Le COVID-19 n’a rien à voir avec une pandémie. En
effet, on sait combien les pandémies ont pu, par le passé, ébranler les
structures des sociétés en tuant des millions de personnes, avec des
pourcentages allant jusqu’à 50% des habitants. Ces pourcentages n’ont rien à
voir avec les dixièmes de pourcent de morts associées au Covid-19. Parmi les
plus dévastatrices d’entre elles, on compte la peste noire qui a ravagé le
monde entier au cours du XIVe siècle et à laquelle la région du Moyen-Orient
Afrique du Nord n’échappa pas. Des écrivains arabes ayant vécu cette calamité racontent.
Le Triomphe de la Mort, Brueghel |
Les pays du Mont Blanc ravagés par la peste |
Elle
a tué de 30 à 50 % des Européens en cinq ans (1347-1352) faisant environ
25 millions de victimes.
Ses conséquences sur la civilisation européenne sont sévères et longues,
d'autant que cette première vague est considérée comme le début explosif et
dévastateur de la deuxième pandémie de peste qui dura, de façon plus
sporadique, jusqu'au début du XIXe siècle.
Dès 1348, la peste s’empare de tout le sultanat
mamelouk – qui s’étendait sur l’Égypte, le Levant et le Hedjaz– et au-delà.
Elle se propage, lentement mais sûrement, en Égypte avant de ravager la
Palestine, puis le Liban et la Syrie. Elle poursuit ensuite son périple macabre
en Irak. Elle se diffuse à Djeddah et à La Mecque par le biais de pèlerins
égyptiens, pénètre le Yémen dès 1351. Elle se répand dans toute l’Afrique du
Nord. Au gré de sa progression, la pandémie décime la région, bien que le
manque de données concordantes rende le bilan humain difficile à évaluer. Au
Caire, selon certaines estimations, la population chute de manière vertigineuse
passant de 500.000 personnes à la veille du fléau à près de 300.000 quelques
années plus tard (40% de morts).
Les témoins de l’époque sont nombreux. Riches en
hyperboles, leurs observations révèlent l’ampleur de la dévastation causée par
la maladie ainsi que la stupeur et l’effroi qui ont saisi leurs contemporains.
« La peste détruisit tout ce qui relevait du genre humain au Caire. (…)
Elle anéantit tout mouvement à Alexandrie. Elle s’abattit sur les belles
manufactures de tapis et en exécuta les travailleurs selon les décrets du
destin », écrit ainsi à Alep l’historien Ibn al-Wardi, dans une
lettre, peu de temps avant d’être lui-même emporté, en mars 1349, par cette
plaie qui ne connaît pas de frontières. « Le
niveau de civilisation décrut en même temps que le nombre d’habitants [...] Les
dynasties et les tribus se sont affaiblies. La face du monde habité en fut
changée », soulignera l’illustre historien tunisien Ibn
Khaldoun (1332-1406), dans son introduction à l’histoire universelle.
« C’était comme si la voix de
l’existence dans le monde avait appelé à l’oubli et à la restriction, et que le
monde avait répondu à son appel. » [1]
Le voyageur maghrébin Ibn Battuta en est le
témoin au cours de ses pérégrinations dans la région. En escale à Damas en
1348, alors que la maladie commence à se propager, il décrit de ferventes
manifestations de piété. « Tous les habitants de la ville, hommes,
femmes, petits et grands prirent part à cette procession. Les juifs sortirent
avec leur Torah et les chrétiens avec leur Évangile, et ils étaient suivis de
leurs femmes et de leurs enfants. Tous pleuraient, suppliaient et cherchaient
un recours auprès de Dieu, au moyen de ses livres et de ses prophètes »,
écrit-il.
Anéantissement
Anéantissement
En réalité, beaucoup d’hommes ont cédé à leur instinct
de survie face à ce « souffle empoisonné » qui « frappait de
mort à l’instant même hommes et bêtes », selon les termes de l’historien
égyptien Ahmad al-Maqrizi. On fuit de la ville vers la campagne, de la
campagne vers la ville. Des régions entières sont dépeuplées sans qu’aucune politique
de repeuplement ne soit mise en œuvre.
L’administration mamelouke manque de moyens pour
assurer le transport et l’enterrement des cadavres. « On transportait
les morts, la plupart du temps, sur de simples planches, sur des échelles, sur
des battants de portes ; on creusait des fosses dans lesquelles on jetait
trente, quarante cadavres ou même davantage », écrit Ibn
Taghribirdi au sujet du Caire. Dans des zones moins centrales, la situation
était encore plus dramatique. « À Bilbeis (Égypte), les mosquées, les
hôtelleries, les boutiques étaient pleines de cadavres sans qu’on pût trouver
quelqu’un pour les enterrer. »
La peste noire et ses résurgences auront ainsi raison de tout.
À commencer par la démographie. Elles augurent à cet
égard un déclin qui s’arrête à la deuxième moitié du XVe siècle en Europe alors
qu’il faut attendre le XIXe siècle pour que le Maghreb et le Levant retrouvent
leurs niveaux de population d’antan. L’économie est saccagée. On revend à bas
prix les biens des morts au point que l’artisanat s’éteint. Faute de pêcheurs,
plus de pêche ; faute de paysans, plus de récolte. La peste a d’immenses
répercussions sur le monde rural qui compose la majeure partie de la société.
La mort des animaux de ferme et la dépopulation rurale vident les campagnes
d’une main-d’œuvre essentielle à la récolte et au maintien des canaux
d’irrigation. La crue du Nil devint difficile à contrôler, or c’est d’elle dont
dépend l’arrosage des terres cultivables, qui deviennent, par la force, des
terrains infertiles. Le coût de la vie augmente dans le sillage de l’inflation
et de la dévaluation des pièces de cuivre comparées aux pièces d’or.
Cette pandémie affaiblit encore plus
ce qui restait de l'Empire byzantin, déjà moribond depuis la fin du XIe siècle,
et qui tombe face aux Ottomans en 1453.
La peste affaiblit considérablement l’armée mamelouke.
Selon le démographe français Jean-Noël Biraben, près d’un quart des effectifs
dans la citadelle du Caire lui succombent, sans que l’armée ne puisse aux cours
des décennies suivantes renflouer ses rangs au niveau d’autrefois. Au point que
les Ottomans pourront s’emparer, sans coup férir, d’un sultanat mamelouk
déclinant en 1516-1517. De quoi confirmer, plus d’un siècle après, les
observations et intuitions d’Ibn Khaldoun sur l’impact de la peste :
« Elle a dépassé les dynasties au moment
de leur sénilité, quand elles avaient atteint la limite de leur durée. Cela a
diminué leur pouvoir et réduit leur influence. Cela a affaibli leur autorité.
Leur situation approchait du point de l’anéantissement et de la dissolution. »
Hannibal GENSÉRIC
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