurs d’alerte sont
emprisonnés. Et Poutine, homme remarquable s’il y en eut, est maudit
encore plus que les autres pour oser, comme l’enfant dans le conte de
Hans Christian Andersen, révéler que l’empereur est nu. « Est-ce que
vous réalisez ce que vous avez fait ? », a demandé Poutine récemment à
l’ONU. Niet, Gospodin Prezident, ils ne réalisent pas. Il était
d’usage de dire que la vérité a ses droits, mais je ne suis pas sûr
qu’elle les aura, du moins assez tôt pour être quelque chose de plus
qu’un sujet de débat entre historiens, comme Karl Rove l’a suggéré, trop
tard.