Alors que Donald Trump affronte la nouvelle puissance chinoise — une
confrontation qui fait craindre l’imminence de guerres commerciales
portant sur des produits courants comme l’acier —, Washington semble
avoir oublié les mécanismes qui lui avaient permis d’asseoir sa
domination après la guerre froide.
À l’époque, les
États-Unis s’appuyaient non seulement sur leur puissance militaire, mais aussi
sur une posture idéologique qui minimisait les risques de contestation des
règles imposées par les États-Unis.
Les dirigeants
américains savaient parfaitement que pour atteindre une hégémonie réelle, il
fallait opérer de manière invisible. Il est plus facile d’obtenir d’autres pays
qu’ils fassent ce que vous voulez s’ils croient non seulement qu’ils agissent
dans leur propre intérêt, mais aussi dans le sens de l’histoire
et du progrès. Pourquoi perdre du temps et de l’argent à prêcher les vertus du
colonialisme à un pays si l’on peut le faire céder en lui racontant de belles
histoires sur les bienfaits mutuels du libre-échange ?
Lire aussi Ha-Joon
Chang, « Du protectionnisme
au libre-échangisme, une conversion opportuniste », Le
Monde diplomatique, juin 2003. De tous les mythes qui ont renforcé
l’hégémonie américaine au cours des trois dernières décennies, celui de la
technologie, présentée comme une force naturelle et neutre qui effacerait les
inégalités entre les pays, reste le plus influent. On ne pouvait ni la
modifier, ni la détourner : il fallait s’y adapter. Il semblait bien plus
important de savoir qui l’utilisait — et comment — que de comprendre qui en
était propriétaire.
Un village mondial
était en construction, grâce aux réseaux et aux bits. La « fin de
l’histoire » avait déjà été évoquée, mais les acteurs des nouvelles
technologies en parlaient avec bien plus d’éloquence. Jamais auparavant le
capitalisme n’avait suscité tant d’enthousiasme sans dire son nom. L’élite de
Davos estimait qu’il serait beaucoup moins risqué de demander aux gens de
s’adapter aux disruptions de la technologie que de se soumettre aux
aléas du marché.
De tels
détournements de langage masquent depuis longtemps des vérités essentielles sur
la relation entre la technologie et le pouvoir. Premièrement, le village mondial n’était mondial que dans
la mesure où cela plaisait à son principal défenseur, les États-Unis.
Deuxièmement, les normes,
réseaux et protocoles qui régissaient l’univers numérique n’avaient
rien de naturel ni de neutre. La plupart sont apparus lors de la guerre froide
et visaient à étendre l’influence américaine à de nouveaux domaines.
Troisièmement,
appliquer à un seul réseau inviolable des principes prétendument universels ne
garantissait pas vraiment la libération nationale. Des armes cybernétiques à
l’intelligence artificielle (IA) en passant par la surveillance électronique,
l’interconnectivité et le numérique, loin d’avoir lissé les inégalités, en ont
créé de nouvelles.
Cependant, cette
idéologie, celle
d’Internet, a bien servi les intérêts américains, en permettant à
Washington de gagner du temps et d’engraisser les plus grands groupes
technologiques du monde. Mais en 2018, il ne reste plus grand-chose de
cette idéologie.
Aujourd’hui, le
village mondial ne porte plus si bien son nom. Il suffit de regarder les plateformes
numériques qui, avec leur capacité à se faufiler partout, étaient censées
représenter le sommet de l’hégémonie technologique des États-Unis. Mission
accomplie jusqu’à ce que la Silicon Valley découvre que les alliés les plus
proches des États-Unis n’avaient aucun scrupule à déployer leur puissance
financière pour dynamiser les concurrents locaux à l’expansion des géants de la
technologie américains.
Uber en est un bon
exemple : ses propres ambitions mondiales ont été freinées par Ola
en Inde, DiDi en Chine, 99 au Brésil, Grab
en Asie du Sud-Est, et YandexTaxi en Russie. À l’exception de ce
dernier, tous ces rivaux, y compris Uber lui-même, sont financés par la banque
japonaise SoftBank. Ils ont tous fini par être incorporés dans son fonds
d’investissement « Vision Fund », alimenté par l’argent des alliés
les plus proches de l’Amérique, de l’Arabie saoudite aux Émirats arabes unis.
Uber, qui dépensait des sommes astronomiques, a cédé (lire « Les fonds
souverains à l’assaut du futur technologique »).
L’ascension de la
Chine a mis à mal beaucoup d’autres mythes qui sous-tendaient l’hégémonie
technologique américaine. Les normes autrefois neutres, comme la 5G, ont soudain
fait l’objet de vives objections, alors que Pékin faisait pression pour
instaurer des règles favorables à ses propres champions.
Lire aussi
Jean-Louis Rocca, « La montée en puissance de la Chine », Le
Monde diplomatique, septembre 2014. Les ambitions internationales de
Huawei et ZTE (1), ainsi que la
croissance soutenue de Tencent, Baidu et Alibaba ont également contraint
Washington à faire l’impensable : adopter une ligne agressive qui a rendu
son hégémonie visible.
Le veto de
M. Trump contre la fusion du fabricant de cartes SIM américain Qualcomm et
de la société de téléphonie singapourienne Broadcom, la lourde sanction
infligée à ZTE (qui aurait pu lui être fatale), le rapport controversé de la
Maison Blanche sur la nationalisation du réseau 5G des États-Unis : ces
événements récents pourraient laisser croire que Washington maintient sa
position dominante.
Cependant, une fois
privée de ses nombreux mythes, les États-Unis auront du mal à convaincre
d’autres pays de laisser leurs entreprises être dépassées par les grands
groupes américains, de renoncer à développer leur propre IA, de ne jamais
remettre en question les clauses sur la libre circulation des données que des
négociateurs américains ont pris le soin d’inclure dans les grands accords
commerciaux. Étant donné que la Chine a réussi en faisant tout à fait le
contraire, qui voudrait suivre l’exemple des États-Unis ?
Barack Obama,
conscient des limites de l’hégémonie technologique américaine, invoquait des
thèmes relatifs à la mythologie numérique, comme « l’Internet
libre », tout en essayant de contenir l’expansion de la Chine dans le
cadre du système commercial mondial régi par les États-Unis.
Lire aussi Frank
Pasquale, « Mettre fin au
trafic des données personnelles », Le Monde diplomatique,
mai 2018. Donald
Trump, quant à lui, a mis un terme à l’aspect mythologique. Il a également
ébranlé la suprématie technologique des États-Unis à long terme, en réduisant
le budget de la recherche, en restreignant l’immigration (indispensable au
secteur des technologies), et en empêchant le démantèlement immédiat du groupe
chinois ZTE.
Après Donald Trump,
les États-Unis n’auront plus qu’un seul recours : contester l’ordre
économique mondial qui contrarie leurs ambitions sur la scène internationale
tout en élaborant une stratégie d’ensemble contre Pékin, de manière à pénaliser
ses alliés qui dépendent des géants des technologies chinois.
Quand la guerre
froide des technologies éclatera, il sera difficile de distinguer quel camp
défend les intérêts du capitalisme mondial.
Evgeny Morozov
(1) Zhongxing
Telecommunication Equipment est un équipementier en télécoms chinois.
L’accusant d’avoir enfreint l’embargo iranien, l’administration de Donald Trump
a interdit au groupe de s’approvisionner en composants électroniques auprès de
fournisseurs américains, avant de faire volte-face avec un accord plus
conciliant.
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