« Les États-Unis
doivent admettre, une nouvelle fois et de manière définitive, que la
constellation de puissances en Europe et en Asie est une perpétuelle source de
préoccupation , que ce soit en temps de guerre ou de paix. »
En ces quelques
lignes, écrites en 1943, Nicholas Spykman établit ce qui sera la politique de
l'empire américain pour les décennies à venir. Pour le cynique et génial
professeur de Yale, l'un des pères fondateurs de la pensée stratégique
états-unienne, Washington doit donc diviser/contrôler ce Rimland
indiscipliné, interface entre le Heartland et l'océan mondial
anglo-saxon, foyer des principaux centres de richesse et de population de la
planète, et duquel étaient sorties plusieurs tentatives hégémoniques :
Napoléon, l'Allemagne wilhelminienne et l'Allemagne nazie.
Est-ce un hasard
si, aujourd'hui, la quasi totalité des 800 bases américaines dans le monde se
trouvent dans le Rimland (en rose sur la carte) ou les mers riveraines
(en rouge) ? Évidemment non. Intitulé de manière amusante La géographie
de la paix, le petit livre de Spykman est en effet devenu le
vade-mecum de tout stratège impérial digne de ce nom, comme le rappelle un
excellent article paru récemment dans le contexte de l'affrontement
grandissant entre les États-Unis et la Chine.
Car, au
contraire de Mackinder qui n'avait d'yeux que pour le Heartland
russe, la théorie spykmanienne est bien plus souple. Si elle reconnaît
l'importance du pivot du monde en tant que point nodal des différentes
composantes eurasiatiques, elle s'attache tout autant sinon plus à ce qui se
passe dans le Rimland, là où se joue vraiment le destin du monde. Et,
chose remarquable, le
bonhomme prévoit déjà l'émergence chinoise et la manière de la contrer.
Pour lui, les
deux guerres mondiales ont irrémédiablement affaibli le Rimland
européen, d'où plus aucune "menace" ne peut surgir : c'est désormais
plus à l'Est que les choses se joueront. Il faut absolument établir un cordon
de bases encerclant la Chine, ce qui sera fait très vite avec l'occupation du
Japon, puis le soutien à Taïwan et à la Corée du Sud. Les naïfs qui
croient encore que le régime nord-coréen n'est pas l'andouille utile de Washington
devraient relire Spykman... ou nos
billets :
Ceux qui voyaient
dans la dynastie des Kim des résistants à l'empire se mettaient le doigt dans
l'œil. Les multiples provocations nucléaires de Pyongyang ont toujours été du
pain béni pour les Américains. La pire chose qui puisse leur arriver serait la
chute du régime et la disparition de la menace nord-coréenne, ce qui remettrait
en question la présence militaire US au Japon et en Corée du Sud. A l'inverse,
ce serait une bénédiction pour la Chine et la Russie car cela ôterait le
prétexte dont use et abuse le système impérial afin de conserver ses bases dans
la région. Kim III ou l'idiot utile de l'empire,
nous l'avons expliqué à plusieurs reprises (ici, ici ou ici).
Mais pour
Spykman, le containment maritime de la Chine ne suffit pas, il
convient également de retourner contre elle les autres parties du Rimland,
notamment la plus importante d'entre elles : la future Inde indépendante (il écrit en 1943, à
un moment où celle-ci est encore colonie britannique). Il prévoit le choc entre
ces deux poids lourds asiatiques, sans doute moins l'entrée de l'Inde dans l'Organisation de Coopération de
Shanghai qui représente, à terme, une catastrophe géopolitique majeure pour
Washington, même s'il faudra au préalable que Pékin et New Delhi mettent de
côté, une bonne fois pour toutes, leurs frictions.
Avec une hauteur
de vue peu commune pour l'époque, Spykman préconise même d'utiliser le Heartland
russe pour contrebalancer la Chine ! C'est ni plus ni moins la position que
tient aujourd'hui le courant néo-kissingérien, comme nous l'expliquions l'année dernière à l'occasion du
limogeage de John Bolton :
Curieusement, et contrairement à la grande
majorité du Deep State US, Bolton n'a en effet jamais présenté Moscou comme
l'ennemi absolu à abattre. Ceci ne devrait nous étonner qu'à moitié, tant il
est vrai que l'Etat profond, constitué de courants variés, n'est pas un tout
homogène. Si sa stratégie fondamentale - diviser l'Eurasie - est forgée dans le
bronze, les moyens pour y arriver font l'objet de débats et de divisions
parfois importantes.
A ceux (establishment de la CIA, hauts pontes
Démocrates) qui considèrent l'ours comme la Némésis suprême s'oppose la branche
"kissingérienne", souhaitant au contraire jouer la Russie contre la
Chine. Cette ritournelle est dans l'air depuis quelques années, autour de
revues influentes (The National Interest), depuis que la folie des grandeurs impériale de la fin des années 90
puis les gaffes bushesques et obamesques ont fortement
rapproché Moscou et Pékin.
Cette stratégie consistant à diviser les deux
poids lourds continentaux est un grand classique de la thalassocratie
anglo-saxonne. En 1900, âge d'or de l'Angleterre victorienne, Joseph
Chamberlain (père de Neville, signataire des fameux accords de Munich en 1938),
résumait parfaitement l'objectif fondamental de l'empire maritime : "Il
est de notre intérêt que l'Allemagne s'oppose aux Russes. Notre principale
crainte est de les voir s'allier. Nous devrions faire tout notre possible pour
accentuer la cassure entre l'Allemagne et la Russie, ainsi qu'entre la Russie
et le Japon". Londres tentait tour à tour, selon ses gouvernements, de
s'allier avec l'Allemagne contre la Russie ou avec la Russie contre
l'Allemagne, l'essentiel étant que ces deux-là demeurent dans des camps
opposés.
Après la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis
reprennent le flambeau laissé par un Royaume-Uni déclinant, l'Eurasie remplace
l'Europe et le Grand jeu passe à l'échelle-monde. Les fondamentaux, eux, ne
changent guère. Dans les années 70, Kissinger (déjà) est l'artisan de la visite
de Nixon en Chine populaire pour profiter de la rupture sino-soviétique et
soutenir Mao contre l'URSS. Si le vénérable vieillard a aujourd'hui changé son
fusil d'épaule et préfère jouer la carte russe, le scénario reste le même :
séparer les deux géants eurasiatiques.
Ainsi va la pieuvre à tentacules multiples qu'est
le Deep State US, uni par un même but stratégique fondamental mais divisé quant
aux moyens pour y parvenir. La situation est encore compliquée par des
électrons du type Soros, qui veulent s'attaquer aussi bien à la Russie qu'à la
Chine tout en défendant les intérêts de sa caste oligarchique en promouvant l'afflux de réfugiés, point sur lequel Bolton
et son Gatestone Institute ont toujours été, par contre, en désaccord total.
Sur ce point,
Spykman est rétrospectivement très loin du compte. L'obsession du Heartland
et la russophobie primaire qui en découle imprègnent tellement les classes
dirigeantes américaines que le néo-kissingérisme reste très minoritaire et tout
rapprochement avec Moscou est impossible.
Quant au couple sino-russe, qui
n'attend plus rien de Washington depuis longtemps, il n'a jamais été si
soudé...
Source :
Chroniques
du Grand Jeu
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