samedi 26 octobre 2019

Libye. Une « drôle de guerre » des drones


L’enlisement du conflit libyen semble décourager la communauté internationale, qui reste passive face à la poursuite des combats. Pourtant, la population paie le prix fort, avec l’engagement massif de drones. Et les deux protagonistes s’appuient sur des milices islamistes radicales, s’accusant mutuellement de « soutenir le terrorisme ».
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Les Tripolitains s’y attendaient depuis le début de l’offensive du maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli le 4 avril 2019, le ciel tombe finalement sur leurs têtes cinq mois après. Le 14 octobre, trois enfants sont mortes, ensevelies sous les décombres d’une maison rasée par le bombardement d’un avion de chasse de l’autoproclamée armée nationale arabe libyenne (ANL) de l’ancien général de Mouammar Kadhafi, à Furnaj, au sud-est du centre-ville. Le 6 octobre, un autre avion de l’ANL a largué quatre bombes non téléguidées qui ont explosé dans un centre équestre de Janzour, à l’ouest de Tripoli, blessant plusieurs enfants.
Guerre aérienne
Cinq mois plus tôt, alors que les hommes de Haftar tentaient de pénétrer depuis deux semaines dans Tripoli, dans un café du quartier cossu de Ben Achour du centre-ville, Moustapha, un professeur d’université, prophétisait : « Depuis 2011, on se combat surtout en tirant des roquettes un peu au hasard. Mais si maintenant, Haftar a des avions sophistiqués... » En guise d’« avions sophistiqués », le Tripolitain se référait aux drones Wing Loong de conception chinoise, mais venus de l’un des principaux soutiens de Haftar, les Émirats arabes unis.
En face, le gouvernement d’union nationale (GUN) a recours a des drones Bayraktar fournis par leur allié turc. La Libye est « possiblement le théâtre de la plus importante guerre des drones dans le monde », s’est inquiété le 25 septembre Ghassan Salamé, le représentant de l’ONU dans le pays. Le diplomate libanais évoquait le chiffre de 900 opérations impliquant des drones dans les récentes semaines des deux côtés. C’est l’ANL qui a utilisé le plus cette technologie, notamment pour tenter de rendre non fonctionnel l’aéroport de Mitiga, qui sert d’aéroport civil, de base militaire et de QG pour la force armée Rada (« Dissuasion »), très puissante dans Tripoli.
Si les raids du 6 et 14 octobre impliquaient des avions classiques et non pas des drones, sur le terrain, le ressenti est le même. En avril toujours, un commerçant de Ayn Zara, dont l’échoppe se situait à quelques dizaines de mètres du premier barrage militaire tenu par les forces du GUN avant la ligne de front, expliquait qu’avec une offensive terrestre, il pourrait charger un camion de marchandises avant de fuir, mais « si c’est une attaque par les airs, je peux mourir ou voir mon magasin détruit en une seconde ».
Impuissance internationale
La peur du ciel qui tombe sur la tête est d’autant plus exacerbée que la communauté internationale semble incapable de réagir, en imposant par exemple une interdiction de survol de la part des belligérants. Si ce n’est en publiant des communiqués, comme ceux de l’ONU, se contentant de compiler les tragédies et d’appeler pieusement les États membres et les institutions internationales à mettre fin à ces violations du droit humanitaire. Longtemps, la mission des Nations unies n’a pas voulu nommément pointer un responsable, renvoyant dos à dos les deux camps alors que l’ANL, en tant qu’assaillant, a le plus utilisé la terreur aérienne. Une attitude timorée qui s’explique par le fort soutien de pays comme les États-Unis et la France envers Haftar, même s’ils assurent ne pas avoir été consultés directement pour cette offensive. Les États-Unis ont ainsi refusé de nommer directement Haftar responsable de l’attaque du 14 octobre, préférant évoquer « les forces assiégeant la capitale ».
 « Le niveau d’acrobatie sémantique concernant ce qui se passe réellement à Tripoli devient absurde », se désole l’experte Mary Fitzgerald. Résultat, la Libye est devenue un « laboratoire d’essai pour un nouveau type de guerre aérienne », estime l’analyste défense et sécurité Arnaud Delalande dans le dernier numéro de la revue professionnelle Air&Cosmos.
Le « renouveau narratif » des milices
Au sol, au contraire, rien ne bouge, ou presque. Depuis que le commandement militaire de Tripoli — l’union des principales milices de la ville chapeautée essentiellement par les brigades de Misrata, reformant pour l’occasion l’alliance de 2016 pour chasser l’État islamique de Syrte — a bouté Haftar hors de sa base arrière de Gharyan, à 100 km au sud de Tripoli en juin, les lignes de front sont plus ou moins stables. Au sud-est, les combats se déroulent dans le quartier de Ayn Zara, à une vingtaine de kilomètres du centre de Tripoli.
Au sud-ouest, c’est l’ancien aéroport international localisé à Ben Gashir, à 30 km de la capitale libyenne. Ce siège à distance permet à une vie quotidienne de se maintenir plus ou moins normalement à Tripoli. Les coupures d’électricité se sont allongées, les ordures s’entassent dans les rues et de nombreuses écoles ont été transformées en centre de refuges pour les déplacés. Pourtant les magasins continuent d’être approvisionnés, évitant une crise alimentaire grave grâce au port et à la route entre Tripoli et Misrata (la capitale économique du pays) qui demeurent ouverts. C’est sur le terrain des mœurs que la situation empire.
Situé dans le quartier commerçant et huppé d’Al-Andalous, At Home est l’un de ses nombreux salons de thé confortables où les gâteaux sont maisons et les cafés délicieux. Et la mixité admise. Un havre de paix pour les clients, issus essentiellement de la jeunesse aisée, surtout en ces temps incertains. Mais le 9 octobre, des hommes en armes font irruption, demandant à tous les couples leurs certificats de mariage. Les couples non mariés doivent partir. La direction du salon de thé s’est excusée auprès des clients sur sa page Facebook, mais a précisé que dorénavant les « couples non reconnus » ne seront plus acceptés, provoquant une avalanche de commentaires, favorables ou désapprobateurs.
Qui est derrière ce coup de force ? La force Rada de tendance salafiste dirigée par Abdelraouf Kara est d’emblée pointée du doigt. Il faut dire que depuis la révolution, le groupe est habitué à ce genre d’actions. En 2012, ils étaient accusés d’être derrière la destruction de mausolées soufis. En 2017, les hommes de Kara mettent fin au Comic Con — festival pendant lequel les participants sont déguisés en personnages de dessins animés, mangas ou héros de séries télévisées — jugé contraire aux valeurs de l’islam.
Dans ce cas pourtant, le porte-parole du groupe, Ahmed Ben Salem, a démenti être derrière l’événement : « Les cafés publics mixtes existent et n’offensent pas la morale publique », a-t-il affirmé à une chaîne de télévision nationale. Où est la vérité ? Difficile à dire, mais ce regain de conservatisme inquiète. « Je fais le trajet travail-maison, c’est tout. Je vais chez des amis de temps en temps. À cause de la sécurité, mais aussi de cette chape de plomb, je ne vais plus dans les cafés », déplore une Tripolitaine au look peu « salafiste compatible ».
« Dans une atmosphère de guerre interminable, il est possible de mener ce type d’opération “morale” sans craindre un rejet trop intense de la part de la population », explique Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au sein de l’institut hollandais Clingendael. Pour le chercheur, cette incursion dans le domaine social s’explique aussi par un nécessaire « renouveau narratif » de la part des milices, que ce soit par Rada ou un autre groupe tripolitain : « Après 28 semaines de siège, la fatigue ajoutée à des crises logistiques et humanitaires comme les déplacés internes et les ordures qui s’accumulent font que beaucoup de Tripolitains ne comprennent pas pourquoi les milices continuent de prévaloir. Un certain pourcentage de la population pense que Haftar gérerait la capitale mieux que les milices. »
Manœuvres diplomatiques
Paradoxalement — mais la Libye post-2011 n’est plus à un paradoxe près —, la prolongation du siège avantage l’attaquant. Khalifa Haftar a compris qu’au sol, ses hommes ont du mal à progresser. Mais il n’a jamais été question de se retirer : par prestige d’abord, car l’homme de 75 ans est un militaire avant tout. Par stratégie aussi envers les Tripolitains qui pourraient se rallier à l’assaillant, ne serait-ce que pour en finir avec le siège, comme le souligne Jalel Harchaoui, mais aussi envers la communauté internationale. Haftar a tout intérêt à laisser ce radicalisme religieux se répandre afin de faire peur à la communauté internationale.
Dans une interview le 9 octobre à Sputnik, organe médiatique du Kremlin qui soutient l’ancien général de Kadhafi, Khalifa Haftar a dépeint, une nouvelle fois, les milices de Tripoli comme des terroristes avec qui on ne pouvait négocier : « La vérité est que le Conseil1 reçoit ses instructions de ces groupes [milices de Tripoli] et non l’inverse […]. Aucun des membres du conseil, à commencer par le président, n’ose contredire les instructions de ces gangs de terroristes […]. Le Conseil lui-même comprend plus d’un membre appartenant à ces organisations terroristes. » Un argument qui ne manque pas d’ironie, car l’ANL est aidée par des forces salafistes madkhalistes2, mais qui fonctionnent.
Quelques jours avant l’ouverture de l’Assemblée nationale des Nations unies le 17 septembre 2019, l’Allemagne avait proposé la tenue d’une conférence internationale sur la Libye d’ici la fin de l’année. Un format qui exclut les acteurs libyens pour se concentrer sur les « partenaires internationaux clés », sans plus de précision. Les alliés militaires de Haftar, les Émirats arabes unis et la Russie — une trentaine de combattants russes de la milice Wagner aurait péri le mois dernier à Tripoli en se battant au côté de l’ANL — ont su, avec la complaisance des soutiens diplomatiques de Vladimir Poutine (États-Unis et France) siphonner cette initiative, qui a désormais peu de chance de voir le jour. D’ici là, les Tripolitains continueront à souffrir des plaies venues du ciel et de la terre.



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