Les nuits interminables à Gaza étaient trop souvent rythmées par la symphonie inquiétante de la guerre : bourdonnement des drones dans le ciel, explosions qui secouent la terre, et l'angoisse constante.
Avant les attaques israéliennes d'octobre 2023, je vivais dans un appartement avec ma famille à Tel al-Hawa, dans le nord de Gaza. Nous avons fui pour sauver nos vies et sommes allés chez mon oncle dans le camp d'al-Nuseirat, au centre de Gaza, puis à Rafah, au sud.
Lorsque l'invasion israélienne a semblé imminente, en mai dernier, ma grand-mère, d'autres membres de notre famille et moi avons monté des tentes à Deir al-Balah, au centre de Gaza.
Dans ces petites tentes en lambeaux qui sont devenues le foyer de tant d'entre nous, le temps se fige et la réalité s'adoucit. J'y ai trouvé un sanctuaire inattendu, non pas fait de silence ou de solitude, mais de bavardages avec ma grand-mère. Le chaos extérieur ne pouvait pas nous atteindre.
Ma grand-mère s'asseyait en tailleur sur une natte usée, le dos bien droit malgré son âge et ses lourdes charges. Ses mains pétrissaient la pâte avec dextérité sur un vieux plateau en plastique. La farine se déposait sur ses doigts et flottait dans l'air, lui conférant un air d'antan.
Peut-être que c'est le cas.
Elle m'a guidée, moi qui n'ai que 22 ans, dans la préparation de la pâte, la façonnant habilement au fur et à mesure qu'elle me la tendait.
“C'est ton tour, habibi”, disait-elle. Je la prenais, mettant toute ma détermination et mon énergie à prouver que je pouvais m'acquitter de la tâche. J'avais mal au dos à force de me pencher et je marmonnais : “Je ne sais vraiment pas qui se sent le plus vieux ici”.
Partager des secrets
Un soir, ma grand-mère m'a souri d'un air malicieux. Puis, elle s'est penchée vers moi et a baissé la voix comme si elle allait me révéler un grand secret. Elle m'a parlé du gars de la tente d'à côté, Mohammed, qui a été accusé de vol. Mais l'affaire s'est avérée bien plus drôle que cela.
Il s'est marié pour la troisième fois, a dit ma grand-mère. Et la façon dont elle l'avait appris était étonnante. “J'ai regardé son mariage sur TikTok. Il partage tout là-dessus, même en temps de guerre. Il n'arrête jamais”.
Elle a ri, d'un rire si franc et chaleureux qu'il refoule le froid qui s'infiltre à travers les toiles de la tente. Le temps d'un instant, le monde extérieur s'évanouit, et nous ne sommes que tous les deux à partager une blague d'une absurdité totale face à l'apocalypse.
C'est notre thérapie.
À Gaza, beaucoup disent avoir besoin de soutien psychologique après tout ce qu'ils ont vécu, mais rares sont ceux qui bénéficient d'une aide professionnelle.
Heureusement, ma grand-mère et moi partageons ces séances, notre échappatoire dans les histoires, les souvenirs et l'humour. Elles sont le lien qui nous unit, qui nous permet de garder la raison alors que tout s'effondre autour de nous.
Nos bavardages ne sont cependant pas toujours anodins.
Ces histoires qui nous lient
Il est des moments où ses récits me replongent dans le passé, dans ses expériences de la guerre et de la perte.
“Quand j'avais ton âge”, dit-elle “le soir, nous avions l'habitude de nous cacher pendant les bombardements. Pas de téléphone, pas d'informations. Juste attendre”.
Je ne savais pas quoi dire.
“Nous avons des téléphones maintenant”, répondis-je, “mais ils ne font que nous montrer mort et destruction. Parfois, je me dis que ton silence était plus sage”.
Ma grand-mère a posé sa main douce mais ferme sur la mienne.
“Mais toi, habibi, tu as des pâtes. Des pâtes rapides et faciles”, dit-elle.
Ma grand-mère a d'abord refusé d'essayer les nouilles instantanées, l'un des rares aliments encore autorisés pendant les 15 mois d'assaut génocidaire d'Israël contre Gaza. Elle pensait que seules les femmes paresseuses préparent ce genre de plat. Mais après y avoir goûté, elle est devenue accro, surtout accompagnées d'un cappuccino.
Ironiquement, Israël laisse entrer des produits comme les pâtes, les noix et le cappuccino, tout en interdisant les légumes, les fruits et apparemment tous les autres aliments sains. J'aime les pâtes. Mais ce n'est pas le type de nourriture dont les gens qui meurent de faim ont besoin.
Morale de l'histoire
Quand ma grand-mère me racontait des histoires sur sa jeunesse - marchant des kilomètres pour aller chercher de l'eau, se disputant avec ses frères et sœurs pour la dernière part de za'atar ou survivant à la Nakba - je me sentais transportée dans un monde familier. Ces jours-ci, je me dis souvent que nous flottons quelque part entre son passé, et mon présent.
Ma grand-mère m'a appris des choses dont je n'aurais jamais pensé avoir besoin. Comme laver les vêtements à la main : “Frotte plus fort”, m'a-t-elle dit un jour, guidant mes mains dans l'eau savonneuse.
Elle m'a appris à transformer une poignée de farine en une quantité de pâte suffisante pour toute une famille.
En retour, je lui ai appris à utiliser les réseaux sociaux : comment scroller sur Facebook et même comment prendre des selfies, bien qu'elle se cache toujours entre ses mains en disant : “Personne n’a envie de voir ce vieux visage”.
J'ai essayé de ne pas rire lorsqu'elle a insisté pour publier des messages énigmatiques sur Facebook, comme : “Le pain, c'est la vie. Si tu le sais, tu le sais”.
L'époque où elle m'a montré l'art de faire du maftoul, une pâte à base de farine, était plus calme. Avec un soin méticuleux, elle mélange de minuscules grains à de l'huile. Elle appelle cela une astuce, mais cela ressemble à de la magie, la façon dont elle peut transformer si peu en quelque chose qui nous nourrit, murmurant sa recette secrète au rythme de ses mains ridées.
Ma première expérience avec une charrette à âne a été désastreuse. L'âne avançait si lentement que j'ai fini par demander au conducteur de s'arrêter, décidant de marcher à la place. Je me suis surprise à faire la course avec l'âne, me demandant qui arriverait le premier à destination.
Avec le temps, j'ai commencé à m’y connaître en ânes. J'ai appris à voir quel âne allait être le plus rapide en fonction de la taille et de l'angle de ses oreilles. Et, les jours de chance, je pouvais aussi croiser une charrette tirée par un cheval, ce qui constituait une véritable expérience VIP.
Des souvenirs impérissables
Lorsque j'ai raconté à ma grand-mère mes expériences avec les ânes, elle a esquissé un sourire qui en disait long. “La charrette”, a-t-elle dit, la voix empreinte de nostalgie, “fait partie de nos vies, de nos souvenirs”.
Ma grand-mère avait manifestement parcouru ce chemin bien avant moi. C'était comme si mon histoire lui renvoyait l'image d'une version plus jeune d'elle-même. Cela m'a fait réaliser à quel point ces courts instants, aussi dérisoires puissent-ils paraître, sont porteurs d'une mémoire qui nous relie d'une manière que nous ne réalisons pas toujours sur le moment.
Je sais aujourd'hui tout ce que les quinze derniers mois nous ont pris et donné. Ils nous ont volé notre maison, notre tranquillité d'esprit et tant de rêves. Mais ils m'ont aussi permis de partager ces moments avec ma grand-mère, ces éclairs de vie que je n'aurais peut-être jamais connus autrement.
Notre tente est à la fois notre refuge et une réalité. Après avoir perdu notre maison, elle était notre seul abri. Elle était trop petite, il y avait des fuites par temps de pluie et le vent s'engouffrait par les coutures. Mais c'est là que nous avons établi une étrange routine.
Dehors, le monde commence à se reconstruire. Ma grand-mère est rentrée chez elle à Rafah, où sa maison a été partiellement détruite. Elle y vit avec ses deux filles et son fils. Ma famille et moi restons dans notre tente. Mais je me souviendrai toujours de la façon dont ma grand-mère et moi avons créé des liens plus forts que la peur, ainsi qu'un refuge et un espoir de survie.
Dans cette tente, bercées par les ombres d'une vie révolue, nous n'étions pas seulement grand-mère et petite-fille, mais des voyageuses du temps, des conteuses et des survivantes. Et pour un instant, cela nous a suffi.
Par Eman Eid , traductrice et écrivaine à Gaza.
Merci pour ce beau texte
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