« Dis-moi
où tu habites, je te dirai qui tu es. » Si les médias dominants se
ressemblent, une des explications consiste à dire que ceux qui les contrôlent
et/ou dirigent se ressemblent et a minima ont des conditions matérielles
d’existence et des intérêts objectifs similaires. Pour tenter d’analyser
l’emprise que la classe dominante exerce sur les « grands » médias
nous avons observé la répartition des domiciles des PDG, directeurs généraux,
membres des directoires et/ou des conseils d’administration et/ou de
surveillance des établissements et entreprises audiovisuels de dimension
nationale ainsi que de l’AFP qui a un rôle structurant dans la production de
l’information.
Pour ce
faire, en septembre 2018, nous nous sommes procurés auprès du « Greffe du
Tribunal de Commerce » où chaque société est immatriculée, les extraits
Kbis de chacune [1]. Puis nous avons localisé sur des cartes – en les rendant
anonymes –, les adresses des domiciles des individus recensés et des sièges des
« grands » médias audiovisuels. Pour montrer quoi ? Que les dirigeants des grands
médias vivent dans les mêmes quartiers, se croisent dans les mêmes
boulangeries, emmènent leurs enfants dans les mêmes écoles, et qu’ils
partagent, en somme, le même univers avec les mêmes œillères. Aussi, il n’est
pas étonnant qu’ils impulsent des orientations similaires aux médias qu’ils
dirigent…
Dans les enclos de la classe dominante
Nous
dénombrons en tout 141 postes occupés par 131 individus [2] : 85 pour les établissements publics et/ou
remplissant des missions d’intérêt général appelés par la suite
« publics », et 56 pour les entreprises ou groupes privés appelés par
la suite « privés ».
- 40 des 56 postes du
« privé » sont occupés par des habitants de Paris et de la banlieue
chic de l’ouest parisien soit 71%. Ils se concentrent
particulièrement dans le 16ème arrondissement :
Carte 1 : Synthèse des médias « privés » |
- 60 des 85 postes du « public »
sont occupés par des habitants de Paris et de la banlieue chic de l’ouest
parisien soit 71%. Une grande partie
d’entre eux réside dans le centre parisien (du 1er au 7ème
arrondissement) :
Carte 2 : Synthèse des médias « publics » |
À noter
que seulement 2 postes du
« public » sont occupés par des habitants de la Seine-Saint-Denis (un
par un administrateur, représentant du personnel, domicilié dans une ville en
cours de gentrification - Pantin - et un par un sénateur). Le
« privé » ne compte, quant à lui, aucun représentant habitant
l’est ou la banlieue est de Paris.
Ces
cartes de synthèse rendent visible une tendance historique dans la localisation
des domiciles des représentants du « public » et du
« privé » : les membres du pôle « privé » sont
positionnés plus à l’ouest (quartiers immobilier plus onéreux) que ceux du pôle
« public ». Cependant, il s’agit d’une différence
« secondaire » en ce sens qu’elle est interne à la classe
dominante ; le
« public » et le « privé » tendent à représenter
respectivement la noblesse d’État et la haute bourgeoisie d’affaires,
c’est-à-dire deux fractions de la classe dominante qui sont mobilisées en
permanence pour défendre, pérenniser et favoriser leurs intérêts de classe.
« Public »
et « privé » occupent sur quelques kilomètres carrés de l’ouest
parisien une véritable ZAD, une Zone des Affairistes et des Dominants. Et
cette ZAD est défendue par toutes les forces de l’ordre social car « l’entre-soi
grand bourgeois est décisif pour la reproduction des positions dominantes,
d’une génération à l’autre, parce qu’il est un éducateur efficace. » [3]
L’entre-soi
de la classe dominante est parfaitement illustré par le cas de la villa
Montmorency dans le 16ème arrondissement, présenté par Michel Pinçon et Monique
Pinçon-Charlot :
Encadré : la villa
Montmorency
Il ne faut pas se méprendre,
l’expression « villa Montmorency » ne désigne pas un
« vulgaire » pavillon à Montmorency mais un « lieu
emblématique de la haute société française et internationale »,
« un cadre idéal pour des maisons de campagne destinées à une clientèle
fortunée » situé dans le seizième arrondissement. Ce
« lotissement » de cent-dix-sept maisons et/ou hôtels particuliers
est la traduction socio-spatiale la plus « extrême » de la logique de
l’entre-soi de la classe dominante : « La villa Montmorency est
inaccessible au promeneur : soigneusement gardée, il est hors de question
d’en franchir les grilles sans en avoir été autorisé par l’un des habitants. »
À cette extrême fermeture
résidentielle correspond une extraordinaire concentration de détenteurs de
capitaux (économiques, politiques, sociaux et symboliques) : « La
densité des familles les plus fortunées y est exceptionnelle. On y trouve Vincent Bolloré
[en 2018, membre du conseil de surveillance de Vivendi] (Havas) et ses deux
fils, Yannick [en 2018 : président du conseil de surveillance de
Vivendi] et Sébastien, qui y ont chacun une maison ; [l’héritier et
oligarque des médias] Arnaud Lagardère (Lagardère médias) [Paris-Match,
Le JDD, Europe 1,…] ; Georges Tranchant (les casinos de
Finindusco) ; Dominique Desseigne (hôtels de luxe et casinos
Lucien Barrière) ; Xavier Niel (Iliad, maison mère de Free) [en
2018, Xavier Niel est avec Mathieu Pigasse le principal actionnaire de la
société Le Monde libre qui contrôle Le Monde, Télérama,…
Par ailleurs, délices de l’endogamie de classe, il est le compagnon de Delphine
Arnault qui est la fille du milliardaire et première fortune
française Bernard Arnault] ; Jean-Paul Bucher (société
Flo) ; Alain Afflelou et bien d’autres hommes d’affaires. Au milieu
des grands patrons, des familles de la noblesse et du Bottin Mondain, des
producteurs de cinéma, comme Tarak Ben Ammar [2018 : membre du conseil de
surveillance de Vivendi. [4] ] ; le fondateur d’une radio privée, en la
personne de Jean-Paul Baudecroux (NRJ). (…) Et Carla Bruni,
dont l’hôtel particulier (…) est fréquenté (…) par son mari, Nicolas Sarkozy. » [5]
Si donc
plus de 70 % des postes sont
occupés par des habitants de Paris et de sa banlieue chic, il n’est pas
surprenant de voir, dans le « privé », des dirigeants habiter à
l’étranger. Il est par contre plus étonnant de voir le PDG de l’Agence France
Presse, Fabrice
Fries, domicilié dans les beaux quartiers de Bruxelles ainsi qu’un
administrateur de Radio France, Nicolas Colin, domicilié à Londres.
Le cas
de Fabrice Fries illustre en particulier comment l’invocation rituelle d’une
formation et/ou d’un parcours international est devenue un instrument de
légitimation de la domination [6]. L’expatriation s’accommode fort bien d’une forme
d’endogamie sociale, comme le note Anne-Cécile Wagner : « les [dominants]
expatriés peuvent traverser un nombre important de pays sans jamais quitter
leur milieu ; ils ne connaissent souvent de la France [et des pays
qu’ils traversent] qu’un petit nombre de lieux réservés. » [7].
Une structure de domination historiquement constituée
Un des
indices de l’importance que revêt la domination de l’espace médiatique pour la
classe dominante réside dans les origines spatiales des membres de la
population étudiée.
- 26 des
85 postes du « public » sont occupés par des natifs de Paris de la
banlieue chic de l’ouest parisien, soit 31 %.
- 23 des
56 postes du « privé » sont occupés par des natifs de Paris de la
banlieue chic de l’ouest parisien, soit 41 %.
De plus,
le principe de cooptation familiale et dynastique a encore de beaux
jours devant lui malgré l’officielle et trompeuse idéologie méritocratique, à
peine ébranlée par plus d’un demi-siècle de sociologie de l’éducation et de la
domination. En effet, on retrouve deux frères dans les dirigeants du groupe TF1 [8], un couple à Next
Radio TV [9] et un père et son fils à
Vivendi [10].
Mais
peut-être que le plus significatif est ce
qui est le moins visible : on retrouve un héritier de la dynastie des
Seydoux Fornier de Clausonne à la tête de l’AFP (Frabrice Fries) et un autre au
conseil de surveillance d’Arte France (Nicolas Seydoux). Ces deux élèves de
« l’école de la vie » [11], plastronnent
donc dans le pôle « public » 230 ans après la Révolution française et
participent ainsi à la validation de la thèse de « la persistance de
l’Ancien régime » et de ses principes totalement inégalitaires de
distribution des différentes formes de capitaux.
Enfin,
« public » et « privé » se différencient dans le recours à
la « main d’œuvre » labellisée par l’ENA, cet « instrument de reproduction idéal »,
selon la formule de Pierre Bourdieu, de la noblesse d’État, puisque 25
des 85 postes du « public » sont occupés par des énarques (29%)
alors qu’ils n’en occupent que 3 sur 56 dans le « privé » (5%).
Il est
loin d’être anecdotique de noter qu’au moins 17 des personnes de la population
que nous avons recensée ont été ou sont membres et/ou invités du Siècle (cf
encadré ci-dessous) soit 13 % de cette
population ; preuve que les dominants ont compris que le travail de
domination de l’espace médiatique fait partie intégrante du travail de
domination du monde social.
Encadré : Les dîners du
Siècle
Visite guidée dans le saint
des saints de l’oligarchie : « Dans la France contemporaine, les
choses sont (...) simples : un mercredi par mois, vers 20 heures,
l’élite du pouvoir s’attable dans les salons cossus de l’Automobile Club de
France pour le dîner du Siècle.(…) Créé en 1944, Le Siècle n’est ni un
groupe de réflexion, ni un club mondain. En favorisant un dialogue réglé entre patrons, journalistes,
politiques, hauts fonctionnaires et, dans une moindre mesure,
universitaires ou artistes, cette association cherche à produire du consensus
plutôt qu’à constituer des antagonismes politiques. Elle réunit des gens
« importants » pour ce qu’ils font, plutôt que pour les affinités ou
les goûts qu’ils partageraient.(…) Être membre du Siècle témoigne,
d’abord, d’une insertion réussie au sein de la classe dominante.(…) l’association
fait surtout se rencontrer les sachems des affaires, publiques et privées (…)
la fonction
principale du Siècle : réunir les élites pour qu’elles œuvrent de concert
à la reproduction de l’ordre social (...) » [12]
***
Un monde
à part, un tout petit monde… Une écrasante majorité des dirigeants des grands médias
appartient à une classe dominante qui concentre tous les capitaux (économiques,
culturels, sociaux, symboliques) et réside sur les quelques kilomètres carrés
des quartiers chics de Paris et de sa banlieue huppée. Cela
n’est pas anodin, car le travail de domination de l’espace médiatique que ces
agents réalisent est une des composantes majeures du travail de domination de
la structure l’espace social. Et la structure de domination de l’espace
médiatique restera inchangée tant que la critique des médias ne fera pas des
propositions (qui ne seront pas des vœux pieux ou de vains appels à la bonne
volonté) pour la rendre définitivement inactive.
Denis Souchon (cartes
de Jérémie Fabre)
Annexe :
synthèse des médias étudiés (« publics » et « privés »)
Source :
https://www.acrimed.org/Dans-les-beaux-quartiers-mediatiques-de-la-classe
A noter tout de même que la villa Montmorency voici quelques années était totalement libre d’accès !
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