mercredi 25 novembre 2015

Du Bardo à Tunis. L'infamie islamiste

Notre correspondant à Tunis  écrit : « Voici une quinzaine de jours, entre 50 et 100 camions ont forcé la douane tunisienne à la frontière libyenne. Poursuite molle, pas retrouvés.
« À bord, vraisemblablement armes et djihadistes. Qui en a entendu parler ? Les gardes nationaux, les soldats, les policiers se font dégommer régulièrement.
« Ce n’est sans doute que le début.
».  J.P. Brighelli (mars 2015)



Que venaient faire là les deux tueurs du Bardo ? Leur priorité était peut-être le Parlement, où l’on débattait à la même heure d’un projet de loi anti-terroriste (et les démocrates tunisiens doivent savoir qu’ils ont enfin l’opportunité de faire passer une loi forte, quelles que soient les criailleries des barbus — à eux d’en profiter), mais le fait est qu’ils se sont finalement dirigés vers le musée, que j’ai visité il y a… quelques années. À mon âge, on ne compte plus.
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Le salafisme non plus ne compte pas. 

Cette manie de s’en prendre aux musées ou aux bibliothèques, de Mossoul à Tunis, quitte à y laisser sa peau, a forcément un sens. La « destruction des idoles » (les images qui agrémentent cet article témoignent de l’exceptionnelle richesse du Bardo, et de l’antiquité de la civilisation tunisienne) ne suffit pas à expliquer cet acharnement, au marteau-piqueur ou à la kalachnikov, à bousiller des œuvres d’art : il s’agit d’éradiquer le Temps. Les témoignages du Temps. D’en finir avec l’Histoire par d’autres voies que celles qu’avait imaginées Francis Fukuyama.

Nous sommes en 2015, mais nous savons aussi compter avant Jésus-Christ. Les Juifs sont en 5775 (ils ont commencé en – 3761 du calendrier grégorien), mais je ne crois pas qu’il y en ait un seul qui nie qu’il s’est passé, avant cette date, deux ou trois petites choses dans l’histoire de l’humanité. Chez les Musulmans, nous sommes en l’année 1436 de l’Hégire.
L’Hégire, étymologiquement, c’est l’exil ou la rupture, souvenir du départ de la Mecque de Mahomet et de ses troupes qui se repliaient sur Yathrib-Médine. Mais symboliquement, c’est la rupture avec la société arabe classique, clanique, et l’instauration de l’Oumma, la communauté des croyants. Et c’est non le départ de l’Histoire, mais son abolition : Dieu a le temps, et ses sectateurs l’ont aussi. Ils ont l’éternité devant eux. Ils sont à la fois vivants et déjà morts — ce qui explique, au moins en partie, leur aptitude au sacrifice : peu importe, le Paradis et ses grains de raisin blanc (on sait que c’est la vraie traduction, fournie par le philologue libano-allemand qui se fait prudemment appeler Christoph Luxenberg, des houris promises aux martyrs qui ont courageusement attaqué des touristes désarmés [1]), l’Islam nie le temps (et l'espace) : alors, les vestiges des temps anciens sont à éliminer, car ils témoignent d’accrocs possibles (et même certains) au modèle théorique : ces idoles antérieures au Prophète sont bien venues de quelque part — un quelque part où Allah n’existait pas encore, et s’appelait Jupiter, ou Jéhovah, ou ce que vous voulez, la liste est longue des dieux qui ont agrémenté l’Histoire de l’humanité, et dont celui auquel croient les islamistes n’est que le dernier avatar. Comme disait déjà Saint Augustin : « Le Temps n’existe que parce qu’il tend à n’être plus.» D’où son haussement d’épaules, dans le Sermon sur la chute de Rome : l’écroulement des empires n’est qu’un épiphénomène quand on considère l’Histoire ad majorem dei gloriam. Le messianisme commence toujours par la chute des idoles. L’Islam ne diffère en rien des religions de dieu unique qui l’ont précédé. Mais il est plus systématique. Il a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie (70 millions de volumes, quand même) parce qu’il ne saurait y avoir qu’un seul Livre. Une seule voix. Un seul nom. Les nazis avaient décidé de construire à Linz le musée du Reich en y accumulant tout ce qu’ils pillaient ailleurs. Mais nos gens sont plus forts : du passé faisons table rase…

Nous sommes, nous, des civilisations du Temps. Rappelez-vous la phrase si souvent citée de Valéry, résumant la Première Guerre mondiale : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Qu’aurait pensé l’auteur du Cimetière marin des destructions en cours de la mémoire humaine ? Que notre civilisation des Lumières, si elle n’éradique pas, et vite, les fanatique de la Nuit, sombrera elle-même face à des gens qui œuvrent dans l’éternité.
Je dis éradiquer, et je pèse mes mots. Faire un musée virtuel pour remplacer ceux que détruit l’Etat islamique, c’est sympathique, mais peu opérant. On ne répond au fer que par le fer.
Je serais ministre de l’Intérieur,  je renforcerais sérieusement la sécurité des musées. La dernière fois que j’ai fait la queue à Orsay, je me suis dit que cette foule offrait une splendide cible à un quelconque illuminé (étant entendu qu’il s’agit d’une lumière noire). Mais c’est moins à l’extérieur qu’à l’intérieur qu’il faut craindre : tirer dans un musée, c’est à coup sûr non seulement dégommer les gens qui y admirent le Temps mis en œuvres, mais aussi abîmer les témoignages de ce qui fut avant — parce qu’il ne saurait y avoir un « avant ». Ni un « après ». Time is on my side.
« Pauvre pays », continue l’honorable correspondant à Tunis, « livré à ces barbares par trois années d’infamies qui ont ouvert toutes les frontières, tous les trafics, laissé s’exprimer des prédicateurs fous, envoyé en Syrie des femmes et des jeunes déboussolés [2], favorisé leur retour sans suivi, implanté jardins d’enfants et écoles « coraniques », et j’en passe. Alors forcément, un jour ou l’autre, tout cela revient en sinistre écho. Et encore merci à BHL et Sarkozy pour le maelström qu’ils ont si bien su engendrer en Libye. »
Ben oui : la Libye était un glacis, comme l’avait été l’Égypte. Les dominos s’effondrent, les djihadistes traversent les frontières avec la facilité des ombres, et si la Tunisie cède, il n’y aura plus que la Méditerranée à traverser avant de se retrouver face aux gros morceaux — à pied d’œuvre et de chefs d’œuvre.
Jean-Paul Brighelli
PS. Les chefs d’œuvre qui illustrent cet article sont tous exposés au musée du Bardo. J’espère très fort qu’ils sont passés à travers les balles. Courons-y vite avant que des fondamentalistes prétextent des questions de sécurité pour fermer définitivement le Bardo.