L’article du Wall
Street Journal (WSJ) du 23 janvier, notamment présenté par Tyler
Durden de ZeroHedge.com et
repris par divers autres sites sous
cette forme, est le premier signe structurel sérieux que le Pentagone a été
obligé d’admettre et d’intégrer dans ses structures opérationnelles la
puissance et les capacités des systèmes et de l’organisation militaire de la
Russie. Bien plus encore, ce que cet article nous apporte est la révélation
que les forces aériennes US ont acté cette supériorité dans certains
domaines essentiels sans pour l’instant pouvoir envisager de l’annuler, cela
apparaissant dans le fait de la modification de leurs procédures
opérationnelles.
Les révélations, qui sont de caractère technique et
structurel, sont très significatives, et le Pentagone tient à le faire savoir
par des voies indirectes et officieuses parce qu’il renforce ainsi sa position
face au président et au Congrès pour ses demandes d’augmentation budgétaire et
l’argumentation en faveur de divers programmes de renforcement. Le WSJ, qui
fait partie de la partie conservatrice/libre-échangiste de la
presseSystème avec des liens forts avec le complexe militaro industriel, n’est
pas un journal qui prendrait le risque de diffuser de telles informations, ni
ne montrerait le moindre intérêt pour elles, s’il n’était couvert sinon
commandité par des contacts et des sources solides au Pentagone.
(Officiellement la même langue de bois prévaut, ce qui
renforce l’idée d’une démarche structurée de communication du point de vue du
¨Pentagone... Et ainsi peut-on lire à la fin de l’article du WSJ, comme un clin
d’œil ironique du journal si le WSJ est sensible à l’ironie : « Le
Pentagone a déclaré au WSJ en réponse à la question des capacités croissantes
de la défense aérienne de la Russie : “Les États-Unis restent la première
puissance militaire dans le monde et continuent de renforcer leurs relations
avec les alliés et partenaires de l'OTAN afin de conserver notre avantage
stratégique”, selon un porte-parole du Pentagone, Eric Pahon. “Les États-Unis
et nos alliés disposent de nombreuses mesures pour que les rapports de force
restent en notre faveur.” »)
L’argument de l’article s’appuie sur l’affirmation
par le Pentagone que le système sol-air russe S-400 introduit une dimension
nouvelle dans la défense aérienne, sous la forme de la mise en place
d’un système global de zones dite A2/AD, ou Anti-Access/Area-Denial ;
c’est-à-dire des sortes de No-Fly-Zone pour l’aviation
ennemie, du fait des moyens russes parfaitement intégrés de détection, de
brouillage et de contrôle électroniques, et de destruction, qui transforment
toute incursion aérienne ennemie dans ces zones en un risque inacceptable. Cet
accent mis sur le S-400 permet d’argumenter dans l’offensive US contre
l’exportation de ce système à divers pays comme la Turquie, l’Arabie ou l’Inde
mais il est évident que le concept général dépasse très largement
le seul S-400 et autres missiles (on pourrait aussi bien inclure
le S-300 dans ses versions modernisées) ; il décrit effectivement une
organisation générale disposant d’une
capacité considérable d’intégration de divers moyens pour créer des A2/AD.
Il y a même la suggestion implicite, – toujours contre l’exportation des S-400,
— que les Russes peuvent garder indirectement une mainmise sur
l’emploi de ces systèmes et les intégrer de facto dans
leur ensemble de défense aérienne. Cela revient, du côté US, à avertir
(toujours indirectement et sans la moindre démonstration) que les acheteurs de
S-400 peuvent devenir/deviennent “automatiquement” des pions dans
les mains des Russes, par l’intermédiaire de leurs systèmes.
(Les USA ne font là qu’argumenter selon ce
qu’eux-mêmes réalisent souvent auprès de leurs alliés en leur vendant des systèmes dont ils gardent la maîtrise
d’emploi.[1] Ils
querellent les Turcs actuellement selon l’accusation que l’intégration des
S-400 permettrait aux Russes d’acquérir des données des F-35 que ces mêmes
Turcs sont en train d’acquérir, ce qui est supposer que les Russes font la même
chose qu’eux-mêmes de leur côté. Il y a beaucoup de communication non dépourvue
d’intox dans ces sous-entendus US, mais il nous paraît évident que
les Russes ont quelques lapins dans leur chapeau dans cette sorte de
situation et qu’ils ne se priveront de cette sorte de manœuvre...
Ainsi un signe du désordre actuel réside-t-il bien dans le fait que cette sorte
de problème se pose notamment avec un membre actif de l’OTAN [la Turquie,
certes], disposant normalement à l’accès aux systèmes communs de l’alliance.)
L’image employée pour rendre attirante (sexy)
la situation exposée, en même temps qu’elle sacrifie à l’habituelle hostilité
antirusse rappelant la Guerre froide et l’URSS, tout cela dans le cadre de la
mentalité Russiagate, est celle d’un “rideau de fer” de zones A2/AD qui est en train d’être
installé par les Russes entre l’Arctique et le Moyen-Orient.
Quoi qu’il en soit, sexy ou pas, l’image n’est pas fausse et
vues les capacités des systèmes mis en place, ce “rideau de fer” empiète dans
de nombreuses zones sur les espaces aériens des pays d’une OTAN qui est venue
si judicieusement se coller contre la frontière russe, – offrant ainsi aux
Russes la capacité d’interférer directement dans les systèmes collectifs, comme
on se jette dans la gueule du loup, – ou disons de l’ours ?...
(Voir plus loin.)
Bye bye, “global air dominance”
Dans son éditorial du
numéro de décembre 2008 de Air Force Magazine( AFM), la revue de
l’Air Force Association (AFA) qui est le principal lobby de
l’USAF, Robert S. Dudney, le rédacteur en chef, commençait par une précision
qui situe effectivement par un symbole l’importance stratégique et
ontologique pour la puissance US de la situation de “supériorité
aérienne” qui s’est transformée dans l’enthousiasme de la première guerre du
Golfe de 1990-1991 en notion absolue de “air dominance” (“domination
de l’air”) :
«C’était en avril 1953. “TV Guide” sortait son
premier numéro dans les kiosques. Les jeunes généticiens James D. Watson et
Francis H. C. Crick dévoilaient la structure en “double hélice” de l’ADN. Le
chanteur Harry Belafonte célébrait son premier grand succès, “Matilda.” Et ce
même mois, un avion ennemi tuait un soldat américain (en Corée). Ce fut le
dernier à périr de cette façon ; parce que la vigilance de l’USAF a fait
qu’il n’y a plus eu aucune attaque aérienne mortelle, – zéro,
– contre les forces américaines terrestres durant ces 56 dernières
années. »
• On lit dans notre texte du 12
décembre 2008 où l’on trouve cette référence de Dudney des précisions
sur le grand débat qui se développe depuis les années 2007-2008 sur la question
de la capacité de l’“air dominance”, c’est-à-dire sur la
question des capacités globales des forces aériennes des USA dans
le sens du constat d’un affaiblissement faisant craindre un effondrement.
Divers autres textes de notre site ont abordé depuis ce problème, tandis que
d’autres mesuraient chronologiquement la montée en parallèle de la puissance
russe, notamment, pour ce qui nous concerne, dans le domaine de la défense
et de l’interdiction aérienne.[2]
• Le 8
mars 2012, on notait l’hésitation conceptuelle, sinon le refus opérationnel
implicitement catégorique des chefs militaires US (Général Dempsey,
président du comité des chefs d’état-major, et général Mattis, chef de
Central Command et futur secrétaire à la défense en 2016-2018) devant la
possibilité envisagée pour la première fois par le pouvoir civil US d’une
intervention militaire US, essentiellement aérienne mais massive, en Syrie...
« A noter que c'est la première fois que
l'argument opérationnel de l'intervention russe en Syrie, même indirecte, est
présenté comme péremptoire dans une crise de cette sorte. C'est une nouveauté
qui en dit long sur l'évolution des rôles et
de l'influence de chacun dans cette région.»
• Le 16
septembre 2015, nous observions combien les paroles d’un officier général
en position opérationnelle (Général Gorenc, commandant les forces
aériennes US en Europe [OTAN] et en Afrique) dénotait un affaiblissement
dramatique des capacités aériennes US du fait de l’accroissement des capacités
russes dans le même domaine :
« Ce que Gorenc met en évidence, c’est que la
Russie est en train de mettre en place, en Crimée et surtout dans l’enclave de
Kaliningrad, une défense antiaériennes de zone, nécessairement “multicouches”
(avec plusieurs systèmes opérant en coordination, avec des caractéristiques de
portée et d’efficacité différentes pour des positions et des zones spécifiques
différentes à l’intérieur d’une zone de l'espace aérien). Les Russes
investissent ainsi un espace aérien et le transforment en une zone qu’ils
contrôlent entièrement et qui devient quasiment interdit à la pénétration de
l’USAF à cause de la menace dévastatrice et destructrice qui
caractérise cette zone. Cela constitue ainsi, effectivement, une
destruction de la domination aérienne de l’USAF, évidemment dans des zones
absolument essentielles de contact entre forces opposées. Pire encore (cas
de Kaliningrad), certaines de ces zones interdites à l’USAF empiètent largement
dans l’espace aérien de l’USAF, en pénétrant dans l’espace aérien de la
Pologne. (Les capacités des missiles sol-air russes, notamment la série
S-300/S-400/S-500, permettent cela, largement en profondeur dans l’espace
aérien de l’OTAN.)
» C’est la première fois de son histoire que
l’USAF est confrontée à une telle possibilité ne pas pouvoir disposer de
sa puissance aérienne en toute sécurité à l’intérieur même
de son propre territoire (l’OTAN, dans le chef de la
Pologne, où l’USAF est comme chez elle...). La même chose est en cours de
développement en Crimée, où Poutine lui-même avait annoncé l’installation du
système général de défense côtière Bastion et où l’on peut imaginer
que les Russes sont en train de mettre en place une zone “interdite”, une “zone
de dissuasion-interdiction-suppression” de l’espace aérien, aussi bien dans
l’espace aérien terrestre (aéroterrestre) en Ukraine que dans l’espace aérien
naval (aéronaval) en Mer Noire. (Les Chinois mettent en place de telles “zone
de dissuasion-interdiction-suppression” dans l’espace aéronaval, ce qui conduit
certains experts US à estimer qu’un groupe de porte-avions US, pour rester en
zone de sécurité et protéger leurs énormes, sublimissimes et très rarissimes
porte-avions d’attaque, devrait ne pas dépasser une ligne à 200/300
kilomètres des côtes chinoises.) »
• Moins de 15 jours après ces déclarations, le 30
septembre 2015, les
Russes achevaient de se déployer en Syrie sans que nul n’ait rien vu venir,
pour commencer leur intervention directe. On ajoute ainsi une dimension
nouvelle à la description faite par Gorenc d’une perception stratégique
complètement faussaire, permettant aux Russes de faire proliférer leurs zones
A2/DA. Comme
en Crimée en 2014, « où nous apprîmes l’invasion russe en
regardant la télévision, personne n’avait rien vu venir.. [...] Notre
jugement, et celui de nos dirigeants politiques, était conditionnée par la
perception des médias, – qui, de leur côté, prenaient toutes leurs informations
des groupes rebelles anti-Assad : à savoir que Assad était fini et que
nous avions plus à nous inquiéter de lui. Nous écartions tout ce qui impliquait
que ce que lui ou les Russes pourraient faire puisse avoir aucun impact. »
(Un officier du MI6 à Tim Ripley dans Operation Aleppo – Russia’s War
In Syria.)
• Le 3
août 2018, nous tirions la conclusion de ces divers avatars, sorte
d’état des lieux prenant en compte l’apparition des hypersoniques russes [3] pour résumer ce qu’avaient été les
réactions US et du bloc-BAO face à l’évolution des capacités et des conceptions
militaires des Russes entre 2008 et 2015-2018 :
« Les USA & leurs amis surestimèrent
largement les opérations russes en Ukraine, et pourtant, paradoxalement,
perçurent justement leurs nouvelles capacités : ils virent la
chose sans rien y voir, ni rien y comprendre, instruit
de l’événement sans en prendre la mesure, les yeux grands
ouverts et aussi aveugle que le Cyclope après le passage d’Ulysse...
Un peu plus d’un an plus tard, ils ne virent rien
venir du déploiement de la force d’intervention russe en
Syrie, fin septembre 2015, qui renversa la situation. Ils eurent ensuite le
loisir d’apprécier les capacités russes, mais sans vraiment rien en faire de
leur point de vue sinon de lancer une campagne de communication fondée sur le
simulacre et poursuivie selon les lois du
déterminisme-narrativiste. Certes, les Russes apparaissaient de plus en
plus forts, et bientôt supérieurs aux USA dans certains domaines, notamment
qualitativement, – et alors ? Il reste comme une Loi
de Dieu que la puissance militaire américaniste est sans
exemple, sans précédent, sans concurrent, sans rien du tout à la fin...
« Rien n’a encore été fait. La
“contre-révolution” lancée contre le JSF reste à être menée à bien, et personne
ne peut assurer d’une évolution positive. Pendant ce temps, l’hypersonique
russe fait son chemin à la vitesse qu’on sait. On ne peut
à la fois s’effondrer et relever le gant : puisqu’il est
admis que nul, jamais, ne dépassera les USA, laissons-les s’écrouler à leur
rythme et nous ramasserons les gants dans les décombres... »
Désormais, nous savons qu’au contraire de
l’affirmation « Rien n’a encore été fait », quelque chose a
été fait du côté US mais selon cette idée que l’on « ne peut à la fois
s’effondrer et relever le gant ». C’est ce que nous
indique l’article du WSJ : la prise en compte, dans les plans
et les structures de l’USAF et des autres forces aériennes US de l’avancée
russe. Ces plans et ces nouvelles structures opérationnelles
constituent un aveu d’affaiblissement opérationnel dramatique et un aveu
d’infériorité qui n’a qu’un seul précédent depuis la fin de la deuxième Guerre
mondiale, avec “l’incident
de l’U-2” (la destruction d’un U-2 de reconnaissance US par un missile SA-2
au-dessus de l’URSS le 1ermai 1960). Encore, ce “précédent” était-il
extrêmement limité et spécifique puisqu’il s’agissait de vols à haute altitude
au-dessus du territoire soviétique, que les USA s’abstiendraient désormais
d’effectuer (et encore, certains vols du SR-71 trisonique et volant à 30 kilomètres
d’altitude [disponible à partir de 1964] pouvaient-ils se jouer de la défense
aérienne soviétique). Aujourd’hui, il s’agit bien de la présence aérienne
globale des USA, y compris sur des espaces aériens qui sont les leurs (comme
dans le cas de la zone A2/DA de Kaliningrad, qui interfère directement dans une
portion non négligeable dans l’espace aérien de la Pologne, pays de
l’OTAN).
La structure de domination globale des USA, y compris
aérienne et même surtout aérienne, comprend un tissu
serré de voies et de zones stratégiques pour les forces aériennes US, et
disposées sans la moindre limitation selon le règne de cette “global
air dominance” absolue. Cela avait en en effet été étendue quasiment
à toute la planète (“global air dominance”)
après la chute de l’URSS, de façon structurelle, y compris dans les matériels.
Nous nous rappelons une rencontre avec un général de l’Armée de l’Air
française, alors commandant la défense aérienne française, dans les années
1990. Il avait être invité par l’USAF pour une visite de courtoisie, et avait
pu inspecter les principaux matériels de ce service. Ce qui l’avait le plus
marqué était son installation pour un vol dans l’habitacle d’un bombardier
stratégique B-1B, et le constat que « tous les équipements de navigation
étaient structurellement conçus et opérationnellement prêts pour des missions,
y compris tactiques, dans le monde entier, absolument à l’échelle
globale. »
Les plans établis après 1989-1990 ne comprenaient donc
quasiment aucune restriction et l’“air dominance” absolue
US projetant l’hégémonie des USA régnait absolument. Tous les tracés
de mission, les déplacements opérationnels, étaient tracés selon des plans qui
n’envisageaient aucune restriction. Ce que dit l’article du WSJ et que ces
plans ont été revus de fond en comble, et qu’il n’existe plus, dans de très
vastes espaces stratégiquement essentiels, notamment sur les zones de contact
de la frontière russe et dans certaines zones jusqu’alors acquises comme le
Moyen-Orient, d’“air dominance” de l’USAF et du reste des capacités
aériennes US. Cela procède d’un mouvement de retrait considérable qui
précède celui qui sera effectué à terre, dans des bases terrestres, dont il
s’avèrera qu’elles ne sont plus couvertes par une domination aérienne amie.
Notre estimation est que de tels plans concernant la réduction de
l’infrastructure des bases US à l’étranger sont en cours
d’élaboration par le Pentagone. Les marins pensent également de cette
façon, avec un déploiement des porte-avions de moins en moins loin de leurs
bases nationales.
En bref, on rembarque...
Source : 26 janvier 2019 http://www.dedefensa.org/article/le-rideau-de-fer-des-s-400
Notes d’H. Genséric
[1] La France en a fait de
même lorsqu’elle a vendu des Exocets à l’Irak. Mais
lorsque les Irakiens ont voulu lancer ces Exocets contre la marine des
envahisseurs US, ils se sont aperçus qu’ils ont été neutralisés
électroniquement par la France et depuis la France. Depuis cette date, les Exocets sont devenus
invendables, et les acheteurs d’armes françaises sont devenus extrêmement
méfiants. Par exemple, la Libye qui s’armait essentiellement auprès de la
France, s’en est complètement détournée au profit de la Russie.
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