Malgré un record d’erreurs sans
précédent, les néoconservateurs américains restent la force dominante de
la politique étrangère chez les élites de Washington, exigeant plus de «
changement de régime » dans le Moyen-Orient et une nouvelle guerre
froide qui pourrait devenir une guerre chaude et mettre fin à toute vie
sur la planète, écrit Robert Parry.
Les néoconservateurs ont sans doute desservi les intérêts nationaux
américains, plus que tout groupe dans l’histoire moderne. Ils ont fait
plus de mal que les communistes marginaux poursuivis par le sénateur Joe
McCarthy dans les années 50, plus que les hippies des années 60, plus
que les cambrioleurs du Watergate de Richard Nixon dans les années 70 ou
les conspirateurs de “l’Irangate” dans les années 80.
Les néoconservateurs ont plongé le gouvernement des États-Unis dans
des guerres extrêmement irréfléchies, gaspillant des milliers de
milliards de dollars, tuant des centaines de milliers, voire des
millions de personnes, et déstabilisant de larges pans de la planète,
le Moyen-Orient, une grande partie de l’Afrique et désormais l’Europe.
Les coûts en sont une haine croissante envers l’Amérique et la dérive
d’une élite de la politique étrangère américaine qui n’est plus capable de produire des stratégies cohérentes.
Pourtant, les néoconservateurs sont restés à l’abri des conséquences
de leurs catastrophes. Ils dominent toujours les principaux laboratoires
d’idées de Washington, ainsi que les pages d’opinion de pratiquement
tous les grands journaux, dont le Washington Post, le Wall Street
Journal et le New York Times. Ils détiennent des postes clés au
département d’État, et leurs copains « de l’interventionnisme libéral »
ont l’oreille du président Barack Obama.
De toute évidence, les néocons sont des opérateurs habiles, sachant
comment s’organiser un flux régulier de financement venant des
entrepreneurs militaires donateurs des think tanks, des contribuables
américains payant la note des organisations comme la National Endowment
for Democracy, et de milliardaires idéologues résolus à aligner la
politique étrangère des États-Unis avec la ligne dure des projets
israéliens.
Les néocons sont des experts de la rédaction d’éditoriaux qui
tournent n’importe quel ensemble de faits en support de leur cause
idéologique ; ils trouvent la bonne citation qui s’insère dans le
dernier article de la rubrique des nouvelles ; et ils organisent des
conférences politiques qui attirent les politiciens puissants et
confortent leur médiatisation.
Mais est-ce que les néoconservateurs sont une force qui peut
coexister avec la République américaine ?
Sont-ils devenus une menace
existentielle, non seulement pour la structure constitutionnelle conçue
en 1787 mais aussi pour la pérennité de la vie sur la planète ? Sont-ils
verrouillés sur un plan d’action qui pourrait conduire à un holocauste
nucléaire ?
De toute évidence, l’engagement des néoconservateurs pour les
intérêts israéliens viole un principe fondamental établi par les
premiers présidents de la nation qui ont tous mis en garde contre les «
alliances avec des puissances étrangères » considérées comme une menace
existentielle pour une république démocratique qui transformerait
l’Amérique en un État guerrier qui saperait inévitablement les libertés
fondamentales.
Cette perte de liberté a certainement déjà eu lieu.
Non seulement il y
a maintenant un soutien bipartisan pour un état de surveillance qui
peut espionner la vie privée des citoyens américains, mais le
gouvernement américain a lui-même créé la notion de « communication stratégique
», un slogan qui fusionne les opérations psychologiques, la propagande
et les relations publiques dans une approche invisible destinée à
manipuler l’opinion publique aux USA et à l’étranger.
Lorsque l’information est systématiquement passée à travers un filtre
conçu pour assurer le consentement, le concept démocratique fondamental
d’un électorat informé a été détourné de son but : les gens ne
contrôlent plus le gouvernement, c’est le gouvernement qui manipule les
gens.
La tactique des néoconservateurs
Tout ceci a fait partie de l’approche néoconservatrice qui remonte
aux années 80, lorsque des agents clés, tels que Robert Kagan et Elliott
Abrams, faisaient partie de groupes de travail inter-institutions destinés à unir le peuple américain dans un soutien total
des politiques de la guerre d’agression du gouvernement. Guidés par les
propagandistes chevronnés de la CIA, tels que Walter Raymond Jr, les
néoconservateurs ont bien appris leurs leçons.
Mais les néoconservateurs ne menacent plus seulement l’existence de
la République ; ils sont maintenant en train de mettre en danger la
continuation de la vie elle-même. Ils ont décidé de lancer une nouvelle
guerre froide contre la Russie qui va pousser le monde au bord de la
guerre thermonucléaire.
Bien sûr, les néoconservateurs vont présenter leur stratégie de fin
du monde comme si tout était de la faute de Vladimir Poutine. Ils vont
assurer qu’ils ne font que résister à « l’agression russe » et que toute
personne qui ne se joint pas à eux est un « pantin de Moscou » ou un «
faible ». Ils vont dicter la forme du débat tout comme ils l’ont fait
dans d’innombrables autres situations, comme quand ils ont mené les
Américains à la guerre en Irak au prétexte de stocks d’armes de
destruction massive inexistants.
Les experts néoconservateurs vont écrire des éditos apparemment
fiables sur les stratégies sournoises du Kremlin qui jetteront
l’opprobre sur les Russes et des louanges sur quiconque sera de l’autre
côté, aussi bien les néo-nazis en Ukraine que les terroristes de l’État
Islamique et Al-Qaïda en Syrie. Les Américains seront poussée dans une
folie guerrière qui exigera un affrontement direct avec les « Russkofs »
ou un « changement de régime » à Moscou.
Il n’y aura que peu ou pas de préoccupations concernant les risques.
Avec les néocons, il n’y en a jamais. L’hypothèse est que si « Amur-ika »
est dure, le camp d’en face reculera. Puis, avec les sanctions
économiques américaines dirigées de l’extérieur et les ONG US financées
pour semer le trouble de l’intérieur, le « changement de régime »
devient une rigolade.
Quiconque a de l’importance à Washington – ceux des talk-shows et les
pages éditoriales – sait que ces situations perturbatrices finissent
toujours comme prévu dans le scénario conçu dans les meilleurs “think
tanks”. Un « réformateur démocrate » soigneusement choisi et approuvé
par le cercle des “think tanks” – comme Ahmed Chalabi en Irak – sera
facilement installé, puis le pays cible fera tout ce que les
néoconservateurs dictent. Après tout, cette approche a si bien
fonctionné en Irak. Les néoconservateurs savent toujours mieux que les
autres.
Augmenter les enjeux
Pourtant, avec la Russie, les enjeux sont encore plus élevés qu’avec
l’Irak. Oui, il est facile de trouver des défauts à Vladimir Poutine.
Moi-même, j’obéis à une règle personnelle qui stipule que les hommes de
plus de 40 ans ne doivent pas se mettre torse nu en public (sauf
peut-être s’ils sont acteurs dans un James Bond ou s’ils vont se baigner
à la plage).
Mais au moins Poutine est un acteur rationnel dans les affaires
mondiales. En réalité, il a essayé de coopérer avec le président Obama
sur différentes questions clés, comme de convaincre la Syrie
d’abandonner ses armes chimiques et d’obtenir de l’Iran qu’il fasse des
concessions dans l’accord sur le nucléaire – deux contributions à la
paix mondiale qui ont rendu furieux les néoconservateurs qui sont pour
bombarder, bombarder et encore bombarder la Syrie et l’Iran.
À un dîner en Europe cet été, une Britannique bien informée m’a
demandé ce qui devrait être fait avec Poutine. Ma réponse fut que
Poutine ne me faisait pas peur ; c’était plutôt le gars qui viendrait
après Poutine qui me faisait peur – parce que, malgré la confiance des
néoconservateurs dans l’idée que leurs plans de « changement de régime »
à Moscou installeraient un modéré influençable, le résultat le plus
probable serait l’émergence d’un nationaliste russe beaucoup plus
extrémiste que Poutine.
L’idée de remettre les codes nucléaires à quelqu’un déterminé à
défendre l’honneur de la Mère Russie me terrorise. Ensuite, les
néoconservateurs brutalement agressifs de Washington auraient leurs
équivalents irréfléchis à Moscou, aucune des deux parties n’ayant la
sagesse dont ont fait preuve un John F. Kennedy ou un Nikita
Khrouchtchev lors de la crise des missiles de Cuba en 1962.
Les néoconservateurs américains ou un Russe super-nationaliste
auraient-ils la sagesse et le courage de reculer, de faire des
compromis, de faire les concessions nécessaires pour éviter de faire le
grand saut ? Ou penseraient-ils que c’est l’autre qui baissera les yeux
le premier et qu’ils « gagneraient » l’épreuve de force?
Je me souviens de ce que William R. Polk, un des collaborateurs secondaires de Kennedy pendant la crise des missiles cubains, a écrit récemment à propos de ce qui arrive à l’esprit humain dans un tel stress.
« Puisque les êtres humains prennent les décisions, nous devons être
conscients de la vulnérabilité des décideurs », a écrit Polk. « Au cours
de la crise des missiles cubains, je faisais partie d’environ 25 civils
pleinement engagés dans les événements. Je n’étais pas au centre, mais
au deuxième ou troisième niveau. Donc, je n’ai pas senti entièrement la
tension, mais à la suite de la crise du jeudi, je suis sorti
complètement épuisé. Mon jugement devait avoir été altéré, même si je
n’en étais pas conscient.
« Je me souviens, quoi qu’il en soit, d’un épisode terrible – qui
heureusement n’a duré que quelques minutes – à propos duquel je me suis
dit : “Qu’on en finisse simplement.” Lorsque plus tard j’ai rencontré
mes homologues soviétiques, j’ai eu l’impression, bien qu’ils l’aient
nié, que mes sentiments étaient partagés. Je ne peux que supposer à quel
point la tension a affecté le groupe restreint. »
Si quelqu’un d’aussi équilibré et sérieux que Bill Polk a eu de
telles pensées – « Qu’on en finisse simplement. » – qu’adviendrait-il si
les néoconservateurs américains ou les nationalistes russes surexcités
étaient impliqués dans le processus de décision ? Voici une question
existentielle que je ne veux même pas envisager.
Le dénigrement continu de Poutine
Et, si vous doutez que les néoconservateurs vont s’engager dans une
escalade façon guerre froide dans le dénigrement de Poutine, vous
devriez lire l’éditorial
du rédacteur en chef adjoint néoconservateur Jackson Diehl du
Washington Post de lundi, intitulé « Poutine décale les fronts : avec
une intervention en Syrie, il continue ses manœuvres “dans ta face”. »
Diehl plonge dans la psyché de Poutine – un processus qui est
tellement plus facile que de faire du vrai journalisme – et conclut que
la décision de Poutine de se joindre à la lutte en Syrie contre l’État
islamique et Al-Qaïda est juste une autre tentative de coller son doigt
dans l’œil des vertueux mais incapables États-Unis.
Diehl, bien sûr, commence avec la version néoconservatrice du récit
de la crise en Ukraine, en ignorant le rôle clé du secrétaire d’État
adjoint néoconservateur, Victoria Nuland (l’épouse de Robert Kagan) dans
le coup d’État du 22 février 2014 qui a renversé le président
démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch et installé un régime
profondément anti-russe à la frontière de la Russie. Nuland a même
personnellement choisi le nouveau premier ministre Arseni Iatseniouk,
expliquant à l’ambassadeur américain Geoffrey Pyatt dans un appel téléphonique plusieurs semaines avant le coup d’État que « Yats c’est le gars qu’il nous faut. »
Les putschistes ont alors déployé des milices néo-nazies (et des
activistes islamistes) pour mener une « opération antiterroriste »
sanglante contre les Ukrainiens russes qui s’opposaient au « changement
de régime ». [Voir « l'Ukraine unifie les nazis et les islamistes. » sur Consortiumnews.com]
Mais toute cette complexité est soigneusement réduite par les
néoconservateurs et les médias dominants américains à une « agression
russe. » En ce qui concerne la guerre civile syrienne, certains
néoconservateurs se sont même joints à de hauts responsables israéliens
pour affirmer qu’une victoire d’al-Qaïda est préférable à la poursuite
du régime laïque d’Assad. [Voir « L'histoire cauchemardesque de la Syrie. » sur Consortiumnews.com]
Cependant, l’histoire continue malgré tout, le plus grand méchant
c’est Poutine, toujours avec des motivations sinistres et des
intentions diaboliques. Donc, pour expliquer la situation en Ukraine et
en Syrie, Diehl écrit :
« Tout au long de l’été, les forces russes en Ukraine orientale ont
fait entendre le battement de tambour quotidien des attaques contre
l’armée ukrainienne, infligeant des pertes significatives tout en
évitant une réponse des gouvernements occidentaux. Le 1er septembre, à
la suite d’un nouveau cessez-le-feu, les canons se turent soudain. Les
optimistes ont supposé que Vladimir Poutine reculait.
Puis vinrent les rapports en provenance de Syrie : des avions
militaires russes survolaient la province d’Idlib tenue par les
rebelles. Des casernes étaient en construction dans une nouvelle base.
Des navires débarquaient de nouveaux véhicules blindés. Il s’avère que
Poutine ne procédait pas à une retraite, mais déplaçait les fronts – et
exécutait des manœuvres provocatrices qui ont à plusieurs reprises pris
l’administration Obama au dépourvu. »
Le reste de l’édito est de la même manière orienté et partisan :
Poutine est le méchant et Obama est le péquenaud. Dans le monde de
Diehl, seuls lui et d’autres néoconservateurs ont ce qu’il faut pour
défaire Poutine et mettre la Russie à genoux.
Toute autre explication de l’action de la Russie en Syrie est
balayée, comme lorsque Poutine affirme qu’une victoire du Front al-Nosra
d’Al-Qaïda – comme l’aimerait Israël – ou de l’État Islamique encore
plus sanguinaire est inacceptable et donc le régime d’Assad doit être
stabilisé pour éviter une catastrophe géopolitique majeure.
Selon leur vieille habitude, les néoconservateurs ignorent
l’effrayante logique des conséquences qu’aurait l’effondrement de
l’armée d’Assad pour le Moyen-Orient, l’Europe et le Monde. Après tout,
une fois que les dirigeants israéliens ont décidé de lier leur sort à
celui d’al-Qaïda en Syrie, les dés étaient jetés pour les
néoconservateurs.
Mais l’idée que les néoconservateurs puissent micro-gérer le résultat
en Syrie, avec la « modérée » al-Qaïda qui prendrait Damas plutôt que
le plus « radical » État Islamique, reflète l’arrogante ignorance de ces
leaders d’opinion américains. Plus probablement, le front al-Nosra
d’al-Qaïda se coordonnerait avec leurs anciens alliés de l’État
Islamique et ils mèneraient ensemble la vengeance sunnite contre les
chrétiens, alaouites, chiites et les autres minorités de Syrie.
Ainsi, alors que l’État islamique serait occupé à couper des têtes
d’« hérétiques », al-Qaïda pourrait utiliser son nouveau siège à Damas
pour mettre au point la prochaine vague d’attaques terroristes contre
l’Occident. Et, aussi déstabilisant que soit l’actuel flux des réfugiés
vers l’Europe, ceci ne ferait que multiplier de façon astronomique les
survivants fuyant hors de la Syrie les carnages de l’État Islamique et
d’al-Qaïda.
Avec l’Europe dans le chaos et les néoconservateurs insistant
toujours sur le fait que le véritable ennemi est la Russie, les
conséquences possibles seraient effrayantes. Pourtant, c’est la voie que
les néoconservateurs ont mise en place pour le monde – et presque tous
les candidats républicains à la présidence ont signé pour cette
orientation, tout comme la favorite à la candidature démocrate Hillary
Clinton.
En 2014, l’ultra néoconservateur Robert Kagan, que la secrétaire
d’État Clinton a choisi comme l’un de ses conseillers tandis qu’elle
donnait une promotion à sa femme, Victoria Nuland, a déclaré au New York
Times qu’il pourrait travailler avec une administration Clinton : « Si
elle mène une politique que nous pensons qu’elle va poursuivre… C’est
quelque chose qui aurait pu s’appeler néocon, mais clairement ses
partisans ne sont pas enclins à la nommer comme ça ; ils vont l’appeler
autrement. » [Pour en savoir plus, voir consortiumnews.com : « Est-ce-que Hillary Clinton est un néocon-light ? » et « L'impuissance de la politique étrangère d'Obama. »]
Jusqu’à présent, pratiquement personne dans la course à la
présidentielle 2016 n’a sérieusement abordé dans les médias
d’information dominants américains la réalité du chaos des « changement
de régime » que les néoconservateurs répandent à travers le Moyen-Orient
et la perspective d’une Europe déstabilisée. La plupart des débats se
limitent à la campagne de dénigrement contre Poutine instituée par
Jackson Diehl.
Personne n’ose poser la question vitale : Les États-Unis et le monde
peuvent-ils continuer à tolérer et s’accommoder des néoconservateurs ?
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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