On peut tenir pour l’un des
symptômes les plus caractéristiques des crises organiques l’emballement des
événements, et la survenue à haute fréquence de faits ou de déclarations
parfaitement renversants. En moins de 24 heures, nous aurons eu les enregistrements
Benalla, aussitôt enchaînés avec une rafale de propos à demi-« off »
signés Macron, et la mesure du dérèglement général est donnée à ceci
que, dans la compétition des deux, c’est Benalla qui fait figure de gnome. En
fait, on n’arrive plus à suivre.
Affiche de l’association anticommuniste Paix et liberté, 1952. |
Il le faut pourtant, car tout est
magnifique. Macron en « off », c’est chatoyant. C’est qu’il est l’époque
en personne, son plus haut point de réalisation : managérial, ignorant de tout
ce qui n’est pas sa classe, le racisme social jusque dans la moelle des
os, le mépris en toute innocence, et surtout l’absence complète de limite,
de censure, de reprise de soi. C’est une compulsion venue de trop loin :
dans l’instant même où il annonce sa propre réforme et jure de faire désormais «
très attention » à ses « petites phrases », il se scandalise que le
premier « Jojo avec un gilet jaune » ait « le même statut
qu’un ministre ou un député » — « les petites phrases, j’arrête
quand je veux », d’ailleurs « je commence demain ». Et c’est cet
individu dont les « analystes » des grands médias se demandent « dans quelle
mesure il tiendra compte des résultats du grand débat »… Mais peu importe,
c’est tellement beau qu’on en reste émerveillé. Même une fiction à petit budget
n’oserait pas se donner un personnage aussi énorme, aussi « cogné » — mais
c’est sans doute le propre de cette époque que la fiction, même débridée, peine
à se tenir au niveau de la réalité.
Avec « Jojo » déjà, il y avait de
quoi faire — un hashtag #JeSuisJojo par exemple ? Mais on n’avait
encore rien vu. C’est quand il entre dans « l’analyse » que le « patron » de
Benalla se surpasse. La restitution par Le Point de ces merveilleux « off »,
assurément des documents pour l’Histoire, livre sur l’entendement, il faudrait
plutôt dire sur la psyché présidentielle des aperçus proprement vertigineux —
et, à chaque jour qui passe, nous savons un peu mieux à qui nous avons à faire.
C’est tellement ahurissant
qu’on est presque obligé de se demander s’il n’y a pas quelque part de
malignité chez les scribes du Point. En revanche il n’y a pas beaucoup
de place pour le doute quant à la fidélité de la transcription. « Le
président de la République considère l’embrasement du mouvement des « gilets
jaunes » comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance
étrangère » (c’est Le Point qui parle). Dès la première ligne on
mesure le diamètre du cigare de moquette. Tout le reste n’est qu’une énorme
taf, avec cendriers qui débordent et ronds de fumée comme ça. « Dans
l’affaire Benalla comme “gilets jaunes”, la fachosphère, la gauchosphère, la
russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est
fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un
sujet dans la presse quotidienne » (Macron). « Selon lui (ici c’est Le
Point qui parle), il est évident que les “gilets jaunes” radicalisés ont
été “conseillés” par l’étranger ».
En général, le spectacle d’une
déchéance n’est pas beau à voir, à plus forte raison quand elle est si précoce.
Mais disons les choses : ici, c’est franchement drôle. Un peu inquiétant, sans
doute (en fait beaucoup), mais drôle. En fait c’est surtout drôle d’imaginer
les mâchoires décrochées des chasseurs de complotistes. Parce que Macron en
roue libre dans la russosphère, les « gilets jaunes » pilotés depuis le
Kremlin, pour n’importe qui, c’est à mourir de rire, mais pour eux, c’est Ganelon,
Trafalgar et Blücher réunis. Normalement, on était d’accord : le
complotisme, c’était pour les « autres », les « affreux », ceux précisément qui
ne croient pas en la raison libérale. Mais comment fait-on si c’est le héros,
celui pour qui on a raconté tout ça, qui décompense et se met à courir en
chemise de nuit dans les rues ?
Ici, on rêverait de voir leurs têtes
à tous : Jean-Michel Aphatie, Patrick Cohen, Nicolas Demorand, Léa Salamé, Ali
Baddou, Sonia Devillers (la chasse au complotisme n’a pas de soldats plus
typiques que les demi-habiles de France Inter), mais aussi les inénarrables
Décodeurs, les animateurs de France Culture qui n’ont pas cessé d’organiser,
gravement concernés, des émissions et des débats publics sur les fake news,
de la parlote au kilomètre, de la conférence à rallonge, des régiments
d’intellectuels vigilants, à Blois, au Mans, aux Bernardins, à l’Opéra
Bastille, bref partout où l’on « pense », et puis aussi les chefferies
éditoriales qui s’étaient trouvé cette opportune croisade de substitution pour
faire oublier leurs propres abyssales défaillances. Mais le point de tragédie
est atteint quand on pense aux malheureux de Conspiracy Watch, à ce pauvre Rudy Reichstadt
qui vient de se manger l’équivalent psychique d’un tir de Flashball, qui vit
son moment LBD à lui — et comme les autres : en pleine tête.
Voilà donc toute cette armée de la
Vertu, totalement décomposée, pétrifiée même, à la limite de la fatal error
face à au dilemme qui vient : Macron qui passe le 38e parallèle, en parler ou
n’en pas parler ? En parler, c’est ou bien se couvrir de ridicule ou bien
devoir renoncer à ses buts de guerre cachés — le complotisme, c’était les
gueux, l’anticomplotisme le passeport tamponné pour le Cercle, doublé d’une
pétoire idéologique anti-contestation. N’en pas parler donc ? Mais patatras : boulevard pour
RT France qui s’est spécialisée dans tout ce dont les médias français ne
parlent pas, et qui ne se refusera pas pareil caviar : retourner le complotisme
contre ses accusateurs de complotisme, un mets de choix.
C’est qu’en effet RT se porte bien
en exacte proportion de ce que les médias officiels font défaut. S’être
redémarrés à la manivelle pour essayer de refaire leur retard sur les violences
policières, n’ôtera pas que, pendant presque deux mois, ils ont été aveugles et sourds à
l’un des événements les plus importants de l’histoire française depuis un
demi-siècle : un soulèvement sans précédent, la montée du régime
vers un niveau de répression inouï, l’effondrement de toute démocratie dans
l’obligation pour les manifestants de mettre très gravement leur intégrité
physique en jeu au moment d’exercer leur droit politique le plus fondamental.
Il restera dans l’Histoire que ces médias ont d’abord recouvert l’Histoire.
C’est pourquoi il est fatal que la
honte du journalisme français se mesure à ce paradoxe tout à fait inattendu que
RT est devenu à peu près le seul média
audiovisuel honorable ! Personne n’est assez malvoyant pour ne
pas saisir que l’entrain de RT ne doit pas qu’aux enthousiasmes déontologiques
de la « bonne information » — mais enfin la presse du capital a elle aussi les
ressorts troubles de ses propres entrains, ou plutôt de ses propres absences
d’entrain. Il reste que RT
donne à voir pendant que les autres oblitèrent, et que ça fait quand
même une sacrée différence quand il s’agit d’information.
Alors le Russe a un mauvais fond,
c’est certain, mais il n’a pas oublié d’être malin. En réalité, dans l’état de ruine où se
trouve le champ médiatique français, sa stratégie était gagnante à
coup sûr : 1) repérer dans le système du
débat public français le défaut de la cuirasse : les médias mainstream
totalement alignés sur l’européisme libéral et pâmés devant sa variante
macronienne ; 2) fournir tout ce qu’il
était devenu presque impossible d’avoir dans ces médias : de l’information
immédiate, gênante, du débat rouvert ; 3)
faire passer en contrebande, et bien enrobé dans le reste, tous les contenus de
la géopolitique poutinienne, jusqu’aux plus limites, parce que de ce point de
vue, en effet, ça y va, et sans se gêner (cependant, personne ne s’est beaucoup
offusqué que depuis des décennies Le Monde soit le porte-voix du Quai
d’Orsay, ni que France 24 ait l’indépendance d’une roue dentée). Heureusement,
Macron, qui n’est pas la moitié d’un futé non plus, voit tout dans le jeu des
Russkofs : ils organisent les « gilets jaunes » et font faire du média-training
au Gitan, c’est assez clair. Et pendant ce temps « nous, on est des pitres »
(Macron au Point). Pour le coup, c’est pas faux.
Qui s’étonnera, en tout cas, que la
stratégie RT rentre comme dans du beurre ? L’événement produit implacablement
ses effets de crible : les médias officiels se sont d’abord déconsidérés, à
proportion de ce que le mouvement des « gilets jaunes » est historique ;
logiquement les autres se sont engouffrés dans l’énorme vacuum, RT portés par
ses intérêts particuliers, Le Média parce qu’il a immédiatement saisi
l’importance de ce qui allait se jouer. Qui s’en plaindra, à part les pouvoirs
assiégés et leurs officines anticomplotistes ?
Il y a quelque temps, on avait
essayé de défendre qu’il n’y a parfois pas tournure d’esprit plus complotiste
que celle des anticomplotistes (1). C’est que l’anticomplotisme (comme l’antisémitisme) est devenu par excellence
la grammaire disqualificatrice des pouvoirs installés, à qui ne reste
d’autre argument que de saturer le paysage avec des errements, au reste fort
minoritaires, pour ne plus avoir à engager la discussion sur les contenus. Or,
les hommes de pouvoir vivent dans l’élément du complot — ils se souviennent
très bien des moyens qui les ont fait parvenir, et s’inquiètent sans cesse, à
raison, de ceux qui pourraient les faire tomber : des complots en effet — entre
ici, Carlos Ghosn. De là que toute leur vision du monde en soit teintée,
et qu’en vérité ils soient incapables de penser autrement, et puis, par
imprégnation (et insuffisance), tous ceux qui vivent dans leur proximité et
importent leurs formes de pensée — éditorialistes, journalistes politiques. Macron
sait très bien de quel concours organisé il est le produit : financement des plus fortunés,
portage par tous les lobbies de la richesse, soutien de la presse du capital.
Racisme social aidant, la spontanéité des Jojos ne saurait à ses yeux
constituer la moindre menace sérieuse, au reste, ont-ils quelque raison réelle
de se plaindre ? Les Jojos ont donc forcément été manipulés — par une puissance
supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.
Les Jojos ont donc forcément été
manipulés — par une puissance supérieure, c’est-à-dire équivalente à la sienne.
Dans ce jeu de miroir et de
projections renversées, c’est avec l’effet de retour de la russophobie en roue
libre que le complotisme de l’anticomplotisme se fait le plus spectaculaire. Il
faut dire que tout ce que le pays compte d’élites auto-proclamées (par
définition anticomplotistes) s’en est monté le bourrichon jusqu’à se créer une
obsession maléfique au pouvoir explicatif universel : « c’est les Russes
» — soit à peu près la définition canonique du complotisme. En tout
cas, on savait déjà que Macron ne comprend rigoureusement rien à la société
qu’il prétend diriger, mais il est bien certain qu’avec ce pâté dans la tête,
ses vues ne sont pas près de s’éclaircir. Sur aucun sujet d’ailleurs : « Si on veut rebâtir les choses
dans notre société », poursuit-il, décidément bien allumé, « on doit accepter qu’il y
ait une hiérarchie des paroles (…) Celui qui est maire, celui qui est député,
celui qui est ministre a une légitimité. Le citoyen lambda n’a pas la même »
— passe ton chemin, Jojo. On ne niera pas qu’en pleine crise démocratique, au
moment où la population hurle pour avoir droit de nouveau à la parole et où,
accessoirement on essaye de faire tenir debout la pantomime du « grand débat »,
nous avons là un mot ajusté au millimètre, et comme une pièce d’orfèvrerie.
Arrivé à ce point d’étonnement,
toutes les certitudes vacillent, toutes les hypothèses demandent à être
rebattues. Normalement on postule qu’un homme de pouvoir désire s’y maintenir.
On ne manque pas d’arguments raisonnables pour l’appliquer à Macron, à
commencer par son usage délirant des forces de police. « En même temps », comme
dirait l’autre, on le voit faire méthodiquement, et continûment, tout ce qui
est requis pour s’attirer la plus grande détestation possible, et finir
expulsé. C’est tout de même très étrange, et presque incompréhensible.
Prenons les choses autrement. Hegel
écrit quelque part que l’Histoire se trouve toujours les individus particuliers
capables d’accomplir sa nécessité. C’est peut-être sous cet angle qu’il faut
envisager le cas Macron. Comme une bénédiction imprévue. Peut-être fallait-il
l’extrémité d’un grand malade, produit ultime d’une séquence de l’histoire pour
en finir avec cette séquence de l’histoire. Si vraiment il faut en passer par
là, ainsi soit-il.
Frédéric Lordon
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires hors sujet, ou comportant des attaques personnelles ou des insultes seront supprimés. Les auteurs des écrits publiés en sont les seuls responsables. Leur contenu n'engage pas la responsabilité de ce blog ou de Hannibal Genséric.