Le 23 avril, les villageois d’Al-Raqah, dans le nord du Yémen,
étaient réunis pour célébrer le deuxième mariage de la ville en deux
jours. Ils étaient venus à pied depuis les villes des alentours pour
chanter, danser et féliciter le marié de 20 ans, Yahya Ja’afar. La fête
était simple : une tente de mariage constituée de grosses branches et de
tissu coloré, la maison d’une pièce du couple, remplie d’hommes et de
garçons jouant du tambour et portant des couronnes de jasmin sur la
tête, les femmes de l’autre côté de la colline dans une autre tente,
chantant et dansant pareillement. Personne n’a entendu le bruit de
l’avion de guerre qui tournait au-dessus de la tête, couvert par la
musique.
« On chantait et on dansait, la fête touchait à sa fin. Nous étions
sur le point de partir », a dit Saleh Yahya, un villageois de 35 ans. «
Puis, tout à coup, j’étais par terre, je n’entendais plus rien. Nous
avons totalement perdu le contrôle de nos sens. Il y avait des morceaux
de corps autour de moi, je cherchais juste mes enfants ». Il en a trouvé
un entier et vivant ; le corps de l’autre était définitivement brisé.
Le missile a frappé vers 23 heures, tuant 23 des convives et en blessant plus de 60, selon les villageois qui se sont confiés à The Intercept. La plupart des corps étaient en lambeaux.
« Il nous a fallu plus d’une semaine pour retrouver tous les morceaux
des cadavres », a déclaré Saleh Yahya lors d’une interview à Al-Raqah
le 6 mai, deux semaines après la frappe.
Al-Raqah n’apparaît pas sur la plupart des cartes ; ce n’est rien
qu’un point à flanc de colline à deux heures et demie de la ville de
Hajjah, et à plus d’une heure de toute route goudronnée. Pour se rendre à
Al-Raqah, on suit le lit rocheux et presque sec d’une rivière, et les
indications des habitants. Il y a peu de véhicules dans les environs,
hormis de temps à autre une moto ; toute autre chose ne résisterait pas
sur un terrain aussi accidenté. C’est un endroit pour les agriculteurs,
pas pour les combattants.
Pourtant, pour une raison indéterminée, le mariage de Yahya Ja’afar
et de son épouse Fatum Allam est entré dans le collimateur de la
coalition de 10 pays, dirigée par l’Arabie Saoudite, qui mène depuis
trois ans au Yémen une guerre dévastatrice.
L’objectif de la coalition est de mater les Houthis, un groupe
politico-religieux yéménite qui a pris le pouvoir en 2014 et chassé le
président, allié des saoudiens. La coalition, appuyée par l’armée
américaine en matière d’approvisionnement en carburant, en munitions et
de renseignements sur les cibles, a impitoyablement bombardé le pays.
Cette semaine, la coalition a envahi
la ville portuaire de Hudaydah contrôlée par les Houthi, une attaque
dont beaucoup craignent qu’elle n’aboutisse à une catastrophe
humanitaire. Au total, plus de 10 000 civils ont déjà été tués au cours de la guerre, majoritairement par les frappes aériennes de le coalition, selon les Nations Unies.
L’Arabie saoudite a été largement condamnée et accusée de crimes de
guerre pour avoir touché des objectifs civils comme les maisons, les
écoles, les marchés, les hôpitaux – et les mariages.
Les Saoudiens n’ont fourni aucune explication concernant l’attaque
d’Al-Raqah (une demande de commentaires à l’ambassade saoudienne à
Washington est restée lettre morte.) Les hommes d’Al-Raqah affirment ne
pas porter d’armes (je n’en ai vu aucune pendant ma visite), et aucun
combattant n’a assisté au mariage. Dans le village, tous les hommes
portaient un simple sarong et une chemise boutonnée, rien qui laisse
supposer une appartenance à l’armée. Certains ont insisté pour me
montrer l’intérieur de leur maison, et le peu qu’ils possédaient : un
lit ou deux, des sacs de nourriture et quelques ustensiles de cuisine.
Selon des témoins oculaires auxquels j’ai parlé, lorsque la frappe
qui a touché Al-Raqah, les femmes ont fui la fête, criant, cherchant
leurs enfants et leurs parents. Les secouristes arrivés des villages
voisins pour porter assistance ont dit aux autres de courir, car les
avions tournoyaient encore au-dessus de leur tête. Rendus sourds par
l’explosion, les membres de la famille les ont ignorés et ont continué à
sortir des décombres les corps de leurs proches. Les ambulances en
provenance de Hajjah ont mis des heures à arriver, retardées par le
terrain difficile.
Alors que nous parlions sur le lieu du bombardement, Othman Ali, , un
homme de 35 ans, mince, portant un chapeau de paille, tenait la main de
son fils.
« Tout a basculé, d’un jour de liesse à une catastrophe », a-t-il
dit. « Les femmes sont terrifiées. La plupart d’entre elles ne veulent
plus sortir de la maison pour travailler, et certaines d’entre elles,
lorsqu’elles entendent un bruit fort, se font pipi dessus ».
Davantage de villageois sont apparus, chacun voulant décrire ce qui
lui était arrivé, chacun dans l’attente de réponses. Tous ceux avec qui
j’ai parlé avaient encore des problèmes d’audition, surtout le marié,
Ja’afar, qui a survécu au bombardement. Son frère, Ali, lui parla à
l’oreille et lui fit signe de venir. Nous sommes allés chez ses parents,
où lui et Allam vivent désormais, leur maison ayant été touchée par la
frappe (Allam était initialement présumé mort).
Le propos de Ja’afar était un peu décousu, comme celui de quelqu’un qui
peine à s’entendre dans le vacarme d’une pièce, sauf que la petite
maison toute simple était complètement silencieuse.
« Nous ne sommes officiellement mariés et n’avons emménagé ensemble
que depuis hier », a déclaré Ja’afar, alors qu’Allam et lui détournaient
le regard d’un air timide. « Nous n’avons pas pu le faire juste après
le bombardement ; nous étions en état de choc. Nous restons éveillés la
nuit, de peur qu’il se passe encore que quelque chose. Jamais on
n’oublie ce qui s’est passé un jour comme celui-là ».
A l’hôpital de Hajjah, les enfants blessés par le bombardement
étaient en attente d’une opération chirurgicale de reconstruction.
Certains de leurs pères veillaient à leur chevet, leur offrant à
l’occasion du jus ou des mangues fraîches. Aucune des victimes n’a
réussi à se souvenir de grand chose au moment de la frappe, seulement
qu’elles ont basculé de la fête à la souffrance. Presque tous étaient
sous-alimentés, leur corps décharné étant incapable de faire face aux
besoins physiologiques pour résister aux blessures et guérir.
Abdo Mohammad Ali, neuf ans, a subi une fracture du bras aggravée
d’un traumatisme abdominal ; des chirurgiens l’ont emmené pour suturer
ses intestins. Les frères Abdo et Suleiman Mohammad ont semblé de
meilleure humeur, bien que l’un d’entre eux ait perdu un pied et l’autre
l’usage d’un pied, et bien que 12 membres de leur famille soient morts
dans le bombardement. Le jeune Hussein Hasan, âgé de treize ans, dormait
avec un châle qui lui recouvrait partiellement le visage, allongé dans
le lit. Le châle aurait pu être son linceul.
Son père, Hassan Saghreer, l’a réveillé pour parler, et a dévoilé de
profondes blessures à la poitrine et au ventre, qui l’empêcheront de
rentrer à la maison pendant des semaines. Le village de la famille est à
deux heures de l’établissement de santé le plus proche. « Il a passé 10
jours en soins intensifs et a subi de nombreuses interventions
chirurgicales ; nous ne pensions pas qu’il allait survivre », a dit
Saghreer.
De retour au village, Allam Yahya, le père de la mariée, a dessiné
sur la terre battue des cercles près des restes de la tente de mariage.
Bien que les villageois aient tenté de reprendre une vie normale, il a
fait remarquer que les choses ne seraient plus jamais comme avant.
« Nous n’aurons plus de mariages. Même si quelqu’un en veut un,
personne ne viendra. C’est fini », soupira-t-il, puis il retourna
lentement sous un arbre, se mettant à l’abri du soleil de la fin de la
matinée.
Source : The Intercept, Alex Potter, 16-06-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
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