Newton ne se doutait peut-être pas
que sa fameuse théorie de la gravitation serait reprise avec bonheur par la
géopolitique. Nous assistons pourtant bien, depuis deux semaines, à une chute
de la matière, dévalant de l'Himalaya vertigineux jusqu'à l'océan Indien
placide. Aujourd'hui,
trois puissances nucléaires s'y font face sous le regard désapprobateur des
plus hauts sommets de la Terre.
Au petit matin
du 16 juin le monde découvrait avec stupeur que des dizaines de soldats indiens
et chinois s'étaient entretués, apparemment au corps-à-corps, dans une lunaire
vallée du Ladakh, en bordure du plateau tibétain.
Si ces paysages
grandioses sont le paradis du trek d'aventure, ils constituent également un nœud
gordien géopolitique depuis des décennies, voire plus. Au XIXe déjà,
Russes et Anglais y pratiquaient avec maestria leur Grand Jeu, folâtrant dans
ces contrées inconnues au péril de leur vie. Qui recherchait l'alliance des
rudes tribus locales, qui explorait les cols pour savoir si une invasion était
possible, qui tentait de devancer les manigances de l'autre...
Parfois, les
explorateurs-espions des deux camps se retrouvaient par hasard sur quelque
plateau désolé, au milieu des bourrasques de neige. Si leurs métropoles
rivalisaient pour le contrôle de l'Asie centrale, les individus eux-mêmes se
comportaient souvent en véritables gentlemen, invitant le rival à partager
vodka ou brandy. Comme il se disait alors souvent : « Demain, nous nous
entretuerons peut-être sur un champ de bataille, mais passons agréablement
cette soirée entre gens du monde ».
Aujourd'hui,
trois puissances nucléaires s'y font face sous le regard désapprobateur des
plus hauts sommets de la Terre. Mais la région recèle également une
hétérogénéité à la limite du concevable. Dans un rayon de 500 kilomètres, vous
trouvez les Talibans, le Dalaï Lama, les anciennes routes de la Soie, le K2,
les Ouïghours, le Taklamakan (deuxième désert de sable au monde), le point
d'arrêt d'Alexandre le Grand, le Tibet, la dernière demeure de Ben Laden, les
mystérieux "Aryens" blonds des vallées perdues du Ladakh, la Karakoram Highway
reliant la Chine à Gwadar...
Les pèlerins
bouddhistes côtoient les djihadistes fanatiques, les armements dernier cri
roulent sur la trace des troupeaux de yaks, les nomades plantent leurs yourtes
à quelques hectomètres des bases militaires. Lors de la Guerre de Kargil de
1999, qui a tout de même fait la bagatelle d'un millier de morts dans les deux
camps, c'est un simple berger à la recherche de son yak qui a prévenu l'armée indienne de l'infiltration des soldats
pakistanais !
Au centre de
toutes les attentions, évidemment, le conflit séparatiste du Cachemire :
On en connaît l’histoire : une population majoritairement musulmane
réclamant son rattachement au Pakistan en 1947, un maharadja hindou souhaitant
son rattachement à l’Inde, une partition en deux qui laisse chacun sur sa faim.
New Delhi veut récupérer la partie septentrionale ; Islamabad revendique
la partie méridionale et instrumentalise les mouvements islamistes qui y mènent
la guérilla. Une douzaine de groupes rebelles combattent au Cachemire indien
pour son indépendance ou son rattachement au Pakistan, dans un conflit qui a
fait plusieurs dizaines de milliers de morts. A partir du milieu des années
1990, ces mouvements furent rejoints par des djihadistes étrangers, arabes et
afghans, formés au combat en Afghanistan lors du djihad contre les Soviétiques.
Mais ce conflit dépasse le seul cadre territorial ou identitaire. Pour le
pouvoir pakistanais, la question du Cachemire permet de mobiliser et d’unir
derrière lui une société divisée et de faire passer au second plan l’impéritie
économique des différents gouvernements qui se sont succédés. Quant à l’armée,
elle justifie par ce conflit son budget colossal. Il faut noter enfin que le
Cachemire est également un enjeu hydrographique, le Pakistan, et dans une
moindre mesure l’Inde, étant fortement tributaires des rivières qui descendent
de ses montagnes.
Sous l’ombre du K2, cet abcès de fixation à la confluence de trois
religions – islam, bouddhisme et hindouisme – est également à la croisée de
trois puissances nucléaires. Au terme de l’agression chinoise de 1962,
condamnée à la fois, fait rare, par l’URSS et les États-Unis, Pékin occupa
définitivement le territoire indien de l’Aksaï Chin, bande de terre désolée
mitoyenne du Cachemire et du Tibet. Le Pakistan a, de plus, cédé à la Chine une
partie de son Cachemire septentrional gagné sur l’Inde, sans doute à dessein,
afin de compliquer le règlement du conflit, car l’Inde ne peut évidemment pas reconnaître
cette cession d’un territoire qu’elle a perdu et qu’elle revendique toujours.
Le conflit cachemiri est inextricable et explosif, assurément l’un des points les plus chauds
du globe malgré l’altitude glacée à laquelle il se déroule, et surveillé
de près par tous les états-majors du monde. Au-delà du refus de rendre à l’Inde
une région qu’il considère comme lui revenant de plein droit, il semble de
toute façon impossible que le Pakistan envisage des négociations de restitution
du Cachemire septentrional. Celui-ci est en effet devenu, avec le développement
des relations avec sino-pakistanaises, un territoire stratégiquement
essentiel : c’est le
seul point de contact terrestre entre la Chine et le Pakistan, reliés
par la fameuse Karakoram Highway, la route la plus haute du monde, par où
transitent biens commerciaux et équipements militaires. Et demain, peut-être,
le pétrole et le gaz coulant de Gwadar jusqu’au Xinjiang chinois.
C'est
précisément à la frontière de l'Aksaï Chin qu'a eu lieu l'affrontement
meurtrier du 16 juin (étoile rouge sur la carte).
Si les deux
armées veulent maintenant calmer les esprits, l'incident pourrait avoir
des conséquences relativement importantes dans notre Grand Jeu. Le charme
semble définitivement rompu entre le sinophile Modi et Pékin, et l'Inde
bruit des appels à boycotter les produits chinois. Quelques mesures ont déjà
été prises même si New Delhi, qui dépend économiquement beaucoup plus de la Chine
que l'inverse, ne peut aller trop loin.
Plus
intéressant (ou inquiétant, c'est selon), certains stratèges indiens appellent à ouvrir les îles Andaman aux flottes
australienne, japonaise mais surtout américaine. Cet archipel
paradisiaque aux plages de sable blanc se trouve à un emplacement
stratégiquement crucial (cercle rouge), au sortir du détroit de Malacca,
pouvant barrer la route du Collier de perles du dragon et de son
approvisionnement énergétique.
Où l'on reparle
évidemment de la bonne vieille opposition terre/mer et des moyens de la
thalassocratie impériale pour contrer la Chine. En attendant le développement
du maillage continental eurasien, ces voies maritimes sont en effet absolument
vitales pour Pékin qui commence d'ailleurs à les protéger par des sous-marins.
Nous n'en
sommes pas là et New Delhi n'en est pas encore au stade de prendre une telle
décision. Toutefois, les Chinois ne devraient pas prendre la chose à la légère,
d'autant que le QUAD pourrait être ressorti de sa boîte en cas de dégradation
des relations. Petit rappel pour les nouveaux lecteurs :
Pour faire simple, le QUAD est la troisième chaîne de containment de la Chine,
composé de puissances économiques importantes, en arrière ligne, inféodées aux États-Unis
: Japon,
Australie et, du moins dans les rêves des stratèges US, Inde.
Cette alliance informelle, créée au milieu des années 2000, a
traversé diverses vicissitudes et connaît un regain de forme avec la sinophobie
primaire du Donald, pour une fois d'accord avec son Deep State. D'aucuns voient dans le QUAD les prémisses d'une OTAN
indo-pacifique.
L'Inde de Modi
a plusieurs fois mis le holà, montrant de profondes divergences entre elle et
le binôme américano-japonais (l'Australie navigue à vue sur ce dossier, ayant
retourné plusieurs fois sa veste selon le gouvernement en place à Canberra).
Pas plus tard qu'en mai, nous évoquions la chose en rapportant un nouveau flop du
QUAD :
En réalité, le groupement informel ne s'est jamais transformé en alliance
contre la Chine comme le rêvait Washington, l'Inde et même l'Australie refusant
de s'engager dans cette voie. Pourtant, notre Grand jeu ne manquant décidément
pas de rebondissements, les États-Unis ont tenté de redonner une dynamique au
moribond avec la crise du coronavirus. Afin de discuter des solutions à
apporter à la pandémie, les représentants des quatre pays ont
"télé-conférencé" fin mars, invitant même trois autres États - Corée
du Sud, Nouvelle-Zélande et Vietnam - pour former un virtuel "QUAD
Plus".
La revue nippo-impériale The Diplomat a cependant très vite douché les espoirs de ceux qui se prenaient à imaginer une
grande ligue anti-chinoise. Les nouveaux arrivants n'ont absolument aucune
intention de mettre à mal leurs relations avec Pékin et ce QUAD à sept, groupe
informel visant uniquement des buts humanitaires, pourrait même faire perdre sa
raison d'être au QUAD à quatre, censé contenir (très imparfaitement de toute
façon) le dragon.
Humiliation suprême, même la "mission" humanitaire a fait un flop
retentissant dont se lamente un autre article au chapeau intéressant :
Et la revue de conclure : « L'incapacité du QUAD à cueillir ce fruit à
portée de main a permis à la Chine de prendre l'avantage [dans le soft power humanitaire] et a nui à la crédibilité du QUAD.
N'ayant mené aucune action coordonnée, même en ces temps d'urgence, il est de
plus en plus douteux que le groupe puisse inspirer une quelconque confiance
dans la région indo-pacifique. »
Pourtant, il y
a seize mois, nous écrivions un billet qui, s'il revenait sur les malheurs de
l'alliance-qui-n'en-est-pas-une, terminait sur un avertissement prémonitoire :
L'amiral Phil Davidson, chef du commandement indo-pacifique de la flotte
américaine, vient de reconnaître que le QUAD est mis en sommeil pour
une durée indéfinie. En cause, le refus entêté de New Delhi d'en faire une
alliance anti-chinoise, c'est-à-dire un outil de l'impérialisme US dans la
région. Et le bonhomme de continuer : « Nous avons remis le sujet sur la table
à plusieurs reprises mais le patron de la marine indienne, l'amiral Sunil
Lanba, nous a très clairement fait comprendre que le QUAD n'avait pas de
potentiel dans l'immédiat ». En décodé : nous ne sommes pas intéressés.
A la Chine maintenant de faire preuve d'intelligence et de renvoyer
l'ascenseur à New Delhi, en cessant
par exemple de prendre constamment parti pour le Pakistan dans sa guéguerre
avec l'Inde.
La balle est à
nouveau, et de manière deux fois plus urgente, dans le camp chinois qui ne
perdrait rien à réfléchir sérieusement sur ses priorités : quelques arpents
ridicules et désolés, perdus au fin fond du Ladakh, ou l'assurance que le containment
indo-pacifique du dragon restera lettre morte.
Un dernier mot
sur la Russie qui, sachant pertinemment que le triangle Moscou-Pékin-New Delhi a les destinées
de l'Eurasie entre ses mains, est évidement bien embêtée par ces chamailleries d'un autre âge. L'ours, dont
la relation avec la Chine est officiellement qualifiée de "partenariat
stratégique complet pour une nouvelle ère" et celle avec l'Inde de
"partenariat stratégique spécial et privilégié", ne veut
absolument pas voir ses deux plus chers alliés, d'ailleurs tous deux membres de
l'OCS désormais, se déchirer.
Le Kremlin et
le MAE ont été très actifs sur le dossier, et Moscou a fait des gestes
relativement forts, tout en prenant bien soin de faire plaisir à chacun. D'un
côté, Lavrov a
descendu en flèche l'ingérence US à Hong Kong :
« C'est une
affaire intérieure à la République Populaire de Chine et les tentatives
américaines d'en faire un scandale international décrédibilisent Washington.
Leurs déclarations symbolisent leur sentiment de supériorité et d'impunité,
notamment le droit auto-arrogé de distribuer bons points et menaces, qui ne
servent en réalité que leurs propres intérêts ». Le dragon en a
ronronné de plaisir...
De l'autre
côté, Moscou va accélérer la livraison des S-400 à l'Inde, où les premières
batteries devraient arriver dès cette année. Le ministre de la Défense indien
est euphorique : « Ce système sera la solution miracle contre nos ennemis.
Il libèrera du combat aérien nos avions de chasse qui se concentreront sur leur
mission de bombardement de cibles au sol ».
En réalité,
personne ne bombardera personne. Dans un autre billet quelque peu prémonitoire lui aussi, nous expliquions
il y a quatre ans que l'intérêt stratégique de la Russie était l'«
apaisement des rivalités (notamment sino-indiennes) de ses alliés par la
fourniture d'armements sophistiqués ». L'intégration de l'Eurasie passe
aussi par la sanctuarisation du territoire des rivaux et à Moscou, on l'a bien
compris...
Source : Chroniques
du Grand Jeu
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