Depuis le début de la crise du
Covid-19, je pense beaucoup aux travaux de Solomon Asch et Stanley Milgram. Solomon
Asch était un Polonais émigré aux États-Unis, qui fut dévasté par l’invasion de
son pays natal par le régime nazi et par les horreurs commises par ce même
régime. Ses travaux, ainsi que ceux de son élève à l’université de Harvard
Stanley Milgram, ont eu pour but de comprendre comment les individus se
soumettent à l’autorité et y consentent même
lorsque ces ordres sont évidemment absurdes, contre-productifs, immoraux et
rentrent en conflit avec leur propre conscience.
Avec ce confinement planétaire (et absurde,
comme le démontrent la Suède et le Belarus), chaque jour qui passe est une expérience d’Asch et de Milgram à très très grande échelle.
Dans les années 1950 et 1960, Asch
et Milgram ont mené des expériences qui ont posé les bases de la psychologie
sociale, dont les plus célèbres portent leurs noms (l’expérience de Asch et
l’expérience de Milgram).
L’expérience de Asch a montré que,
quand une majorité émet un avis contraire à la vérité ou effectue un choix
mauvais, l’individu au sein du groupe préfère être d’accord ou effectuer ce
mauvais choix lui aussi… même s’il est convaincu du contraire.
L’expérience de Milgram, plus
connue, mesure le degré d’obéissance d’un individu à des ordres inhumains (en
l’occurrence : envoyer des décharges électriques à un autre individu selon
un protocole de punition cruel).
Ces expériences passionnantes ont
montré que l’acte d’obéissance et de soumission à une autorité se faisait indépendamment ou en dépit du bon sens ou de
valeurs humaines fondamentales comme l’empathie.
C’est ce qu’on appelle le conformisme.
L'expérience d'Asch, ou pourquoi nous finissons par avoir le même avis que les autres
Par Antoine
Bourguilleau —
À la fin de la
Seconde Guerre mondiale , les atrocités révélées du régime nazi posent de
nombreuses questions aux politiques, psychologues et sociologues, à commencer
par le mécanisme du consentement, qui a permis des crimes d’une intensité
jamais égalée jusqu’alors, par des personnes qui se défaussent en expliquant
n'avoir fait qu'«obéir aux ordres». Des recherches, en ce sens,
débutent.
L’expérience de Milgram
est bien connue. En France, c’est le film I
comme Icare, d’Henri Verneuil, qui lui a donné son
retentissement. Dans un laboratoire, deux personnes participent à une
expérience sur la mémoire et la douleur. L’une d’elle est attachée à une chaise
électrique. L’autre est chargée de lui lire une liste de mots associés par
paire. Puis de ne lui lire qu’un seul des mots, son compère devant lui donner
l’autre, sous peine de recevoir une décharge électrique, avec en arrière-plan
l’idée que la douleur peut avoir des effets bénéfiques sur les apprentissages.
Plus les erreurs s’accumulent, plus la charge est forte. Elle peut atteindre un
niveau potentiellement mortel.
Une
expérience bidonnée
Sauf
que tout est faux ou presque. La chaise n’est pas électrique. Le «cobaye»
assis dessus est un acteur qui feint la douleur. Le seul cobaye est l’autre
étudiant, celui qui pose les questions et tourne le bouton, sous la supervision
des professeurs. Qui lui ordonnent d’augmenter l’intensité de faux «chocs
électriques» jusqu’à atteindre le point critique. Tout le monde a signé une
décharge: personne ne sera inquiété en cas de séquelles ou de décès. Les
professeurs déclarent aux hésitants qu’ils ne seront pas poursuivis et prennent
l’entière responsabilité de l’opération. Et le résultat est effrayant: plus de 60% des participants
sont prêts à tuer un homme pour peu qu’on leur donne l’assurance qu’ils ne
seront pas inquiétés. Une expérience qui fait débat et dont les
conclusions sont encore aujourd’hui débattues
ou contestées.
Mais il est une
autre expérience, menée en 1951 aux États-Unis, moins connue que celle de
Milgram, et qui prend une coloration nouvelle avec l’émergence des réseaux
sociaux, celle de Solomon
Asch, au Swarthmore College de Pennsylvanie, sur la fabrication du consentement et du consensus.
En 1951, Asch
propose à des étudiants de participer à une soi-disant expérience de perception
oculaire. Huit hommes sont ainsi réunis dans une pièce où leurs sont présentés
des panneaux avec 4 segments verticaux dessinés. À gauche, un segment, de
longueur variable. À droite, trois segments, A, B et C, dont un est de même
longueur que le segment de gauche. Chacun leur tour, en partant de la droite,
les participants doivent annoncer, à voix haute, quel est le segment (A, B ou
C) qui a la même longueur que le segment témoin. On propose aux participants de
se prononcer sur une série de 18 segments différents.
L’expérience ne
revêt pas de difficulté particulière, le segment à trouver étant généralement d’une
taille qui ne laisse guère de doute quant à son identification.
Une
mauvaise blague
Sauf qu’une fois
encore, comme dans l’expérience de Milgram, les dés sont pipés. Le seul cobaye
de l’expérience est le 7e homme. Les autres, les «confédérés», sont
de mèche avec Asch. Quand les deux premiers panneaux sont présentés, ils
donnent tous la bonne réponse. Mais à partir du troisième, le premier à parler
donne une réponse manifestement erronée. Les complices qui suivent donnent la
même réponse. Arrive le tour du cobaye, qui généralement donne la bonne
réponse. Le 8e homme, qui ferme la marche, donne la même réponse que
les six premiers. A partir de ce troisième panneau, les «confédérés» vont donner
à 11 reprises des réponses manifestement fausses, pour un total de 12 réponses
fausses et 6 réponses correctes.
Lentement le
piège se referme sur le cobaye, qui constate, panneau après panneau, que ses
réponses ne collent que rarement avec celles des autres –avant de finir souvent
par faire la même réponse qu’eux, alors qu’il ne peut pas ignorer que la
réponse qu’il fournit est totalement fausse.
L’expérience est
menée de manière différentiée: 50 expériences sont ainsi pipées, et 37 autres
expériences «de contrôle» sont effectuées sans présence de confédérés. Dans le
groupe de contrôle, la marge d’erreur sur la longueur de segment est inférieure
à 1%.
Mais dans le
groupe avec confédérés, le taux d’erreur est de 36,8% pour les cobayes, avec
des résultats variés: 5% se conforment absolument aux résultats proposés par
les autres, 25% contredisent systématiquement les autres quand ils proposent
une réponse erronée (et se tiennent donc fermement à ce qu’ils pensent juste),
et le reste, soit 70% des participants, se conforme plus ou moins aux réponses
des autres. Au total, plus de 75% des participants donnent au moins une réponse
fausse.
Les cobayes sont
naturellement interrogés à l’issue de l’expérience, afin qu’ils exposent les
raisons qui les ont poussés à donner les réponses qui ont été les leurs. Parmi
les explications qui reviennent le plus souvent chez ceux qui ont proposé des
réponses erronées, on trouve le manque de confiance en soi, le désir de rentrer
dans la norme et parfois une certaine confusion dans la compréhension de
l’exercice.
Des
individus tiraillés
Parmi les 25%
qui ont refusé de plier face à la pression des réponses des autres, la plupart
affirment avoir été tiraillés entre leur sentiment («c’est la réponse B»)
et la réaction des autres («Mais pourquoi disent-ils que c’est la réponse
C?»), mais avoir malgré tout décidé de conserver leur opinion.
Parmi les 75%
restants, certains (12) ont été victimes de ce que Asch appelle une «distorsion
de la perception». Pour le dire autrement: ils ont réellement pensé que
c’était eux qui se trompaient et que les autres avaient raison. D’autres ont
subi, toujours selon les termes de Asch, une «distorsion du jugement».
Au bout de quelques erreurs, ils ont fini par se dire qu’ils devaient se
tromper et que si tous les autres donnaient la même réponse, c’est qu’ils
devaient avoir raison. Un troisième groupe a subi ce que Asch appelle une «distorsion
de l’action»: ils savaient pertinemment que la réponse qu’ils donnaient
était fausse, mais ils l’ont quand même donnée, car ils ne voulaient pas être
exclus du groupe.
Au cours des
années qui suivent –et alors que la nature de ses expériences n’est
naturellement pas divulguée, Ashe poursuit ses expérimentations en variant les
conditions originales. Il observe ainsi que le taux de mauvaises réponses chute
considérablement si le nombre de confédérés est plus réduit (ex: 3 ou 4
confédérés au lieu de 7). Il constate également que si l’on permet à un
deuxième ou à un troisième cobaye de participer – et donc de donner lui aussi
la «vraie bonne réponse» – alors le taux d’erreurs chute aussi de manière très
importante. Pour exprimer une opinion divergente de la majorité, l’individu
aime pouvoir s’appuyer sur d’autres.
Le nombre
contre la vérité
Les conclusions
de Asch tendent à démontrer qu’il existe bel et bien une forme d’influence
normative du groupe, pas aussi totalitaire que certains chercheurs obsédés par
la «psychologie des foules» peuvent se l’imaginer, mais bien réelle:
au total, sur plusieurs centaines d’expérience, le taux de conformation (les individus donnent les mêmes
réponses fausses que les confédérés) tourne autour de 30%.
Quand des
individus se trouvent des excuses ou des raisons plus ou moins objectives pour
proposer à une question simple une réponse qu’ils savent erronée au motif que
tout le monde fournit une réponse erronée, on n’est pas très loin de la
dictature molle de l’unanimisme, de cette fameuse «pensée unique» (qui
rappelons-le est toujours la pensée du camp d’en face –dans notre camp on est
pragmatique et on pense par soi-même. Et si on pense tous la même chose, c’est
le fruit du hasard –ou de notre intelligence).
Il existe donc,
selon Asch, ce que l’on appelle une influence normative. D’autres chercheurs y voient plutôt
un processus de
dépersonnalisation de l’individu. Certains
rappellent également que l’expérience est conduite dans les années 1950, à
l’époque ou le Maccarthysme fait des ravages et la peur de ne pas être «dans le
moule» aussi. D’autres enfin posent la question de la validité même de l’expérience
en rappelant que nombre de personnes interrogées affirment avoir douté ou pas
forcément compris ce que l’on attendait d’eux et questionnent également le
caractère peu éthique de la méthode.
Difficile contrepied
Malgré tout, ce
que l’expérience d’Asch montre tend à se vérifier à l’âge de la prise de parole
publique sur les réseaux sociaux. Lorsqu’une opinion semble se développer de
manière majoritaire, il devient très compliqué d’émettre un avis contraire et
plutôt que de se taire, nombreux sont celles et ceux qui se montrent prêts ou
prêtes non seulement à taire leur désaccord, mais à se joindre au chœur
antique. Si vous n’entrez pas dans le moule de la pensée unique, type GAFAM (Google,
Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), comme c’est le cas de notre Blog, alors
vous êtes puni.
Il arrive fort
heureusement que l’opinion majoritaire soit parfaitement justifiée. Mais que
l’opinion ait tort ou raison n’importe finalement pas, et c’est aussi ce que
montre l’expérience d'Asch: quand le plus grand nombre prend la parole et va
dans le même sens, il devient extrêmement difficile d’émettre un jugement
contraire, quand bien même on est fondé à le croire parfaitement justifié.
Voilà sans doute pourquoi Winston Churchill a dit que la démocratie était le
pire des régimes politiques –à l’exception de tous les autres.
VOIR AUSSI :
Hannibal GENSÉRIC
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