jeudi 11 juin 2020

Comment la droite américaine exploitait les émeutes – par Serge Halimi


Au moment où, consécutives à l’assassinat d’un passant noir par un policier blanc qui a indigné la majorité des Américains, des émeutes se produisent dans de nombreuses grandes villes des États-Unis, les provocations du président Trump peuvent paraître irréfléchies, voire politiquement suicidaires. Ce n’est pas forcément le cas.
Depuis les années 1960, le Parti républicain a souvent tiré parti d’un discours à connotations racistes sur « la loi et l’ordre ». Cible principale de la droite américaine : les « pillards », présumés noirs, qui s’en prennent aux petits commerces dont les propriétaires font partie de la « majorité silencieuse ». Celle-là même qui décide en général de l’issue des élections.
L’impact d’une campagne livrée sur ce thème inusable a par ailleurs pour avantage de reléguer au second plan les carences de la Maison Blanche face à la crise sanitaire et au désastre économique (lire « Aux États-Unis, “rien ne changera fondamentalement” »).
Le 6 novembre 1962, Richard Nixon annonce son retrait de la vie politique américaine. Distancé deux ans plus tôt d’une poignée de voix dans la course à la Maison Blanche, il vient d’être battu par le démocrate Edmund G. (« Pat ») Brown lors de l’élection au poste de gouverneur de Californie. En 1964, un autre républicain, Barry Goldwater, est balayé, cette fois, par Lyndon Johnson, élu président des États-Unis avec 61 % des suffrages. En matière de droits civiques et de lutte contre les inégalités, Johnson marquera l’histoire de son pays. Il saura répondre favorablement à la pression du mouvement des droits civiques et des milliers de militants de gauche, souvent jeunes et blancs, partis dans le Sud aider les partisans de Martin Luther King. La ségrégation institutionnelle est démantelée, la « guerre contre la pauvreté » lancée, le progressisme paraît installé pour une génération.
L’illusion ne dure pas. Si la société américaine bouillonne au cours des années 1960 (mouvement noir, mouvement étudiant, mouvement féministe, mouvement pacifiste, mouvement homosexuel), un backlash (retour de bâton) conservateur se dessine très vite sur chacun de ces terrains, ou presque. Dès 1966, Ronald Reagan écrase « Pat » Brown à la surprise générale, et devient gouverneur de Californie grâce à l’appui d’un électorat populaire blanc qui vient d’obtenir par référendum l’annulation de dispositions favorables à la mixité raciale du logement. Deux ans plus tard, Nixon, apparemment incapable de renoncer à la politique, bat le vice-président choisi par Johnson – Hubert Humphrey – et s’installe à la Maison Blanche.
Le basculement à droite d’une partie de la base démocrate (ouvriers, employés, ruraux) explique l’issue électorale. En Californie, Reagan détache les « petits blancs » du parti du gouverneur sortant en accusant ce dernier d’avoir péché par faiblesse lors des émeutes de Watts (Los Angeles) en août 1965, mais aussi d’avoir pactisé avec la contestation d’une « minorité névrosée » de « beatniks » installés à l’université de Berkeley. Le conservatisme de la bureaucratie syndicale de l’AFL-CIO, sa déréliction lors des combats contre la ségrégation raciale, le militarisme (guerre du Vietnam) et les discriminations sexistes ont laissé opérer les forces corrosives d’un glissement conservateur dont, dix ans plus tard, l’ensemble du mouvement ouvrier paiera le tribut économique et social.
A l’échelle nationale, Nixon butine lui aussi sur les thèmes de « la loi et l’ordre ». Alors qu’en 1968 les soulèvements de Chicago et de Harlem sont frais dans les mémoires – 43 personnes, noires pour la plupart, ont été tuées (souvent par la police, la garde nationale et l’armée) lors des émeutes de Detroit en juillet 1967 –, il appelle ses compatriotes à écouter « une autre voix, une voix tranquille dans le tumulte des cris. C’est la voix de la grande majorité des Américains, les Américains oubliés, ceux qui ne crient pas, ceux qui ne manifestent pas. Ils ne sont ni racistes ni malades. Ils ne sont pas coupables des fléaux qui infestent notre pays (1) ».
« Ni racistes » ? 
En 1963, 59 % des Blancs se déclaraient encore favorables à l’interdiction des mariages interraciaux, 55 % ne voulaient pas vivre à côté de Noirs, 90 % refusaient que leur fille sorte avec l’un d’eux, dont plus de la moitié des Blancs imaginaient qu’ils riaient beaucoup plus qu’eux, étaient moins ambitieux et sentaient différemment (2)… Ils ne riaient pas souvent pourtant quand ils étaient interpellés par des forces de l’ordre alors presque exclusivement blanches. C’est d’ailleurs un cas ordinaire de brutalité policière qui avait déclenché les émeutes de 1965 à Watts. Elles durèrent cinq jours, impliquèrent près de 50 000 personnes (dont 16 000 gardes nationaux), firent 34 morts et 1.000 blessés.
Dès la fin des années 1950, le FBI et les autorités locales d’Alabama, d’Arkansas ou du Mississippi expliquaient les « désordres » en mettant en cause des « agitateurs » venus de l’extérieur. Pour discréditer le mouvement noir, on le prétendit infiltré par des communistes : des pancartes installées le long des routes du Sud proclamaient même que Martin Luther King serait passé par un camp d’entraînement révolutionnaire et aurait été « encouragé par une fraction des communistes plutôt chinoise que russe ». Avec Malcolm X, on préfère invoquer les influences pernicieuses de l’islam tiers-mondiste. Johnson lui-même impute d’abord les soulèvements urbains à quelques « fauteurs de troubles noirs » avant de comprendre le caractère spontané et populaire de l’explosion. De son côté, la droite américaine continue, en 2005, d’associer spontanément agitation sociale, « subversion » et ennemi « extérieur ». Il y a quelques semaines, la chaîne républicaine Fox News parlait ainsi d’une « insurrection musulmane en France » qui avait gagné « en férocité » en raison du refus du gouvernement de « faire appel à l’armée ».
Aux États-Unis, le recours à la troupe est plus habituel. Mais le surcroît de violence qui en découle ne provoque pas nécessairement un degré plus aigu de prise de conscience collective. En avril-mai 1992, par exemple, les émeutes de Los Angeles (plus de 50 morts et de 10.000 arrestations, à la suite de l’acquittement d’un policier filmé en train de matraquer sauvagement un automobiliste noir, M. Rodney King) ne troublent la campagne présidentielle en cours que quelques jours, les trois principaux candidats (MM. George H. Bush, William Clinton et Ross Perot) se souciant surtout de séduire les classes moyennes, pas de remédier aux problèmes des ghettos.
Presque toujours, les soulèvements urbains ont réactivé la démagogie sécuritaire de la droite américaine, qui saisit l’occasion de se « prolétariser » à bon compte. Depuis quarante ans, elle y parvient dans le registre qui a semblé inspirer Alain Finkielkraut lors de l’embrasement de certaines banlieues françaises, quand l’essayiste multimédias opposa l’indignation des « automobilistes pauvres du 9-3 » à la « sympathie pour les vandales » qu’il prêtait aux « bobos écolos qui font du vélo à Paris » (3).
Au début des années 1960, le journaliste de gauche Andrew Kopkind, comme beaucoup d’autres, dont Martin Luther King, espérait la naissance d’un mouvement interracial des pauvres unissant les métayers noirs du Mississippi et les Blancs indigents des Appalaches. En 1968, le combat contre les lois racistes est gagné aux États-Unis. Mais la solidarité interraciale, elle, paraît plus lointaine que jamais. Car le rêve de mobilité sociale des ouvriers et des employés blancs se dérobe à cet instant précis. Les coupables sont vite trouvés. Sitôt qu’il interroge un ouvrier blanc de Chicago, « à 100 % derrière la police », Kopkind ne peut que constater le progrès des idées autoritaires au sein d’un « lumpensalariat jeune qui a raté son accession à la classe moyenne et qui se sent enfermé dans la condition ouvrière ». Pour ce lumpensalariat blanc, l’intégration raciale signifie d’abord la menace de voir des Noirs s’installer dans son voisinage.
Les soulèvements urbains ajoutent à cette hantise du déclassement l’exigence d’un retour à l’ordre : « Je ne suis pas contre les gens de couleur, je suis contre les émeutes », précise à Kopkind le même ouvrier de Chicago. Vingt ans plus tard, en 1988, le discours a peu changé. Cherchant à expliquer le basculement à droite d’un menuisier blanc de la ville, Thomas et Mary Edsall le citent : « La plupart de ceux qui ont besoin d’aide sont noirs. Et la plupart de ceux qui aident sont blancs. Nous en avons assez de payer pour les HLM de Chicago et pour les transports en commun que nous n’utilisons pas (4). »
Mais alors, comment faire et qui doit payer ? Le discours de la droite américaine est rodé : la question est mal posée ; toute aide nuit à ceux qui la reçoivent (5). « Les gens, s’exclamait en 1995 David Frum, un essayiste républicain qui conseillera le président George W. Bush au début de son mandat, sont fatigués de ce gémissement constant qu’ils entendent au sujet des pauvres. Les contribuables qui appartiennent aux classes moyennes estiment qu’ils paient toujours plus pour eux, et que ceux-ci ne cessent de se comporter plus mal. » En employant des mots un peu différents, M. Nicolas Sarkozy a abandonné lui aussi au bras séculier du marché les éléments les plus vulnérables de la société : « La vérité, c’est que, depuis quarante ans, on a mis en place une stratégie erronée pour les banlieues. D’une certaine manière, plus on a consacré de moyens à la politique de la ville, moins on a obtenu de résultats (6). »
Cela tombe bien : ces moyens, en France comme aux États-Unis, on les réserve à d’autres usages, la réduction des impôts directs par exemple.
La fortune des milliardaires aux États-Unis ont augmenté de 565 milliards de dollars entre le 18 mars et le 4 juin, tandis que la même période de 11 semaines a également vu 42,6 millions d'Américains déposer des demandes de chômage.

 Inconscience ? Absolument pas : l’histoire récente suggère la fortune politique des orientations inégalitaires qui individualisent ou « ethnicisent » les relations sociales afin de pouvoir plus facilement réprimer ceux qu’elles maltraitent quand ils se soulèvent.
Serge Halimi
(1) Discours prononcé devant la convention du parti républicain, Miami, 8 août 1968. Cité dans Le Grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Fayard, Paris, 2004, p. 131.
(2) Sondage de Newsweek, cité par Thomas Byrne Edsall et Mary Edsall dans Chain Reaction : The Impact of Race, Rights, and Taxes on American Politics, Norton, New York, 1991.
(3) Le Figaro, 15 novembre 2005.
(4) Thomas et Mary Edsall, op. cit. Lire aussi « L’université de Chicago, un petit coin de paradis bien protégé », Le Monde diplomatique, avril 1994.
(5) Lire John Galbraith, « L’art d’ignorer les pauvres », Le Monde diplomatique, octobre 2005.
(6) « Nicolas Sarkozy contre-attaque », entretien, L’Express, 17 novembre 2005.
Source : Le Monde Diplomatique
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NOTE de H. Genséric

 

1 commentaire:

  1. Halimi est gentil mais la gauche et les milliardaires c'est la même chose. Et pour cause...
    https://nicolasbonnal.wordpress.com/2020/06/11/maintenant-apres-le-coup-du-covid-qui-a-permis-dhumilier-et-de-maltraiter-de-terroriser-et-de-dresser-des-milliards-de-gens-on-nous-fait-le-coup-de-la-guerre-raciale-en-excitant-comme-des-pit/

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